Communication interculturelle et littérature nr. 21 / 2014


Une morale civique universelle



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2. Une morale civique universelle
Une critique pertinente devrait peut-être se poser la question de l’orientation éthique et politique donnée au patrimoine, plutôt que de dénier la légitimité de son existence. Ce serait alors interroger sa logique propre de l’intérieur. Il est peut-être plus intéressant de voir les apories et les difficultés de sa logique propre, plutôt que de le critiquer de l’extérieur en se contentant de constater qu’il n’est pas ce que les critiques aimeraient qu’il soit. Prenant acte de sa perspective civique, il s’agit alors de considérer son contenu. C’est à ce niveau que se situent les critiques du devoir de mémoire qui semblent être le plus socialement diffusées et présentes. Il ne s’agit pas d’interroger la légitimité d’un rapport patrimonial au passé, mais de douter de sa finalité civique : « nous savons maintenant que ces appels à la mémoire n’ont en eux-mêmes aucune légitimité tant qu’on ne précise pas à quelle fin on compte l’utiliser, nous pouvons aussi nous interroger sur les motivations spécifiques de ces « militants » [Todorov, 1998: 32-33; Todorov, 2000: 12-13, 36 ].

Pour le sociologue Jean-Michel Chaumont, ce que le linguiste Tzvetan Todorov et le philosophe Paul Ricœur nomment l’abus de mémoire [Todorov, 1994: 272; Todorov, 1998: 16] est caractérisé par la poursuite d’une fin autre que la présentation d’un exemple de valeur universelle [Ricœur, 2000: 105]. Le devoir de mémoire serait en l’occurrence utilisé par différents groupes afin de se faire reconnaitre en tant que victimes et d’en tirer un certain prestige [Todorov, 1998: 56; Chaumont, 1997: 84, 94, 316-317; Ricœur, 2000: 104, 108-109]. Être victime serait alors un statut social où ne se poserait plus la question de rendre justice aux victimes, mais celle de leur donner une place socialement valorisée. Ainsi, « un capital moral » à prétention universelle serait incarné dans un groupe particulier, de sorte que les victimes d’Auschwitz seraient « les délégués auprès de notre mémoire de toutes les victimes de l’histoire » [Ricœur, 1895: 273]. Cet usage est considéré comme illégitime, car il s’oppose aux valeurs universelles, morales et civiques réputées devoir être partagées par tous, pour en faire les éléments distinctifs d’un groupe social particulier.

La convocation de cette mémoire par le reste de la société serait celle politique ou politicienne d’une logique dénoncée comme communautaire – à travers « une manipulation concertée de la mémoire et de l’oubli par les détenteurs du pouvoir » [Ricœur, 2000: 97]. Ce serait, par opposition à une appropriation patrimoniale légitime, un rapport que Tzvetan Todorov nomme « littéral » à cet évènement et non approprié [Todorov, 1998: 29-31], dans le seul but de se « contenter de geindre sur la disparition d’une tradition collective » [Ricœur, 2000: 110] dans la mesure où cela est socialement valorisé. Les dénonciations des souffrances et de ceux qui les ont commises ne débouchent pas sur une conséquence morale universelle pour en faire un évènement « exemplaire » susceptible de trouver une signification présente pour tous et pour chacun. C’est en ce sens qu’il serait possible d’affirmer avec le philosophe Emmanuel Kattan, que « la préoccupation exagérée pour le passé nous détourne parfois des urgences du présent » [Kattan, 2001: 71; Todorov, 1998: 54].

Malgré l’intérêt théorique de ces critiques, il peut sembler douteux qu’une convocation sociale aussi massive d’un évènement passé puisse se résumer à des usages politiciens abstraits de toute dimension civique car, comme le note Freddy Raphael, « les faits qui s’inscrivent dans le souvenir sont toujours porteurs d’un jugement et crédités d’une valeur »[Raphaël, 1998: 45]. Si la critique regrettant que la logique patrimoniale ne soit ni historienne ni naturelle manque sa cible étant donné que le devoir de mémoire n’a jamais prétendu être autre chose qu’une pratique patrimoniale, celle lui refusant cette qualité en tant que politicienne semble en un sens injuste dans la mesure où elle refuse de prendre au sérieux les prétentions explicites et les fonctions morales qu’il assure. La sociologue Floriane Schneider [Schneider, 2013] définit ainsi la notion de devoir de mémoire [Ledoux, 2009; Ledoux, 2012; Ledoux, 2014] comme l’articulation entre la reconnaissance des victimes, la dénonciation des bourreaux comme figure de répulsion, et la mise en avant des Justes comme figure d’identification.

La mise en avant des victimes et de leur souffrance permet une universalisation à la fois parce que cette souffrance leur a été infligée en tant qu’hommes et non seulement en tant que juifs, et parce que la dénonciation de telles atrocités vaut comme valeur morale universelle. Cela témoigne d’une attention aux individus fondant moralement et civiquement les démocraties contemporaines par la réparation de la souffrance individuelle de chacun à travers le temps pour la rendre supportable grâce au processus de sa socialisation [Ledoux, 2009]. En même temps, le rappel de ce passé permet une affirmation de ces valeurs morales comme présentes, car elles président à la dénonciation et sont définies en opposition avec ce qui est dénoncé. Il ne s’agit donc pas exactement de repentance comme l’affirment notamment un certain nombre de responsables politiques [Schneider, 2013: 192], mais d’une affirmation de soi par la mise à distance de ce qui est dénoncé. Enfin, la reconnaissance de ceux qui ont tenu tête aux bourreaux permet non seulement de se définir comme porteurs de ces valeurs mais aussi de se placer dans une perspective active appelant à de telles actions contre les génocides contemporains [Kattan, 2002: 74-75]. L'histoire de cette prise de distance s'ancre dans un héritage et une communauté universelle de valeurs [Lalieu, 2001]. Cela semble porteur d’une mémoire exemplaire affirmant des valeurs morales et civiques susceptibles de rassembler des groupes sociaux divers, non de diviser en affirmant la spécificité et la supériorité morale de certains groupes. Si cette injonction s’accompagne le plus souvent d’un projet de consolidation du lien social passant par l’opposition au racisme ou l’antisémitisme, celà ne doit pas être confondu avec la survalorisation sociale de ceux qui les subissent. La notion de devoir de mémoire ne renverrait alors pas à un impératif à se souvenir, mais à une obligation civique. C’est un « geste national qui permet d’affirmer une nouvelle identité nationale autour des valeurs des droits de l’Homme » [Ledoux, 2009; Ledoux, 2012].

S’il y a, dans cette perspective, une critique à adresser au devoir de mémoire en tant que pratique sociale et civique, elle est peut-être exactement symétrique à celle adressée au nom de l’abus de mémoire. La difficulté se trouverait peut-être précisément au niveau de sa prétention humaniste à être universelle. Or, s’il est possible d'estimer que l’impératif à se souvenir traverse depuis toujours les sociétés humaines [Ledoux, 2012] et se retrouve dans différents contextes culturels [Rousso, 2007; Schneider, 2013; Brossat, 1999: 167] en faisant référence à des évènements divers [Stora, 2007: 81], il prend avec le devoir de mémoire  une certaine forme spécifique, qui n’est pas réductible même à toutes les manifestations mémorielles contemporaines. En deçà du succès du terme, se trouve une construction historique singulière dont l’effectivité est localisée. L’expression désigne et formalise un certain mode de représentation des individus sur le présent comme sur le passé, en renvoyant à une attitude déterminant un certain nombre de pratiques sociales: des discours publics, des lois « mémorielles », des politiques éducatives, des commémorations, des associations, des musées, etc .

L’historien Sébastien Ledoux identifie les lieux du devoir de mémoire à la France des années 1990. Dans ce contexte, l’expression s’est en particulier imposée en référence aux victimes juives du génocide commis par les nazis : « Les occurrences en écho du devoir de mémoire dans les discours médiatiques, mais aussi politiques et scientifiques, ont construit pour le terme une " opération de référence " qui a fonctionnée ensuite comme une dénomination partagée d’un événement, en l’occurrence la déportation et/ou l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale » [Ledoux, 2014: 12]. L’utilisation du terme de devoir de mémoire pour désigner la mémoire dans un autre contexte serait donc en un sens au mieux anachronique [Dosse, 2001: 139], et sans doute souvent coloniale, au sens où il s’agit d’étendre un espace-temps en définissant ses valeurs propres, circonstanciées, contextuelles et locales comme universelles.


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