Erda ou le savoir



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4.7.Le devoir de mémoire

Ou comment occulter notre propre ignominie. J'avais 11 ou 12 ans lorsque je me suis vu offrir, ainsi que mes petits camarades de l'époque (nous sommes en 1945), une séance cinéma : Blanche neige ; le film était accompagné d'un documentaire (je comprends maintenant que le montage avait été réfléchi), sur la découverte des charniers dans les camps de concentration. C'était donc une leçon : regardez, gentils garçons encore purs les fruits de la barbarie. Il ne faut surtout jamais faire de telles vilaines choses ? Malheureusement peut-être certains de ces petits anges de l'époque, se sont livrés, en Algérie, 10 ans plus tard, à des atrocités du même genre.

Soixante ans plus tard on traîne les gosses dans des expositions sur les camps de la mort, et certains profs d'histoire en rajoutent une louche en emmenant les gosses sur les lieux même des génocides. Pour pas que ça recommence, sans doute ? Bien sûr la télé est dans le coup.

Les camps, c'étaient, personne n'en doute, le comble de l'horreur. Les tentatives de révisionnisme sont déplacées et stupides, car malheureusement, pour une fois l'histoire nous révèle une incontournable vérité. Cela mérite d'être souligné, car c'est assez rare. Donc il y a eu les chambres à gaz, les exécutions sommaire, les tortures pour le plaisir, et les fours crématoires. Ces crimes sont impardonnables, et il est juste qu'ils ne soient pas oubliés.

Supposons maintenant que pour d'obscures raisons une nation, aujourd'hui, fasse la même chose à une échelle mondiale, que les chambres à gaz coiffent des pays tout entier, ainsi que les crématoires, qui ne sont plus des fours mais des pans entiers de territoire, que cette même nation encourage les tortionnaires pour s'amuser, de nations dites amies. Par exemple le produit toxique pourrait s'appeler l'agent orange, un savant mélange de dioxine et l'arsenic, provoquant 20 ans plus tard de nombreuses malformations des nouveaux nés, et laissant de vastes plaines naguère fertiles, incultivables. Pour les crématoires, on pourrait utiliser du napalm. La différence, quand même, c'est que les nazis ne brûlaient que des cadavres, alors qu'avec le napalm ce sont des vivants que l'on incinère387. Et bien apprenons à nos enfants que ces atrocités sont commises par un pays, aujourd'hui, et que contrairement à l'Allemagne nazie, ce pays prétend lutter pour le Bien. Je laisse le lecteur deviner le nom de cette nation. Pour ceux qui n'ont pas trouvé qu'ils se rapportent au livre déjà cité de N Chomsky, La fabrique de l'opinion publique. Mais bien évidemment ce pays n'existe pas ; comment le pourrait-il dans un monde qui a été débarrassé de la barbarie voici maintenant 60 années. Car il ne faut pas confondre les sacrifiés pour la liberté et les victimes d'une idéologie raciale. Les victimes du nazisme étaient des innocents injustement sacrifiés, celles d'aujourd'hui sont, soit des terroristes, souvent âgées de moins de quatre ou cinq ans (ce qui prouve quelles sont nées avec le mal dans la peau), soit des citoyens ne demandant qu'à vivre tranquillement, mais que la non-violence entraînait à devenir victimes du communisme. Et il est dans la bonne conception du Bien qu'il vaut mieux être mort que communiste. C'est une façon comme une autre de rendre les hommes libres. La liberté étant la valeur suprême, mettre ces âmes en danger en sécurité dans un cercueil est la solution la plus conforme à la morale.

Car la vérité est là. Montrer aux jeunes enfants les atrocités du passé, en tenant un discours laissant entendre que ces temps de barbarie sont révolus, c'est leur fermer les yeux sur ce qui se passe aujourd'hui. J'ai toujours eu une répulsion naturelle pour l'histoire (les mauvaises langues diront, et elles n'auront pas tout à fait tort, que j'étais un élève fainéant n'aimant apprendre une leçon), mais le travail des profs a cependant été assez efficace, car j'ai cru longtemps que nous vivions ; après les boucheries nazies, dans un monde de liberté et de justice. Sans des parents conscients de ce qu'il en était j'aurais sans doute cru aux missions civilisatrices de mon pays en Afrique et en Indochine. J'aurais peut-être, contre toute évidence, cru à l'Amérique terre de liberté et championne du monde libre.



4.8.Une école de la réussite pour tous

Au milieu des années soixante, nombreux étaient les enseignants qui croyaient dur comme fer que l'inégalité dans la réussite était une conséquence des inégalités sociales. Prenez n'importe quel petit pauvre, confiez-le à une famille riche et sa réussite sociale est assurée.

J'ai quand même un peu d'expérience dans ce domaine. Un cas que je connais assez bien pour y avoir pas mal réfléchi, c'est le mien. Aussi loin que remonte mes souvenirs je me sens confronté à un sentiment d'échec. A l'école maternelle, déjà, je me souviens de cartes perforées où je devais réaliser des laçages qui, achevés ne correspondaient jamais aux modèles ; surtout ce satané lacet qui enjambait le bord du carton au lieu de traverser directement. Puis l'écriture qui ne suivait jamais la ligne et qui bavait de tout côté. Puis l'orthographe, et cette confusion des R et des L, qui me faisait écrire blanche au lieu de branche et réciproquement, cruelle ironie du sort, et je ne parle pas de la fatalité dans l'application des règles de grammaire, et des pluriels que j'oubliais systématiquement, ce qui faisait dire à mon père, hélas prof de français que je le faisais exprès. Bref de 10 à 15 fautes dans toute dictée, alors que 5 suffisaient pour avoir 0. Du gâchis donc.

Puis il y a eu les impénétrables mystères des mathématiques. Près de trois années à me demander ce qu'il fallait faire au juste, et ce que signifiaient ces bizarres formules qu'on nous demandait d'apprendre. Pourquoi un jour je me suis pris de passion pour les maths et les sciences, ça c'est un mystère que je n'ai jamais compris. Et une calamité qui me poursuit encore aujourd'hui, puisque sans ce stupide intérêt j'aurai pu, avec un peu de chance être cantonnier ou éboueur et échapper à toute culture. Mais quand le désir de connaître vous a pris aux tripes, vous êtes fait comme un rat, car vous ne pouvez plus oublier le monde immense qui s'est découvert à vos yeux.

Impossible de reculer, vous avez beau avoir sous les yeux les preuves flagrantes de votre médiocrité, au moment de l'effort vous oubliez votre infériorité, il faut qu'à un moment un pan de voile se soit levé pour croire de nouveau que quelque chose est possible. J'étais un très bon élève en algèbre ; je n'ai pas le souvenir d'avoir échoué dans la compréhension des notions algébriques, mais ce n'est pas un don, et cela n'a rien à voir avec la compétence mathématique ? Cela j'ai au moins le mérite de l'avoir vite compris. J'ai donc pris rapidement conscience que je ne pouvais qu'échouer dans les domaines qui m'importaient le plus. Mon intuition était quasiment nulle en géométrie, la science qui ouvrait vraiment à la connaissance du monde et des vraies mathématiques. La discipline intermédiaire entre algèbre et géométrie est la topologie générale. C'est elle qui permet la construction des grandes théories qui s'applique à la physique. La fusion des structures algébriques et topologiques donne la topologie algébrique ; domaine magique où j'ai perdu mes dernières illusions.

Messieurs les pédagogues, vous pouvez cogiter toutes les réformes que vous voulez, vous ne pourrez rien absolument rien pour des individus comme moi, et enlevez-vous de l'esprit que je suis un cas particulier. Il ne suffit pas de réussir un examen, il faut que les désirs de l'être soient compatibles avec ses possibilités, et ce n'est presque jamais le cas.

Je n'étais pas au degré 0 des facultés intellectuelles, simplement largement au-dessous de ce qu'il m'aurait fallu pour simplement tenter d'être à la hauteur de mes désirs. Laissez-moi vous parler de Jean-Michel, un garçon de sixième dont j'ai vainement essayé d'initier aux opérations élémentaires. Durant une heure, seul avec lui, j'ai tenté de lui faire diviser 12 par 3. Jetons sur la table, dessins au tableau, situations concrètes, avec des bonbons, des billes, des rangées d'élèves ; échec sur toute la ligne. Rien la notion de partage lui était impénétrable. Je pourrais multiplier les exemples de ces gosses, qui ressentant l'intérêt que je prenais à leurs difficultés faisaient des efforts désespérés pour ne pas me décevoir, mais échouaient tout aussi désespérément. Et je les comprenais d'autant mieux qu'à un autre niveau certes j'avais ressenti le même désespoir.

Réformez tant que vous voulez, vous ne pourrez rien contre la fatalité d'être et de se sentir intellectuellement inférieur. C'est un truisme : pour réussir, il faut être doué. Qu'importe la nature du don. Malheur à celui qui est normalement intelligent mais qui ne possède aucun don ; son destin sera d'être esclave s'il veut connaître un peu de sérénité. Tout bien pesé, le rôle de l'éducation est de former des esclaves consentants. Pour l'individu privé de don l'aliénation de la liberté est le prix à payer pour obtenir une place honorable dans la société. Rien n'a changé depuis le Léviathan de Hobbes. Ce n'est pas par hasard que ce dernier a choisi le nom du monstre récurrent de la bible à sa vision anthropomorphique de sa république. Elle dévore tous ceux qu'elle protège. Le système éducatif ne sera jamais rien d'autre qu'une entreprise de dressage pour fournir de la chair fraîche au Léviathan.

Reformer ne reviendra jamais à rien d'autre que l'affiner et perfectionner des méthodes de dressage. A moins que le recours à la force ne soit finalement jugé la meilleure solution. N'est-ce pas cela qui se dessine sous le thème du retour à l’autorité ? Ce que système actuel doit conjurer c'est la lente évolution vers une vraie liberté. Il ne faut pas oublier deux choses :

- l'école publique et obligatoire a été créée pour fabriquer des citoyens obéissant, prêts à se sacrifier pour la patrie.

- que nous continuons à vivre sous un régime toujours plus ou moins régit par des règles napoléoniennes, c'est-à-dire de type militariste.

Une lente dérive nous a éloignés de ce modèle, que chaque guerre permettait de réactiver. Il faut donc de nouvelles méthodes, une réforme qui serait en fait un travestissement des bonnes règles savamment mises au point par les barbus de la troisième. On ne légifère par contre la liberté, mais le laxisme. La réussite pour tous est seulement un euphémisme pour promouvoir un système où chacun accepte sa place sans broncher. Je me souviendrais toujours de ce chef d'établissement de gauche manifestant sa satisfaction à la suite d'un conseil d'orientation. Tous les parents avaient accepté, pour leurs enfants les sous orientations alors proposées ; je ne veux pas dire par là qu'il s'agissait d'une sorte de forfaiture, après tout les décisions étaient sages, mais cela illustrait bien l'idéal que les responsables d'aujourd'hui cherchent à atteindre : un système où les inférieurs acceptent sans rechigner leur infériorité.




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