A l'extrême limite



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XXXII


Les derniers clairs de lune d’été arrivèrent ; dans leur éclatante lumière, le froid de l’automne se percevait déjà.

La lune, grande, toute blanche, se levait au delà des arbres noirs et luisait entre les branches projetant dans l’obscurité de longues bandes de lumière mystérieuse. Les ténèbres et la clarté se mêlaient en un jeu enchanteur ; et cependant que Djanéyev et Eugénie Samoïlovna marchaient dans l’allée, la figure de la jeune femme était tantôt noyée dans l’ombre et alors on ne pouvait deviner qu’elle riait qu’aux sons de sa voix rusée, et tantôt vivement éclairée par une lumière pâle, froide ; et ses yeux en ces instants brillaient énigmatiquement au-dessous des sourcils noirs fortement dessinés. Il y avait dans ce visage quelque chose d’une nymphe sauvage. Elle attirait, elle excitait, et Djanéyev sentit qu’il la haïssait presque.

Du bout de sa cravache, il fouetta nerveusement son soulier.

Pour la première fois de sa vie, il se sentait impuissant. Cette femme audacieuse jusqu’à la témérité, claire et rusée, le martyrisait comme un gamin, riant tantôt et tantôt se donnant presque ; tour à tour se serrant contre lui et le repoussant. À certains moments il croyait arriver au but ; mais un instant après elle se glissait aisément hors de ses bras avides, avec un rire agaçant ; et elle se mettait sur la défensive, avec son éternel :

— Oï-ra !

Par moments une telle animosité s’emparait de Djanéyev qu’il était prêt à l’outrager grossièrement et à partir.

— Ce jeu peut-il vous faire plaisir ? disait-il d’une voix artificielle, inégale et railleuse, où résonnaient de l’animosité et du désir, mais je ne suis pas amateur de ces jeux-là... Ça ne me va pas et je n’ai plus l’âge qui convient... Je ne suis pas habitué....

— Il faut vous habituer à tout, Serge Nicolaïevitch, répondit aimablement Eugénie Samoïlovna.

Djanéyev la regarda rapidement.

Mais une ombre épaisse lui déroba son visage dont il ne put que deviner le sourire. Il se sentit ridicule et répondit entre ses dents :

— Je n’y vois aucune nécessité !

— Cela vous rendrait moins suffisant.

Il s’efforça d’avoir le même ton railleur.

— Néanmoins ça ne me plaît guère.

Genitchka parut naïvement surprise.

— Pourquoi ? s’écria-t-elle, surgissant brusquement dans le clair de lune, illuminée de la tête aux pieds, grande, svelte, poitrine bombée et taille mince. La lune rendait visible jusqu’au bout de ses chaussures qui trottaient légèrement sur le sable uni de l’allée dont les grains brillaient en menues étincelles d’argent. À moi cela me plaît beaucoup ! Que faire alors ?... Vous êtes habitué à ce que tout se fasse selon votre désir, essayez un peu d’agir selon le mien !... Mais non, son plaisir est là... Et cela vous déplaît énormément... Pauvre petit, j’ai pitié de vous !

À la dérobée Djanéyev examina son éclatante figure blanche, dont le rire contenu faisait trembloter les lèvres.

— Savez-vous, commença-t-elle tout à coup, solennelle et sérieuse comme si elle cessait de plaisanter, vous devenez parfois irrésistiblement ridicule... Ne le remarquez-vous pas ?

Un froid saisit Djanéyev, et la colère fit grimacer ses dents. C’était déjà une franche ironie.

— Vous croyez vous moquer de moi ? remarqua-t-il d’une voix sinistre mais réservée.

— Moi !

Eugénie Samoïlovna avait dit ce mot avec un accent d’étonnement profond, au moment où l’ombre l’enveloppait de nouveau.



— Oserais-je me moquer d’un Don Juan, d’un conquérant de cœurs... moi, faible femme prête à choir dans ses bras... Est-il possible que vous soyez si modeste ? J’avais une meilleure opinion de vous, Serge Nicolaïevitch !

Dans sa voix rusée se liaient, insaisissables, de la raillerie et quelque chose encore que ne disaient pas ses paroles. Elle ne savait pas elle-même ce qu’elle avait. Par moments, quand Djanéyev devenait téméraire, la tête de Genitchka brûlait, prise de vertige. Sous ses pieds la terre fuyait et une lassitude alanguissait son corps. Mais sa voix contre sa volonté résonnait sonore et rusée, disait des paroles surexcitantes, outrageantes même. Par moments la curiosité et le désir s’emparaient d’elle avec tant de violence qu’elle faiblissait, et en ce moment elle désirait éperdument qu’il eût l’audace d’en profiter. Elle sentait qu’elle ne pourrait plus résister longtemps. Mais il suffisait d’un attouchement de Djanéyev pour qu’un étrange orgueil froid, semblable à de la haine, lui rendît des forces.

La lune blanche et froide regardait le jardin obscur. Il y avait quelque part dans le lointain, la ville, les gens, toute la vie. Ici, il n’y avait que deux êtres jeunes et ardents, se désirant, se taquinant et se fuyant en un jeu aussi gai que dangereux. Lui, retenant le désir de la saisir, de la renverser et la posséder par force, exaspéré de sentir, à deux pas de lui, ce corps de femme si proche et si inaccessible dissimulait son énervement et parlait d’une voix méchante et sèche, qui tremblait comme si sa bouche fût desséchée. Elle, les cheveux noirs éparpillés, les yeux voilés de désir, les muscles tendus, luttait obstinément contre lui et contre elle-même, défendant sa belle chair, désirant et ne désirant pas, se moquant de lui avec l’appel hautain de son rire.

Arrivés au bout du jardin, ils s’arrêtèrent. Les arbres y étaient plus rares et plus petits. Les buissons se dressaient blancs de clarté lunaire et de longues ombres noires s’y allongeaient. Le ciel vaste s’étant découvert, la face pâle de la lune couvrait tout de sa puissante lumière, la lointaine coupole de l’église et sa croix scintillaient ; et l’herbe était toute blanche et le ciel étoilé ; et leurs deux figures sombres se détachaient crûment sur le pré.

— Eh bien, il est temps que je rentre, dit Eugénie Samoïlovna. Marie m’attend.

Mais elle ne partait pas.

Djanéyev restait devant elle et regardait sa figure blanche, lumineuse, aux yeux noirs profonds, sous les sourcils bien dessinés. Il pouvait la voir entièrement depuis le chapeau léger, jusqu’au bout des chaussures jointes sur l’herbe basse. Sa taille souple était agitée, comme demandant les étreintes ; la poitrine se courbait, attirante, les lèvres écarlates riaient.

Djanéyev crut être insupportablement ridicule et pitoyable, à cause de son désir non partagé, et qui amusait seulement. Si bien que la certitude qu’il avait habituellement de sa puissance sur la femme l’abandonna. Il ne sentit plus, comme auparavant, son corps souple et robuste et sa figure pâle aux yeux brillants.

— Eh bien, quoi donc ? Au revoir, prononça-t-il d’une voix rauque. Peut-être vous ai-je beaucoup amusée, mais cela est au-dessus de mes forces. Assez ! Cherchez quelqu’un d’autre. Je ne suis pas de ceux qui servent longtemps de distraction aux actrices dans l’ennui.

Eugénie Samoïlovna le regardait énigmatiquement, comme si sa colère lui causait un plaisir extrême. Quelque chose d’étrange et de tendre était dans sa figure mince, toute blanche.

— Adieu ! répéta Djanéyev et il se détourna.

— Où allez-vous donc ? Accompagnez-moi jusqu’à la maison ! Voilà qui est gentil ! dit-elle à voix basse, d’un ton surpris.

Djanéyev répondit avec insolence.

— Vous êtes dans votre jardin, vous trouverez bien le chemin vous-même.

Il avait envie de l’outrager, de l’offenser, de déchaîner cette ardente animosité physique qui faisait trembler tout son corps et claquer ses dents. Il était pâle, mais paraissait calme.

Eugénie Samoïlovna gardait le silence. Djanéyev la salua d’un coup de chapeau et revint sur ses pas.

Elle resta immobile dans l’herbe, baignée de clarté froide, comme enchaînée par elle, ne parlant pas. Elle ne fit aucun geste pour le retenir. Djanéyev entrait déjà dans l’ombre quand elle s’écria enfin, étrangement, sévèrement presque :

— Attendez !

Djanéyev s’arrêta.

Il ne voyait plus l’expression de ses yeux, et le clair de lune la faisait paraître transparente et légère comme une fée des bois, sortie en pleine lumière pour quelque sortilège.

— Venez ici ! dit-elle.

Djanéyev ne bougea pas.

— Vous m’entendez ? venez ici ?... eh bien ? je le veux !... Vous m’entendez ?

Des notes passionnément attirantes résonnaient dans cet appel, fait pourtant à voix basse. Elle-même ne savait pas pourquoi elle l’appelait ; tout se dérobait devant elle dans une atmosphère suffocante et la lune semblait approcher tout près, la brûlant avec sa blanche clarté de sortilège. Ils ne se rendirent pas compte comment ils se trouvèrent l’un près de l’autre, comment les mains de Djanéyev saisirent sa taille et la renversèrent en arrière, comment leurs deux poitrines se serrèrent. Il vit de tout près ses yeux, et ces yeux guettaient chaque mouvement, yeux d’ennemis enlacés pour un combat mortel. Rejetée en arrière, pâle, le regard troublé, elle appuyait ses deux mains sur la poitrine de l’homme et ne disait mot. L’expression de son visage sembla à Djanéyev menaçante, même mauvaise.

— Allons ! fit Djanéyev enroué, faisant un effort pour la jeter sur le sol.

Mais elle s’échappa comme une chatte, et ferme sur ses jambes résistait, obstinée, presque haineuse.

— Je te veux... je veux ! dit Djanéyev dont la voix s’étranglait et qui n’entendait pas ses propres paroles. — Eh bien !

— Et moi je ne veux pas ! articula-t-elle brusquement, dure et méchante. Laissez-moi ! Comment osez-vous ?

Il entendit à peine sa voix car il n’avait déjà conscience de rien, sentant seulement entre ses bras son corps qui pliait et traînait grossièrement sur l’herbe. Un gémissement s’échappa de ses dents serrées. Elle s’échappa.

— Oï-ra ! fit sa voix triomphante.

La femme était déjà debout à deux pas de lui, libre de nouveau, et railleuse ; tandis que lui restait les bras vides, les lèvres prêtes au baiser, brûlant...

Tout se troubla dans la tête de Djanéyev. La rage lui fit lever la cravache au-dessus des gracieuses épaules rondes. Elle saisit ce mouvement et leva la main pour se préserver de l’outrage. Un cri plaintif lui échappa. Emporté par une force invincible, sentant nettement qu’il fallait frapper et qu’elle attendait le coup, Djanéyev abaissa la cravache, et une douleur cuisante cingla les épaules tendres. Des lumières tremblotèrent devant ses yeux.

— Aïe ! cria Genitchka plaintivement, chancelant et saisissant la cravache. Oh, j’ai mal !... Il ne faut pas.

Au même instant, jetant au loin sa lanière, il saisit le corps affaibli qui tombait dans ses bras, le ploya sur l’herbe. Et déjà il la possédait faible et docile comme une esclave. Il la possédait grossièrement, en maître, écartant du genou ses belles jambes dénudées qui ne résistaient plus...

Elle cria encore sous ce contact brûlant, la douleur et la jouissance tournoyaient au-dessus d’elle vertigineusement. Elle l’étreignait des bras et des jambes, s’entortillant presque autour de lui, à moitié nue, impudente et avide.

— Je veux, je veux ! disait-elle entre les dents, les yeux fermés. Et sous les mouvements puissants qui l’écrasaient, la bousculaient, la pétrissaient, elle tomba dans une douce torpeur...

Sur le pré, la lune regardait blanche et ronde, éclairant les belles jambes nues de la femme, et sa figure pâle aux yeux fermés, aux dents serrées.


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