Fumée roman La Bibliothèque électronique du Québec



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XIX


« Pourquoi lui ai-je dit cela ? » songeait le lendemain matin Litvinof, assis à la croisée de sa chambre. Il haussa avec dépit les épaules : il avait dit cela à Tatiana précisément pour se couper toute retraite. Sur la croisée était un billet d’Irène. Elle le priait de venir chez elle à midi. Les paroles de Potoughine lui revenaient sans cesse en mémoire ; elles avaient un écho dissonant, quoique faible et pour ainsi dire souterrain ; elles l’irritaient et il ne pouvait s’en débarrasser. Quelqu’un frappa à la porte.

– Wer da ? demanda Litvinof.

– Ah ! vous êtes chez vous, ouvrez ! fit entendre la basse caverneuse de Bindasof.

Le bouton de la porte craqua. Litvinof pâlit de colère. – Je ne suis pas à la maison, dit-il énergiquement.

– Comment vous n’êtes pas à la maison ? Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie !

– On vous dit qu’il n’y a personne ; filez.

– Voilà qui est aimable ! Et moi qui étais venu lui emprunter un peu d’argent, grommela Bindasof.

Cependant il s’éloigna en frappant du talon selon son habitude, Litvinof faillit courir après lui : il lui prit une envie extrême de tordre le cou à cet insolent. Les événements des derniers jours avaient dérangé ses nerfs : un peu plus, il aurait pleuré. Il but un verre d’eau froide, ferma sans motif tous les tiroirs des armoires, et alla chez Tatiana.

Il la trouva seule ; Capitoline Markovna était allée faire des emplettes. Tatiana était assise sur un divan, tenant des deux mains un livre qu’elle ne lisait pas, et dont probablement elle ne savait même pas le titre. Elle ne bougea pas, son cœur eut seulement de violents soubresauts, et on voyait frémir la collerette blanche qui entourait son cou.

Litvinof se troubla. Il s’assit toutefois auprès d’elle, lui dit bonjour, avec un sourire qu’elle lui rendit en silence. Elle l’avait salué à son entrée avec plus de politesse que d’amitié, sans le regarder. Il lui tendit la main ; elle lui livra ses doigts glacés mais les retira aussitôt et reprit son livre. Litvinof sentit qu’il ne ferait que blesser Tatiana en entamant l’entretien par un sujet banal ; comme d’habitude, elle n’exigeait rien, mais tout en elle disait : « J’attends, j’attends. » Il fallait accomplir la promesse. Or, quoiqu’il n’eût pas pensé à autre chose toute la nuit, il n’avait pas préparé une seule phrase et ne savait réellement pas comment rompre ce cruel silence.

– Tania, commença-t-il enfin, je vous ai dit hier que j’avais à vous communiquer quelque chose de grave. (À Dresde, il la tutoyait en tête-à-tête, mais maintenant l’idée ne lui en serait plus venue.) Je suis prêt, je vous prie seulement de ne plus vous affliger et d’être convaincue que mes sentiments pour vous...

Il s’arrêta, le courage lui manqua. Tatiana ne bougeait pas, ne le regardait point ; mais elle serrait le livre plus fortement.

– Entre nous, – continua Litvinof sans terminer sa phrase, – a toujours existé une complète franchise ; je vous estime trop pour user de ruse avec vous ; je veux vous prouver que je sais apprécier l’élévation et l’indépendance de votre caractère, et quoique... sans doute...

– Grégoire Mikhailovitch, – commença Tatiana d’un ton calme, tandis qu’une pâleur mortelle se répandait sur son visage, – je viendrai à votre aide : vous avez cessé de m’aimer, et vous ne savez comment le dire.

Litvinof tressaillit.

– Pourquoi, dit-il à peine distinctement, pourquoi avez-vous pu croire ? Je ne comprends vraiment pas...

– Quoi ! n’est-ce pas vrai ? Dites ? dites ? Tatiana se tourna vers Litvinof ; les cheveux jetés en arrière, son visage effleura presque le sien, et ses yeux, qui n’étaient pas tombés depuis si longtemps sur Litvinof, plongeaient dans ses yeux.

– N’est-ce pas vrai ? répéta-t-elle.

Il ne dit rien, ne laissa pas échapper le moindre son. Il ne pouvait mentir dans ce moment, quand même il eût été certain qu’elle le croirait et que ce mensonge le sauverait ; il ne pouvait même pas soutenir son regard. Du reste, Tatiana n’avait plus besoin d’une réponse, elle la saisit dans son silence, dans ses yeux coupables et abattus ; elle se rejeta en arrière et laissa tomber le livre. Jusqu’à cet instant, elle avait douté, et Litvinof le comprit ; et il vit combien était réellement hideux tout ce qu’il avait fait ! Il se précipita à ses genoux.

– Tatiana ! s’écria-t-il, si tu savais comme il m’est pénible de te voir dans cette situation, combien je souffre de penser que c’est moi... moi ! Mon cœur est brisé ; je ne me reconnais pas moi-même ; en te perdant, je me suis perdu, et tout... tout est détruit, Tatiana, tout ! Pouvais-je prévoir que je te porterais un tel coup, à toi, ma meilleure amie, mon ange tutélaire !... Pouvais-je prévoir que nous nous retrouverions ainsi, que nous passerions une journée comme celle d’hier !...

Tatiana voulut se retirer ; il la retint par le pan de sa robe.

– Non ! écoute-moi encore une minute. Tu vois, je suis à tes genoux, mais je ne suis pas venu implorer mon pardon ; tu ne peux pas, tu ne dois pas me l’accorder ; je suis venu te dire que ton ami est perdu, qu’il roule dans un abîme et ne veut pas t’entraîner avec lui. Me sauver... non ! Toi-même tu ne peux me sauver. Je te repousserais... Je suis perdu, Tania, irrévocablement perdu !

Tatiana regarda Litvinof.

– Vous êtes perdu ? dit-elle, comme si elle ne comprenait pas bien. Vous êtes perdu ?

– Oui, Tania, je suis perdu. Tout ce qui a précédé, tout ce qui m’est cher, tout ce qui faisait jusqu’à présent ma vie, est perdu pour moi ; tout est détruit, déchiré, et je ne sais ce qui m’attend dans l’avenir. Non, Tatiana, je n’ai pas cessé de t’aimer, mais un autre sentiment terrible, irrésistible, m’a envahi. J’ai résisté autant que j’ai pu...

Tatiana se leva, ses sourcils se froncèrent, son visage pâle s’assombrit. Litvinof se releva également.

– Vous aimez une autre femme, commençât-elle, et je devine qui est cette femme... Nous l’avons rencontrée hier, n’est-il pas vrai ? Eh bien, je sais maintenant ce qui me reste à faire. Comme vous avouez vous-même que ce sentiment est irrésistible (Tatiana fit une pause ; elle espérait peut-être encore que Litvinof ne laisserait pas passer ce dernier mot sans protester, mais il ne dit rien), il ne me reste qu’à vous rendre... votre parole.

Litvinof courba la tête avec résignation, comme s’il recevait un coup mérité.

– Vous avez droit d’être indignée, balbutia-t-il ; vous avez entièrement le droit de m’accuser de bassesse, de trahison.

Tatiana le regarda encore une fois.

– Je ne vous accuse pas, Litvinof, je ne vous condamne pas. Je suis d’accord avec vous : la plus amère vérité est préférable à ce qui s’est passé hier. Quelle vie maintenant serait la nôtre !

– Quelle vie sera maintenant la mienne ! se dit douloureusement Litvinof.

Tatiana s’approchait de la porte de la chambre à coucher.

– Je vous prie de me laisser seule un moment, Grégoire Mikhailovitch ; nous nous verrons encore, nous causerons encore. Tout cela a été si inattendu ! Il me faut prendre des forces... Laissez-moi... ménagez ma fierté. Nous nous reverrons...

Et, disant ces mots, Tatiana se retira rapidement, en fermant derrière elle la porte à clef. Tout étourdi, Litvinof sortit dans la rue ; quelque chose de sombre et de lourd s’était enraciné au plus profond de son cœur ; l’homme qui doit en égorger un autre doit éprouver une pareille sensation, et en même temps il se sentait enfin débarrassé d’un fardeau pénible. La générosité de Tatiana l’avait anéanti ; il sentait vivement tout ce qu’il perdait, et pourtant le dépit se mêlait au remords : il était attiré vers Irène comme vers l’unique refuge qui lui restait, et il s’irritait contre elle. Depuis quelque temps, et chaque jour davantage, les sentiments de Litvinof devenaient plus complexes et plus enchevêtrés ; cette confusion le torturait, l’aigrissait, il s’égarait dans ce chaos. Il n’était plus avide que d’une chose ; suivre une route, quelle qu’elle fût, pourvu qu’il ne tournât pas dans cette affreuse demi-obscurité. Les hommes positifs comme Litvinof ne devraient jamais s’abandonner à la passion ; elle détruit le sens même de leur vie... Mais la nature ne se plie pas à la logique, à notre logique humaine ; elle a la sienne, que nous ne comprenons pas, que nous ne reconnaissons pas, jusqu’à ce que nous en soyons écrasés comme par une roue.

Après avoir quitté Tatiana, Litvinof n’eut qu’une pensée : voir Irène ; il alla chez elle ; mais le général était à la maison, c’est du moins ce que lui dit le suisse ; il ne voulut pas entrer, il ne se sentait pas la force de se contenir, et alla flâner à la Conversationhaus. Vorochilof et Pichtchalkin ressentirent l’impossibilité que Litvinof avait ce jour-là de se contenir : il ne cacha pas à l’un qu’il était vide comme un grelot, à l’autre qu’il était ennuyeux comme la pluie ; heureusement que Bindasof ne tomba point sous sa griffe, car il serait certainement advenu un grosser scandal. Ces deux messieurs n’en revenaient pas : Vorochilof alla jusqu’à se demander si l’honneur militaire n’exigeait pas satisfaction, mais, comme l’officier de Gogol, il se tranquillisa en se bourrant, au café, de Butter-Brod. Litvinof vit de loin Capitoline Markovna courant dans sa mantille bigarrée de boutique en boutique. Il eut honte de l’affliction qu’il allait causer à cette ridicule, mais excellente vieille femme. Puis il se souvint de Potoughine, de sa conversation de la veille. Tout à coup quelque chose d’impalpable et d’intense le toucha ; si un souffle venait de l’ombre qui s’avance, il ne serait pas plus insaisissable ; Litvinof sentit cependant tout de suite que c’était Irène qui approchait ; en effet, elle apparut à quelques pas de lui, donnant le bras à une autre dame, leurs yeux se rencontrèrent aussitôt. Irène remarqua probablement quelque chose de bizarre dans l’expression du visage de Litvinof : elle s’arrêta devant un bazar d’horloges de la Forêt Noire, l’appela d’un signe de tête, et, lui montrant une de ces horloges, comme pour lui faire admirer son cadran colorié, surmonté d’un coucou, elle lui dit de sa voix ordinaire, comme si elle achevait une phrase commencée :

– Venez dans une heure, je serai seule.

Dans ce moment, accourut auprès d’elle le fameux m’sieu Verdier, il tomba en extase devant la couleur feuille morte de sa robe, devant le petit chapeau espagnol qui touchait ses sourcils... Litvinof disparut dans la foule.



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