A l'extrême limite



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XI


Tout était bleu dehors, et les horizons des champs s’allumaient, sous le ciel doucement éclairci. Des étoiles s’y fondaient en larmes transparentes, prêtes à disparaître, semblait-il, dans l’azur triomphant, dès que monterait à la limite de la terre le disque d’or du soleil.

La troïka d’Arbousow, laissant loin derrière elle les autres attelages, allait toujours, à bride abattue, par la campagne humide de rosée.

Une nuit sans sommeil avait rendu les visages de Djanéyev, du docteur Arnoldi et d’Arbousow pâles et grisâtres. L’animation de l’ivresse était passée et tous désiraient dormir. Personne ne comprenait pourquoi au lieu d’être couchés dans des lits chauds et propres, ils volaient vers une distillerie quelconque dans la campagne ; ils souffraient de la fatigue et du froid pénétrant de l’aube qui contractait leurs visages en rides fines, et faisait se ratatiner désagréablement les corps.

En avant, à droite, à gauche, partout, les champs s’étendaient en un cercle gigantesque qui fuyait toujours. Les blés abattus par l’humidité se redressaient, immobiles ; comme s’ils dormaient un léger sommeil matinal, tout blancs des gouttes de rosée. Au loin, on voyait quelque part la ligne bleue et infinie des bois. Et plus loin encore, agitant leurs ailes mouillées, des corbeaux planaient étrangement vivants devant le sommeil de la terre.

— Eh bien quoi ? est-ce pour bientôt ? s’irrita Djanéyev, dont les yeux alanguis étaient graves sous la bordure du chapeau de feutre.

— Tout de suite. Nous n’avons plus qu’à traverser le bois, là-bas... ici le rivage est abrupt... il n’y a plus que trois verstes à franchir, répondit le cocher, tournant vers lui son visage fatigué, mais singulièrement indifférent.

— Le diable sait pourquoi nous sommes partis ! observa Djanéyev avec dégoût.

Et il pensa qu’Arbousow avait peut-être imaginé ce voyage dans le but de le tourmenter.

Le docteur Arnoldi, les mains croisées sur le pommeau de sa canne, restait silencieux. Sans les secousses de l’attelage qui faisaient branler sa tête on eût pu le croire pétrifié. Arbousow se taisait aussi, regardant les champs de ses yeux ardents et fixes.

Mais lorsque se répandirent dans l’atmosphère les nuances roses du matin et qu’une brume blanchit les champs, et que le bois, noir jusqu’alors, parut teinté de bleu transparent ; lorsqu’une étoile d’or brilla, tout là-bas, dans le lointain, sur la coupole d’une église, Arbousow sourit et cria d’une voix turbulente :

— Pourquoi diable vous êtes-vous attristés... Galope ventre à terre, Paul... au galop, les bêtes... Ogo-go-o !

Il se tourna vers Djanéyev les yeux allumés et cria :

— Eh, toi qui es peintre ! regarde : tout cela est à moi !... tout ce que ton regard peut embrasser... les bois, les champs, la steppe... tout est à moi !... Notre terre... la terre d’Arbousow...

— Et alors ? fit Djanéyev dédaigneusement, sentant qu’Arbousow lui cherchait noise.

— Oui, frère... peins, cherche... on t’élèvera un monument... mais la terre est à moi... celle où se dressent les monuments ! — continuait Arbousow taquin. — Tout est à moi...

Il conclut inopinément :

— Il ne me manque que le bonheur...

Et soudain, revenant à lui, il cria d’une voix furieuse :

— Paul, hé ! attends... Ne vois-tu pas, imbécile, qu’ils sont restés en arrière... attendons-les.

La troïka s’arrêta. Les grelots mécontents firent un vacarme d’enfer qui ne s’éteignit que très lentement. Des spirales de vapeur montaient des chevaux suants, déjà rougies par l’aurore.

Les deux autres voitures approchaient : on entendait des cris, et quelqu’un agitait sa casquette. La silhouette était rouge des premiers rayons du soleil. Les attelages s’accrochèrent et s’arrêtèrent. On parla haut, en riant, tous à la fois. La gaieté revenait chassant la fatigue. Le matin imprégnait les âmes de téméraire jeunesse. Seul le prêtre roux, tout à fait fatigué et les boucles mouillées, se plaignait :

— C’était sot de partir... et ma femme qui va s’inquiéter... Dieu sait ce que vous avez inventé... ce n’est même pas spirituel !

— Quoi ? interrogea Arbousow, se tournant vers lui...

— Je dis en vain que je suis parti à tort et que ma femme s’inquiétera.

— Ah... ta femme ! brailla, rageur, Arbousow, dont les yeux s’injectaient de sang. Pourquoi diable s’en mêlerait-elle, ta femme ? Allons, vas-y donc chez ta femme... va-t’en, sors !

Le père roux fut à la fois offensé et effrayé.

— Mais quoi donc ?... je... je dis seulement que...

— Ah, tu dis que... répétait malicieusement Arbousow n’écoutant personne. Eh bien va donc... va-t’en ! Paul, prend-le par les deux épaules...

— Permettez, on ne procède pas ainsi avec un confesseur...

Arbousow hurla en brandissant sa nagaïka :

— Je te dis !...

Le prêtre pâlit ; et humblement, paisiblement, regardant tous les yeux fixés sur lui avec une supplication piteuse descendit de la voiture et s’arrêta au bord de la route.

— Paul... en avant ! cria Arbousow.

— Eh, fit Djanéyev mécontent, qu’est-ce que tu fais ?

— Extravagance de marchand ! murmura Tchige dédaigneusement.

Arbousow, sombre, regardait Djanéyev, attendant.

— Celui qui ne veut pas, dit-il... et une menace indistincte gronda dans ses paroles.

Tous s’étaient tus. Le docteur Arnoldi regardait les deux hommes alternativement. Naoumow avait haussé les épaules et conservé une mine indifférente. Les autres semblaient ne s’apercevoir de rien.

Les chevaux se mirent en marche. Immobile comme un poteau, le père roux resta au bord de la route, regardant s’éloigner les attelages illuminés maintenant par le soleil levant.

Puis le pope décontenancé prit le parti de les suivre. Au bout de quelques pas, il s’arrêta, retira son chapeau et se passa la main dans les cheveux, comme il le faisait ordinairement avant le sermon. Plusieurs fois il hésita, avançant et reculant successivement. Il finit par s’en retourner à petits pas réguliers, en retroussant sa soutane d’un geste ridicule, et en haussant les épaules.

— Quel scandale ! soupirait-il absolument navré. Ma femme disait bien : ne t’en mêle pas... Voilà, c’est arrivé comme elle prévoyait... Quelle honte !

Ce n’est qu’après que le soleil fut tout à fait levé qu’il entra dans un village qu’il n’avait même pas aperçu la nuit. Il était terriblement las. Ses bottes mouillées, couvertes de poussière grise étaient boueuses. Sa soutane, quoiqu’il la remontât maladroitement, était mouillée jusqu’aux genoux. Son visage blême, à la barbe pendante en désordre, avait une expression de confusion et de dépit. Une femme, qui prenait de l’eau à un puits s’arrêta pour le regarder.

— On voit qu’il pèlerine vers les saints lieux ! pensa-t-elle avec vénération.

Plus loin un petit groupe de paysans se découvrit pour le laisser passer.

Vers midi seulement il rentra chez lui, dans une voiture de paysan rencontrée par bonheur. Il se mit au lit aussitôt, malade de fatigue et d’amour-propre blessé.

Ce soir-là, la ville entière ne causa que des nouvelles extravagances, scandaleuses, d’Arbousow.




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