A l'extrême limite



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XVII


Tréniev rentra irrité et poussiéreux. Il sauta à bas de cheval, près de sa porte, et remit sa monture à un soldat. Il traversa la cour d’un pas inhabile de cavalier, aux jambes déformées. Dans l’antichambre, l’ordonnance, en le débarrassant de son sabre, annonça :

— Ainsi, votre noblesse, on vous attend...

— Oui ?

— Leurs noblesses l’aide de camp Argoustov et le lieutenant Totzky.



Tréniev se renfrogna. Comme tous au régiment il détestait l’aide de camp Argoustov, son joli visage impertinent et son menton proéminent de présomptueux.

L’adjudant, le lieutenant et la femme de Tréniev se trouvaient dans le salon. De la chambre voisine où il se lavait, Tréniev entendit le rire fade et coquet de sa femme, et la voix froide, courtoise jusqu’à en être outrageante de l’aide de camp.

— Voilà... Nous vous attendons... dit l’aide de camp, se levant pour aller à sa rencontre.

— Tu es en retard aujourd’hui, remarqua sa femme en souriant.

— Vous venez pour une affaire, ou tout simplement ainsi ? demanda Tréniev en découvrant ses dents, dans un sourire forcé.

Il évitait de répondre à sa femme car ils s’étaient disputés le matin, Tréniev savait qu’elle n’était aimable que devant des étrangers, mais qu’après leur départ la dispute du matin continuerait.

— Pour une affaire... rien qu’une seconde, répondit l’aide de camp en s’inclinant.

D’un geste silencieux Tréniev les invita dans son cabinet.

Dès que la porte se fut refermée sur eux, le lieutenant Totzky s’assit près de la table et frisa sa moustache d’un air extrêmement important, qui ne ressemblait en rien à la physionomie emphatique que son visage rougeaud avait ordinairement. Tréniev s’assit aussi. L’aide de camp marcha d’un coin à l’autre.

— Voyez-vous Stephan Trophimovitch, commença-t-il du ton égal et froid dont il lisait les ordres du jour du régiment, vous connaissez l’histoire du cercle, avec cet Arbousow.

— J’y étais, remarqua vaguement Tréniev frisant sa moustache d’un air sombre.

— Ainsi, le lendemain je devais partir pour l’affaire que vous savez, mais vous comprenez évidemment qu’on ne peut pas laisser cela ainsi ; et naturellement si le duel est jugé nécessaire vous ne refuserez pas d’être mon témoin.

Tréniev se taisait. Il regardait avec haine les bottes laquées de l’adjudant, qui marchait régulièrement sur le tapis ; et il pensait qu’Arbousow n’aurait pas eu tort de casser cette figure hautaine d’un coup de sa nagaïka.

— Le lieutenant accepte de me rendre ce service de camarade, continuait l’aide de camp. Vous me ferez l’honneur de porter mon cartel à Arbousow.

Tréniev s’inclina en silence.

— Mon désir est que le duel soit parfaitement sérieux. Vous ferez votre possible dans ce sens.

Tréniev approuva d’un hochement de tête.

— Mon avis est, dit inopinément Totzky, qu’en général, s’il faut se battre c’est sérieusement... Autrement ce sont des gamineries.

Le sang monta à sa face ; il continuait à friser sa moustache, blonde comme une gelée sur quelque chose de rouge.

L’aide de camp écoutait froid et courtois.

— Mon opinion est exactement la même.

Le lieutenant devint écarlate et ses petits yeux roulèrent menaçants.

— Imbéciles ! pensa Tréniev, après lui avoir jeté un regard morne.

L’aide de camp s’arrêta devant Tréniev et se balançant sur ses jambes fortes, bien montées :

— Vous savez, Stephan Trophimovitch, que je vous considère avec une très grande déférence. Aussi me serait-il agréable de connaître votre opinion : Ai-je raison d’exiger satisfaction ?

Tréniev le regarda rapidement et baissa les yeux.

Il eût voulu répondre que l’aide de camp était un lâche et un misérable, et n’avait aucun droit d’exiger quoi que ce soit. Il se souvint de toutes les histoires de violences et de saletés où Arbousow avait été mêlé. Mais de cela Tréniev ne dit mot, comme d’ailleurs il ne faisait rien de ce qu’il voulait ; il gardait un service détesté, vivait avec une femme qui l’ennuyait, n’empêchait pas ses amis de frapper les soldats, ne disait pas ce qu’il pensait des gens. Toute sa vie il avait souffert de manquer de volonté violente et juste ; et cette fois-ci encore, avec une conscience pénible de son hypocrisie, il répondit :

— Oui... évidemment... que dire !

L’aide de camp marcha un peu dans la pièce, achevant sa cigarette. Tréniev accompagna ses hôtes dans l’antichambre, tourmenté du désir de les voir s’en aller. Pourtant il fit traîner la conversation afin qu’ils restassent quelques instants de plus. Il avait peur de se retrouver seul avec sa femme.

— Un soldat s’est tué chez moi aujourd’hui, dit-il.

— Oui ? demanda froidement l’adjudant en ouvrant la porte.

— Nous nous verrons au cercle, ce soir ? fit Tréniev avec angoisse.

— Très probablement, répondit l’aide de camp avant de fermer la porte.

Tréniev revint dans le cabinet. Il avait envie le se cacher quelque part, ne se sentant pas capable de supporter un mot de sa femme, tant leur querelle, provoquée par des futilités déjà oubliées, lui paraissait stupide. Une angoisse l’étreignit lorsqu’il entendit, derrière la porte, ses pas mous, son visage se contracta d’une telle douleur haineuse qu’il sembla défiguré.

— Stepa... dit la femme apparaissant dans l’encadrement de la porte.

Sa voix était celle d’une coupable, caressante et presque plaintive. Sans doute elle s’était lavée depuis peu d’instants car on voyait sous ses yeux fatigués et un peu enflés, des traces de larmes. Pendant les quelques heures écoulées depuis leur querelle elle avait eu le temps de se calmer et de comprendre l’absurdité de leur dispute. Elle oublia les grossièretés, les paroles méchantes et injustes qu’il lui avait adressées et ne se souvenait plus de l’avoir offensé. Elle désirait passionnément la réconciliation et regardait son mari avec des yeux suppliants.

Tréniev comprit l’expression de ces yeux, mais, précisément parce qu’elle se reconnaissait coupable, il oublia immédiatement que lui-même était prêt à lui demander pardon, et à la plaindre. Il pensa qu’il fallait enfin lui montrer combien elle était injuste et irraisonnable envers lui.

— Quoi ? demanda-t-il, très froid.

La femme entra, avec des bras roses potelés. Elle s’était coiffée, et poudrée, comptant plus sur son charme que sur ses paroles. Et ce désir touchant de racheter sa faute par sa beauté au lieu d’attendrir, donna à Tréniev la force d’être froid et cruel.

— A-ha-a... c’est ainsi maintenant, pensa-t-il triomphant.

— Tu es fâché ? demandait la femme posant ses deux mains sur ses épaules et le regardant de ses yeux humides.

À cet attouchement familier des mains nues et devant la proximité de ces yeux foncés, aimés quand même, Tréniev s’attendrit instantanément. Mais il voulut, au moins une fois, faire preuve de caractère et la punir. Il dit, mordant :

— Et qu’en penses-tu ? en ai-je le droit ?

Une colère passa dans ses yeux. Mais avant qu’il ait eu le temps de s’effrayer et de regretter ces paroles qui appelaient une nouvelle querelle, elle se retint et l’embrassa avec insistance, comme pour le forcer à se taire.

— Allons, assez, assez, dit-elle, et dans la caresse affectée de sa voix, l’irritation et la souffrance perçaient.

Tréniev s’effraya.

— Oui, assez, dit-il.

Ses lèvres molles, trop familières, lui fermèrent la bouche.

Tréniev sourit. C’était, sur ses lèvres, un sourire oblique de tendresse, d’ennui et de méfiance. Il n’ignorait pas que cette réconciliation serait de courte durée, et au fond il était las de ces paix éphémères.

— D’abord elle torture... ensuite elle embrasse... baisers de Judas !

Elle le regardait d’en bas, dans les yeux ; puis elle regarda la fossette bleue de son poignet, et de nouveau ses yeux revinrent à ses prunelles et à sa bouche.

— Que veux-tu ? demanda Tréniev inquiet.

— Eh bien, embrasse-moi donc, vilain ! traîna-t-elle capricieusement.

Tréniev effleura des lèvres sa peau fraîche.

— Encore ! murmura-t-elle à son oreille, de ce murmure agité et coquet qui lui était autrefois une musique. À présent ce n’était plus qu’un banal murmure. Il se pencha et l’embrassa encore.

Et il eut encore cette sensation désagréable qui le privait de volonté, le condamnant à traîner cette existence de forçat : la voluptueuse fraîcheur de cette chair féminine et son odeur familière l’excitèrent. D’une excitation sans chaleur, habituelle. Il serra involontairement ce bras nu et l’embrassa, les yeux fermés, éprouvant à la fois, de la tendresse, du désir et de l’ennui.

— Encore ! songea-t-il.

Et comme toujours il se représenta que des dizaines d’années encore, il embrasserait cette même main, s’excitant au désir habituel où tout jusqu’au dernier geste, jusqu’au dernier détail était mille fois vécu et connu. Confuses, ainsi que réfugiées dans un inaccessible lointain, passèrent devant ses yeux les images pâles d’autres femmes, jeunes et mystérieuses. Une anxiété aiguë serra son cœur.

— Tu es fatigué, mon pauvre chéri ! disait sa femme serrant contre lui son corps tendre. — Asseyons-nous !

Elle l’entraînait vers le divan, le dévisageant de ses yeux passionnés quémandeurs de caresses.

Tréniev connaissait toutes ces paroles et ces gestes. Et dans la vision affreusement nette de ce qui se passerait il y avait une angoisse. Il fut presque confus de lui céder.

— Pourquoi es-tu si triste ? — Tu t’ennuies avec moi ? demandait-elle.

— À cause de quoi j’ai tout simplement mal à la tête, répondit Tréniev sans sincérité, les yeux clignotants.

— Mon pauvre petit ! tu as fort mal ?

Elle posa sa main potelée sur son front, en serrant sa poitrine contre la sienne.

Ce corps féminin toujours accessible, ardent et timide, tendait vers son corps, avec des regards d’amour et de passion. Il embrassa d’abord la main, puis les épaules, puis la poitrine.

— Quand même je n’aime qu’elle ! pensa-t-il. Des larmes de tendresse perlèrent à ses yeux.

Pourquoi se disputent-ils, pourquoi se font-ils mal puisqu’ils s’aiment ! S’il avait seulement un peu de liberté, si ce n’était cette maudite jalousie lui liant les pieds et les mains, lui coupant toute possibilité de sentir à nouveau ! Ensuite, il reviendrait près d’elle...

Et, tâchant d’évoquer en lui la passion de jadis, tâchant d’oublier qu’il y avait d’autres femmes, il déboutonna le col de son peignoir et couvrit de baisers le corps mou et frais où son visage plongeait comme dans une vague tendre. Elle répondait à sa caresse, offrant sa poitrine, se serrant contre lui, se donnant. Un instant, en effet, l’ancienne passion sembla n’être pas morte, — et toutes les querelles, tous les malentendus parurent faciles à oublier. Tréniev renversa doucement sa femme sur le divan, découvrant d’un geste habituel les jambes potelées couvertes de bas noirs, dont chaque veine bleue lui était familière.

Puis il se leva, sentant que le désir satisfait s’éteignait aussitôt et que la vie redevenait maussade. Ennuyé, quelque peu dégoûté même, il tâcha de ne pas la regarder, tandis qu’essoufflée, rouge, elle arrangeait ses cheveux et sa jupe.

— Comme aujourd’hui tu es... enflammé ! murmura-t-elle, l’attirant pour lui donner un baiser reconnaissant.

Mais Tréniev avait envie d’allumer une cigarette et de partir quelque part. L’angoisse qui tout à l’heure l’avait étreint revenait.

—Toujours la même chose... C’est toujours pareil... et ainsi pour toujours... — pensait-il.

Et tout haut, ne se contenant plus :

— Laissez, dit-il, j’ai trop mal à la tête... Je vais faire un tour dans le jardin.

Le visage de la femme s’assombrit. Une ride de jalousie violente pinça ses lèvres. Son âme n’avait plus de secrets pour elle. Elle comprenait chacun de ses sentiments, même le plus passager, avant qu’il s’en rendît compte lui-même. Chaque fois que leur sensualité satisfaite se calmait, ils avaient des scènes terribles.

— Tu peux aller où tu veux, dit-elle rudement, en se levant sous l’outrage.

Tréniev eut peur.

— Ah bon, voilà ! Pourquoi te fâches-tu encore ? dit-il timidement, disposé à accepter n’importe quelle humiliation pour éviter une querelle, et essayant de rendre son expression étonnée et naïve. Mais je t’assure que j’ai mal à la tête.

— Mais oui, naturellement... je ne te demande pas où tu l’as pris... va te promener.

Une haine contenue résonnait dans sa voix. Et parce que, tranquille, elle avait dit « va », d’accord en apparence avec lui et niant être fâchée, Tréniev sentit son cœur tomber.

Les scènes les plus effrayantes commençaient toujours avec cette voix faussement calme, et cette sombre expression de haine impitoyable au fond des yeux. Il conçut ce qui allait arriver, comme presque tous les jours, depuis plusieurs années déjà cela arrivait : les larmes, le silence, les cris, la crise de nerfs, les supplications devant une porte fermée qu’on n’a pas la force de quitter, puis un accès de colère, la porte enfoncée, une courte bataille... et la réconciliation... et de nouveau, interminablement, la même chose. Pour l’éviter il était prêt à faire n’importe quoi. Son âme lassée demandait une trêve.

— Mais écoute donc ! c’est bête à la fin du compte ! Allons, encore !... des larmes !... pourquoi pleures-tu ? Je n’ai rien dit de blessant, ce me semble... Je n’y comprends rien... le diable sait ce que c’est, enfin ! s’écria-t-il.

Sa femme sortit de la chambre sans répondre.

— Écoute, Katia !

Tréniev la suivit, se reprochant amèrement de ne pas avoir caché ses sentiments ; il eût voulu briser ses mains, arracher ses cheveux ou la battre de toutes ses forces. Et ce désir surtout était insurmontable et insupportable ! Que de fois il s’était emporté ainsi ! et quelle pitié d’elle, et quel mépris de lui-même il en ressentait...

— Seigneur, quand y aura-t-il donc une fin à cela ! cria-t-il, ne sachant trop ce qu’il disait et craignant de proférer chaque mot.

Un visage froid et colère d’étrangère en larmes se tourna vers lui :

— Ne t’inquiète pas, c’est pour bientôt ! répondit-elle avec une haine terrible.

Dans la poitrine de Tréniev quelque chose se rompit. Il ne supportait pas cette menace qu’il craignait sans y croire. Sentant que dans une minute il frapperait sa femme, Tréniev se retourna, se prit aux cheveux et courut hors de la chambre.

Il faisait chaud et clair dans le jardin. Des prunes bleuissaient sur les arbres et se balançaient langoureusement, et l’herbe haute bourdonnait d’une vie calme. Un petit scarabée trapu en uniforme de chambellan faisait lourdement pencher un brin d’herbe, dont il tombait à chaque instant. Alors, il s’immobilisait un instant, étourdi d’un résultat aussi inattendu ; puis remuant avec circonspection, s’étant ausculté, il remontait sur la longue feuille verte, patient et obstiné. Tréniev, assis sur un banc, regardait le petit scarabée et de noires pensées, déchiquetées comme des voiles de fumée, s’agitaient dans son cerveau.

Combien de fois il s’était promis d’être dur et ferme jusqu’au bout. Une vie nouvelle, de liberté, se dessinait devant lui, confuse mais joyeuse. Il rêvait des jeunes femmes, blondes et brunes, dont il approcherait comme une abeille s’approche des fleurs, pour y boire de la jouissance et partir ensuite, libre ainsi que le vent dans la prairie...

Le monde est infiniment vaste, et les joies y sont une mer azurée. Tréniev rêvait de la liberté, passionnément, tel un forçat rivé à une chaîne perpétuelle. Pourtant elle était souvent toute proche. Combien de fois, après des scènes effrayantes, pendant lesquelles deux individus s’aimant, tâchaient de s’outrager le plus bassement, de s’inspirer une haine réciproque, de se causer des souffrances insupportables, combien de fois il était devenu évident qu’un mot allait suffire pour rendre la séparation désormais inévitable. Mais ce mot ne fut jamais prononcé. Quand la séparation était devenue presque un fait, et que dans les chambres, parmi les valises en désordre et les tiroirs ouverts, le vide flottait, cet amour cher et maudit se rallumait soudain en flammes brûlantes. Il leur était insupportable de s’imaginer qu’ils étaient déjà des étrangers, que dix années vécues ensemble, dix années de joies et de chagrins communs n’allaient plus être qu’un vain souvenir ; car demain ils seraient loin l’un de l’autre, et n’auraient plus rien de commun... Et alors la pitié déchirait leurs cœurs, et le dernier « adieu » une fois prononcé, les larmes apparaissaient ; et c’étaient de touchants souhaits de bonheur, des prières, des pardons, des baisers, et la réconciliation unissait leurs corps dans un brusque afflux de passion. Les corps s’enlaçaient, avides de prendre et de donner leurs meilleures caresses, et les lèvres, encore humides de larmes, brûlaient. Ensuite, ils se sentaient tendrement amoureux.

— Pourquoi nous disputons-nous ? demandait-elle, serrant contre lui son corps palpitant.




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