L'histoire tournante Puisqu'on est si bien parti, on peut essayer un troisième truc :
CONSIGNE On écrit la première ligne d'une histoire qu'on invente et on donne la feuille au suivant qui écrit une ligne à son tour. Et l'on continue à faire tourner les feuilles.
- Est-ce que l'histoire doit se tenir ? Doit-on suivre l'histoire du précédent ?
- On est libre. On lit ce qui précède, si l'on veut ou bien on ne lit que la dernière ligne.
L'animateur veille à ce que ça ne traîne pas trop. Il propose en cours de route :
- Vous pouvez naturellement tout lire. mais si les feuilles s'accumulent près de vous en attendant votre participation, il vaudrait mieux ne lire que la dernière ligne.
Il faut veiller à ce qu'il n'y ait pas de blocage. Si quelqu'un bute et semble avoir besoin d'un peu plus de temps, on fait signe à son suivant de le court-circuiter en prenant une des feuilles en attente. Et on conseille :
- Surtout, ne vous fatiguez pas. Prenez la première idée qui vous passe par la tête. Parlez de votre bagnole, de votre boulot, de Vercingétorix, du purgatoire...
Jusqu'ici, l'histoire tournante n'a jamais manqué son but. En effet, avec le mot et la phrase chacun a déjà pu vérifier qu'il y a réellement dissolution de tout jugement dans la création collective. Alors, il n'hésite plus à desserrer sa censure et à déboutonner sa fantaisie. Et le rire atteint aussitôt presque toute sa dimension.
Je ne donne qu'un exemple choisi entre mille :
« La balançoire était accrochée aux dents du grand-père. Alors, l'enfant mit dans son panier son petit ragoût de chat et trois oeufs crus dont il se promettait de faire un usage magique quand il franchirait les portes de l'église. il se dit : - Je vais le faire rire. C'est alors que le chat se tordit les boyaux dans un virage et on ne vit plus que les ailes diaphanes des beaux de nuit. Revenons au départ - Où est le chat ? - il se tord les boyaux dans le ragoût suspendu aux dents du grand-père. Mais le ragoût qui aime la liberté aime aussi l'évanescente monelle aux corneilles amusées. Voilà, vous avez toutes les données en mains. Cherchez la suite de l'histoire. Bonne chance ! Il suffisait de casser les trois oeufs et d'ajouter un peu de E241 émulsifiant. - Merde, les dents du grand-père tremblent, Attention n'ajoutez plus rien sur la balançoire ! Alors pour plus de sûreté la balançoire s'accrocha aux dents de l'enfant. Et le grand-père se suspendit par les dents aux dents de la balançoire. » Je ne sais si un tel texte peut amuser le lecteur trop extérieur à l'événement. Mais j'ai encore trop présentes aux oreilles les clameurs hennissantes qui accompagnaient les lectures successives pour ne pas continuer de me réjouir de cette intense production de joie. Le rire ayant essentiellement pour origine l'inattendu et le flirt avec les interdits, il suffit de proposer ces feuilles tournantes qui font se juxtaposer des choses hétéroclites pour que le rire se déclenche rapidement. Ici, l'interdit qui est grignoté c'est celui du non-sens, de la folie. Cela fait régulièrement se déployer les gorges au plus large de leur spi. A cela, s'ajoute parfois le voisinage de personnalités opposées. par exemple, on devine bien que « l'évanescente monelle aux corneilles amusées » et « les ailes diaphanes des beaux de nuit » appartiennent au même type de personne. Et les suivants sont bien obligés de faire face à ce dévoiement surprenant. Ils s'en sortent en revenant à la réalité : « Revenons au départ » ou « Voilà, vous avez toutes les données en mains. »
Cette disparité des tonalités personnelles ajoute à l'incohérence, ce qui est excellent. Pour ma part, moi, l'animateur, je participe au dérèglement en introduisant des jeux de mots - les pires sont les meilleurs et moi, je suis le meilleur pour les pires - des idées farfelues, des contre-pieds, des faux-sens, des contresens, des retournements... qui contaminent plusieurs personnes qui peuvent, alors, déchaîner leur génie de l'absurde si longuement retenu.
Mais il faut consolider la position ; il faut se hâter de transformer l'essai. Aussi, je m'empresse de proposer, à la suite, une technique qui est d'invention récente mais qui donne invariablement de si bons résultats que je l'ai installée définitivement dans le canevas de démarrage. Il s'agît essentiellement de faire craquer le corset de la politesse.
- Précisons qu'il ne s'agit pas d'amener les gens à franchir, à tout prix, leurs limites. Il ne faut pas les forcer ; ils y parviendront d'eux-mêmes, s'ils en ont suffisamment envie. Et qui n'a pas considérablement envie, ne serait-ce qu'une seule fois de briser les cordes qui enserrent si étroitement et depuis si longtemps la parole ? il n'y a aucune contrainte à exercer, il suffit d'avoir confiance. Dans tout groupe, il existe au moins une personne prête à faire un pas de plus. Et son audace, involontaire ou non, se révélera certainement très contagieuse car la pulsion de dire des insanités est forte en chacun. Et la censure qui la jugule ne résiste généralement pas au premier coup de canif que l'on donne dans le contrat de la bienséance obligée.