A l'extrême limite



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III


Tchige allait d’un angle à l’autre, fumant sans discontinuer de grosses cigarettes.

La chambre était petite, mal aérée et mal éclairée par une seule fenêtre. Les murs nus, crasseux, semblaient avoir été souillés par des crachats. Tchige s’offensait qu’on eût dévolu aux études la plus mauvaise pièce de cette grande maison de négociant. Pour cet affront il méprisait profondément l’énorme bâtisse de pierre, avec ses hangars pleins de poisson salé et de goudron, ses meubles viennois de pacotille, ses fleurs arrangées aux fenêtres, et ses maîtres : de petits bonshommes trapus, ventrus, pénétrés jusqu’à la moelle des os d’une odeur de poisson et de gros sous...

Nulle fraîcheur ne pénétrait, par la fenêtre ouverte, mais l’obsédante odeur envahissait la chambre. La cour encadrée de vastes hangars avait un aspect bigarré, comme une foire. Des chevaux de trait y évoluaient gauchement parmi de lourds chariots. On y voyait des charretiers aux épaules carrées, dont les silhouettes évoquaient les hommes de l’âge de pierre, et des voiturettes à brancards, des tonneaux, des sacs de salaison.

Les jurons, les cris, les injures, répercutés par l’écho faisaient monter de cette agitation un gémissement ininterrompu. L’air même en était alourdi et semblait mouvoir péniblement dans la poussière chaude, comme une immense roue non graissée.

Tchige avec ses thèmes grecs, ses volumes de physique et de géographie, devenait ici un minuscule étranger, venimeux comme un ver dans une forte rave puant la terre saine et le tiède fumier...

Il fumait nerveusement ses cigarettes, jetait des regards méchants vers la fenêtre, et forçant sa faible voix de fausset pour parvenir à dominer le vacarme de la cour il traduisait :

— Léonidas suivi par trois cents Spartiates occupa la gorge des Thermopyles...

Et il regardait haineusement deux nuques roses aux cheveux bien coupés, aux oreilles dressées et transparentes rappelant celles des cochons de lait. Le visage de l’étudiant avait déjà aux extrémités de la bouche les rides méprisantes du vieillard. Sur son front, le toupet de cheveux détrempé de sueur tombait.

Les pâtés d’encre, sur les doigts malpropres des garçonnets, les thèmes grecs et sa propre voix, ennuyaient Tchige jusqu’à l’exaspération. Il sentait nettement qu’il ne pouvait y avoir rien de commun entre les Grecs, leur vie de batailles, leur vie créatrice de sauvages intelligents, et cette cour de marchands où ils avaient une place moins importante que le poisson conservé et les bonshommes de goudron.

La voix entrecoupée il tâchait de dominer le fracas comme s’il se fût plaint à quelqu’un. Enfin il s’arrêta pour examiner, par-dessus l’épaule des élèves, leurs cahiers d’études. Sur des pages maculées se traînaient des lignes sordides où il était difficile de reconnaître ces paroles humaines vives et éclatantes.

— Ils écrivent comme des singes savants ! pensa Tchige écœuré.

Quelqu’un frappa à la porte.

— Entrez !

La sœur de ses deux élèves, une jolie jeune fille, un peu grassouillette, aux yeux gris très doux et aux lèvres naïves, jeta un coup d’œil dans la pièce.

— Peut-on entrer ?

— Je vous en prie ! grinça Tchige entre ses dents, et il continua sa leçon.

Ces visites lui déplaisaient. Il n’aimait guère la jeune fille, parce qu’elle était fille de marchands. Or il détestait ces derniers. Il ne remarquait pas qu’elle paraissait étrangère dans cette maison, elle qui insistait pour que l’on mît les garçons au gymnase2 — aussi devait-elle soutenir contre son père, qui les voulait placer tout de suite dans le commerce, une lutte obstinée — ou moins responsable de leur éducation, et elle entrait fréquemment dans la classe, se mettait près de la fenêtre, la tête appuyée sur sa main blanche et regardant pensivement la vaste cour. Elle restait des heures dans cette chambre morne où l’on étouffait ; cette surveillance silencieuse irritait Tchige qui haïssait la jeune fille.

— Au diable ! tu devrais être une paysanne, marcher pieds nus sur le chaume, faire la moisson et arracher les mauvaises herbes, aimer un robuste gars aux cheveux coiffés en rond, et qui porterait à sa ceinture de corde un petit peigne de fer... Tu serais là bien à ta place — monologuait intérieurement Tchige — forte fille, bonne travailleuse et mère... Mais non ! voilà... Le diable sait pourquoi elle a fait ses études au Lycée, a lu deux ou trois dizaines de romans et vit en parasite, ne sachant que devenir... Tu enfleras comme un tonneau de goudron... imbécile !

Mais justement parce qu’elle avait de naïfs yeux gris, un hâle léger sur son cou frais, et parce que ses lèvres se relevaient gentiment sur des dents blanches lorsqu’elle riait, Tchige s’énervait davantage de la voir.

Les garçons ronflaient, remuaient sur leurs chaises, se barbouillaient d’encre. Tchige marchait, fumait, grognait. Accoudée à la fenêtre la jeune fille fixait le ciel de ses naïfs yeux gris. Pensait-elle ?

Les dernières voitures quittaient déjà la cour et des bouffées d’air frais arrivaient on ne savait d’où. C’était comme si l’on venait d’ouvrir un vasistas donnant sur quelque jardin ombreux. Tchige, ayant regardé sa montre, dit :

— Eh bien, assez...

Les gamins s’animèrent. Instantanément les cahiers maculés disparurent. Une flaque d’encre s’étala sur la table, où une mouche insensée vint terminer sa petite vie. L’aîné des élèves sauta par la fenêtre ; le cadet, pour parler, ouvrit la bouche, bêtement, et ne sut rien dire. Tandis qu’il se retirait modestement par la porte, Tchige ramassa ses livres, sa vieille casquette à galon bleu, et s’approcha de la jeune fille pour prendre congé.

— Au revoir Elisabetha Petrovna, dit-il.

La jeune fille lui tendit lentement la main et leva sur lui ses yeux clairs. À sa grande surprise, Tchige y distingua une expression singulière. La jeune fille semblait vouloir demander quelque chose qu’elle n’osait pas formuler. Ses joues se colorèrent même, et son visage s’attendrit.

— Vous partez déjà ? demanda-t-elle.

Elle rougit encore.

— Oui, répondit Tchige, étonné.

Il se fâcha aussitôt.

— Je ne puis tout de même pas coucher ici !

Il n’était nullement touché par cette timidité de vierge qui dévoilait subitement dans cette femme calme et potelée une jeune fille tourmentée par des rêves. Tchige n’éprouvait que du dépit d’être retenu. Il avait envie de se trouver dehors, de se reposer un peu des leçons qui, commencées tout au matin, ne finissaient qu’au coucher du soleil, quand le soir venait de la steppe.

— Se serait-elle déjà amourachée de moi ? railla le petit étudiant, et il se représenta cyniquement son corps ferme et souple.

— Je voulais vous demander, dit précipitamment la jeune fille soudain — et, rassérénée, elle acheva tranquillement — si vous connaissez le peintre Djanéyev ?

— Je le connais, répondit Tchige avec un mauvais sourire.

Et il pensa : « Encore celle-ci ! Il a de la veine ! »

Mais la jeune fille ne parut point remarquer son sourire. Elle passa la main sur ses cheveux, et le regardant bien en face, de ses yeux purs, elle dit :

— On raconte que c’est un homme extraordinairement intéressant... Est-ce vrai ?

— Il n’y a pas d’hommes extraordinaires, répondit Tchige avec dépit, et s’ils existaient ce ne serait pas ici.

— Dites quand même...

— Quoi... Un jeune homme bien de sa personne, dont les journaux écrivent qu’il a du talent, les yeux noirs d’un don Juan notoire...

— Don Juan, répéta la jeune fille, pensive.

Tchige était subitement devenu furieux.

— Pour les demoiselles du district, naturellement ! les rues sont pavées de pareils don Juans ! On en rencontre dans chaque bureau télégraphique... Nous les désignons d’un terme plus exact : « crève-cœurs... » Ce n’est pas aussi beau, mais c’est expressif...

Elisabetha Petrovna demanda posément :

— Est-il vrai qu’une jeune fille s’est suicidée pour lui ?

Tchige s’emportait.

— Peut-être était-ce à cause de lui... Je n’en sais rien, moi ? Il y a des choses, Elisabetha Petrovna, qui m’intéressent plus que de colporter des potins pour le divertissement des dames ! Les sottes ne manquent pas au monde... C’est très simple... il lui a fait — excusez l’expression — un enfant et s’en est allé... Le diable emporte de tels héros ! ils n’ont pas autre chose à faire... Du reste, au diable tout cela... Au revoir, abrégea Tchige.

Il s’exprimait avec une grossièreté voulue. S’il l’avait osé il aurait parlé plus grossièrement encore, afin de blesser et d’effrayer la jeune fille espérant les joies de l’amour de tous les dandys, bons seulement à séduire les petites provinciales.

Il s’attendait à ce que la jeune fille s’offensât, devînt confuse ; mais elle haussa légèrement les épaules et l’ayant regardé au fond des yeux :

— En tous cas, vous ne l’aimez pas !... Au revoir.

— Je vous salue !

Tchige lui secoua la main d’un geste fâché et s’élança hors de la chambre tel un moineau en colère.

La jeune fille resta quelques instants près de la fenêtre à contempler rêveusement le ciel où s’allumaient les premières lueurs du couchant. Puis elle se leva, fit deux pas en avant, et tout à coup s’étira longuement. Ses naïfs yeux gris se fermèrent une seconde et, sous ses cils baissés, une étrange étincelle de malice glissa et s’éteignit.

Elle laissa tomber ses bras, et sortit de la chambre.




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