Erda ou le savoir



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1.9.L'espace sacré


Depuis des millénaires l'ambition des grands philosophes (et penseurs en général) a été de construire un système, qui n'englobe pas nécessairement la totalité des savoirs, mais qui soit une base sue laquelle puisse s'asseoir la totalité des savoirs. Le dernier à croire à ce projet a sans doute été A Comte, mais Husserl avait peut-être encore cette ambition ; ce qui est proposé aujourd'hui, ce ne sont plus guère que des clés, ou encore des introductions - ou prolégomènes - à une pensée « à venir ».

Indépendamment du projet global, les grands créateurs de système, ont toujours, selon les apparences, eu la certitude que la base axiomatique de leur système, au moins, ne pourrait jamais être mise en cause86. Illusion, bien sûr, ou plutôt demi-illusion, car chaque grande œuvre, même si la solidité de ses bases s'est révélée illusoire, a été une avancée dans le domaine de la connaissance, et garde de toute façon une cohérence interne permettant de baliser les zones d'erreurs, d'incertitudes, et de percevoir les vérités éternelles. Cette illusion pourrait provenir du sentiment très fort, d'avoir construit, au moins pour soi un espace de référence absolu, un monde finalement identique à celui que les primitifs trouvaient - ou créaient - dans une partie de leur monde extérieur, espace sacré reconnu comme centre du monde.

Décréter qu'un certain espace est sacré est toujours une décision arbitraire, et défiant la plupart du temps toute logique. Il suffit, par exemple qu'un illuminé soit pris au sérieux lorsqu'il prétend avoir été témoin d'une apparition. Par contre, dans le domaine scientifique, où le caractère sacré disparaît, ou tout au moins se transforme en une exigence opératoire, le choix obéit à une logique intangible : rendre la description la plus simple possible. On choisit, en physique, un centre, des axes de références, des unités. Mais à chaque fois l'arbitraire n'est qu'apparent, car il n'y a guère que deux cas de figure :

- On peut choisir de n'importe quelle façon, par exemple l'origine sur une droite.

- Le choix est effectué pour des raisons de commodités.

Certains choix, toujours en science peuvent être effectués pour des raisons historiques, mais jamais pour des raisons magiques ! Il n'en reste pas moins, que certaines conventions, peuvent parfaitement devenir tabou, et s'imposer longtemps, alors que leur utilité est devenue plus que contestable87.

*

Nous construisons tous nos propres tabous, s'ajoutant à ceux imposés par la société. L'individu dont la personnalité est assez forte pour imposer sa pensée, à un moment donné de sa vie, peut faire de ses propres tabous ceux d'une société toute entière.



«...Car tout être humain tend, même inconsciemment vers le centre et son propre centre, qui lui confère la réalité intégrale, la sacralité. Ce désir, profondément enraciné dans l'homme de se trouver au cœur même du réel, au centre du monde, là où se fait la communication avec le ciel, explique l'usage immodéré des “centres du monde”». Ce texte de M Eliade est extrait de Images et symboles(Gallimard, Tel), page 69 ; Il permet au moins de comprendre l'utilisation qui est faite, aujourd'hui de la notion viscérale d'espace sacré, alors que la sacré lui-même n'est plus considéré que comme une survivance n'occupant plus que les esprits attardés. Les pouvoirs - de toute nature - y trouvent le plus sûr instrument de domination par l'intérieur. Un objet qu'une communauté ressent comme sacré n'a plus besoin d'être protégé ; mieux, chacun veille à ce que nul ne le profane.

Le Walhall est bien évidemment l'archétype du centre, Wotan tend vers lui, comme le philosophe vers son système, le savant vers sa théorie, le romancier son espace imaginaire, l'homme de la rue vers son lieu privilégié, l'ivrogne vers le bistrot. Ainsi, il y a autant de centre que l'individu, même si les lieux sacrés sont partagés, car chacun en fait son espace propre88. La présence de l'autre nous contraint malgré tout à considérer comme relative cette position d'observateur privilégié. Nous devons bien admettre que cet autre occupe aussi un centre ! De notre point de vue, nous ne pouvons pas voir le monde comme l'autre le voit ; et pourtant nous voyons le même monde. La science a dû inventer des méthodes pour coordonner tous les points de vue89, et donner des phénomènes des descriptions absolues. La science a parfaitement réussi dans son entreprise, mais nous attendons toujours qu'un effort du même type soit entrepris pour qu'un même schéma soit adapté aux idées philosophiques et morales ; autrement dit que s'ouvre la possibilité de coordonner les différents points de vue philosophiques de façon que s'éliminent les contradictions qui apparaissent lorsque l'on veut penser globalement les relations que chaque conscience entretient avec le reste du monde. Sans doute y a-t-il là, comme dans de nombreux autres domaines un principe de complémentarité, mais il suffit peut-être, à l'instar de la physique qu'il soit honnêtement reconnu pour qu'un espoir de solution apparaisse ! Il faut cependant être conscient du fait, qu'en physique la reconnaissance du principe de complémentarité n'a pas pour autant, sauvé l'intuition, puisque nous ressentons toujours comme bizarre le comportement des particules élémentaires.

Qu'est-ce que le centre sinon un point de vue absolu sur l’univers ? C'est le lieu cherché par tous les philosophes, qui même s'ils sont conscients de la vanité d'une telle recherche, ne peuvent jamais abandonner leurs efforts, et finissent toujours par estimer qu'ils ont en partie réussi dans leur quête. Ecoutons E Husserl, s'exprimant sur ce qu'il nomme l'époché transcendantale90.

« Il est manifeste que l'époché qui est requise avant toute autre, est celle qui touche toutes les sciences objectives. Cela ne veut pas dire seulement faire abstraction d'elle, un peu comme si l'on imaginait une révolution fictive dans la façon de penser l'existence humaine actuelle, comme si en elle rien n'apparaissait qui ait part à la science. Ce qui est visé ici est bien davantage une époché à l'égard de toute participation à l'accomplissement des connaissances des sciences objectives, une époché à l'égard de toute prise de position critique qui s’intéresserait à leur vérité ou à leur fausseté, et même à l'égard de l'idée directrice qui est la leur, celle d'une connaissance objective du monde. Bref, nous accomplissons une époché à l'égard de tous les intérêts théoriques objectifs, de l'ensemble des visées et des activités qui nous sont propres en tant que nous nous considérons comme des savants objectifs ou même simplement comme des personnes curieuses de savoir.»

Ce que le philosophe pense avoir ainsi atteint c'est un état de pure conscience ; la conscience débarrassée de tous ses désirs de toutes ses pulsions, de sa volonté même, se retrouvant à l'état de miroir qui ne garde que sa propriété de miroir, renvoyant une image dépassionnée du monde. Mais au fait pour qui est cette image. Comme dans le discours scientifique, le sujet a brutalement disparu ; et nous retrouvons l'angoisse de Wotan enfermé au Walhall, dont il doit nécessairement fuir pour retrouver quelque chose de lui-même.

Car Wotan ne s'y trompe pas, et nous, qui lui ressemblons, ne nous faisons guère d'illusion. Cet univers au-dessus ou au-delà du réel est aussi pure illusion. Nous nous trouvons un moment à l'aise dans cet univers de pure fiction où ne figurent plus que des « fantômes d'objets » nous y sommes en sécurité, parce que si nous restons, malgré tout ancré dans la rationalité, nous savons que nous n'avons rien à craindre des créations de notre esprit ; mais nous savons, aussi, que nous perdons ainsi notre raison d'être qui est de comprendre ce monde, et non pas nous installer dans le rêve.

Wotan donne naissance au Walhall ; mais le Walhall devient une entité qui absorbe le dieu, qui prend le pas sur sa propre existence. Alors Wotan fuit ; fatigué de l'illusion, il devient le voyageur. Comme un théoricien de la physique, las de solliciter des équations qui, résolues, ne lui renvoient jamais que ce qu'il y avait mis au départ, retourne ver le laboratoire retrouver la réalité réconfortante des phénomènes qui attestent que le monde existe bien.

Mais pour comprendre l'univers, le fini est trop court et l'infini est trop long ; et entre les deux, rien. De même la théorie est trop pauvre, et la réalité trop riche ; et entre les deux, l'époché transcendantale est une illusion. Ni alternative, ni juste milieu ; seul reste possible l'incessant voyage d'un pôle à l'autre. Puis lorsque le moment est venu, laisser la place à l'éternellement jeune, et s'en aller, dans le temple désolé, attendre que le feu rédempteur - qui, pour l'homme n'est que celui de l'oubli - fasse son œuvre.




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