Le mot tournant Nous sommes assis autour d'une table devant une feuille blanche. Je donne la première consigne :
- On écrit un mot sur une feuille.
- Un mot ? mais quel genre de mot ?
- N'importe lequel, le premier qui vous vient à l'esprit. On est libre... Et on passe la feuille au voisin qui écrit un second mot et qui passe au voisin ; et ainsi de suite.
Quand les feuilles ont fait un tour - si on est moins de huit, il vaut mieux en faire deux pour que le texte soit suffisamment long - chacun lit le « poème » qu'il a devant lui.
- Mais celui qui lit le premier est désigné par le sort : on fait tourner un stylo à bille sur la table et la pointe indique quel sera le premier lecteur.
Nous avions commencé ce truc par fantaisie. Mais nous l'avons conservé parce qu'il introduit une rupture entre le temps de l'écriture et celui de la lecture. Il provoque un certain déclic, comme l'éclair qui précède la pluie.
Et de plus, et surtout, il établit une égalité entre les participants. Le premier lecteur n'est pas l'animateur ou quelqu'un qu'il désigne - un préféré ? Une bête noire ? - non, non, c'est vraiment le hasard qui en décide.
Ça a l'air d'un détail. Mais il ne faut jamais perdre de vue que les gens sont prompts à s'effrayer d'un rien. Ils sont naturellement enclins à percevoir une hiérarchie dans le groupe. Et comme le pessimisme de soi est presque automatique, c'est toujours au bas de l'échelle qu'ils ont toujours tendance à se situer. Alors, il faut supprimer l'échelle dès le départ pour dissiper les nuages de méfiance qui sont prêts à s'amonceler.
Voici, au hasard, un exemple de ce que ça peut donner :
« - Soleil - ciel - mer - oiseaux - la tristesse – souci - je passe - zizi encombrant – cache-toi - j'ai peur - mon désir est fou - rutabaga. » - Oh ! mais, à « la tristesse », il y adeux mots. Et on avait pourtant dit qu'on ne devait en mettre qu'un.
- Ça n'a pas d'importance, on est toujours libre de dépasser la consigne. On est même libre de faire des fautes d'orthographe. Ici, l'orthographe ne compte pas. »
Je ne me souviens plus très bien, mais c'est sans doute moi qui avait écrit : « zizi encombrant ». En effet, je sentais que c'était mal parti : on s'incrustait dans une banalité démobilisante. Et la mayonnaise de l'expression risquait de ne pas prendre. Il fallait absolument rompre le cercle maléfique. Et, pour cela, on ne fait jamais appel en vain à la sexualité ou au délire. Il se produit alors un ébranlement : les couches profondes de l'être commencent à se mouvoir. Le groupe renonce un peu plus, alors, aux mots prudents, aux mots neutres, aux mots inoffensifs. Et on fait un tout premier pas vers le desserrement.
Evidemment, en ce début, on peut constater que ça ne va pas très loin. Et pourtant la lecture des mots rapprochés par hasard n'en déclenche pas moins, très souvent, quelques petits rires provoqués par l'impression de déraison. Et ces premiers petits rires, c'est déjà un bon petit commencement. Je demande :
- Ca va ? Vous tenez le coup ? Vous n'êtes pas traumatisés ? On peut tenter un deuxième truc ?
Et sans attendre de réponse, je propose la deuxième consigne :