XX
– Grégoire, lui disait deux heures plus tard Irène, qu’as-tu ? Dis-le moi vite, pendant que nous sommes seuls.
– Je n’ai rien, répondit Litvinof, je suis heureux, et voilà tout.
Irène baissa les yeux, sourit, soupira.
– Ce n’est pas une réponse.
Litvinof devint pensif.
– Eh bien, sache..., puisque tu l’exiges absolument (les yeux d’Irène s’agrandirent, son corps s’effaça légèrement en arrière), que j’ai tout dit aujourd’hui à ma fiancée.
– Comment, tout ? Tu m’as nommée ?
Litvinof fit un soubresaut.
– Irène, comment une telle pensée a-t-elle pu traverser ton esprit ? Que je...
– Pardonne-moi, pardonne-moi. Qu’as-tu donc dit ?
– Je lui ai dit que je ne l’aime plus.
– Elle t’en a demandé la raison ?
– Je ne lui ai pas caché que j’aimais une autre femme, et que nous devions nous séparer.
– Eh bien, y a-t-elle consenti ?
– Ah ! Irène, quelle jeune fille ! quelle abnégation et quelle noblesse !
– Je crois, je crois ; du reste, elle n’avait pas d’autre conduite à tenir.
– Et pas un seul reproche, pas un seul mot d’amertume à l’homme qui a brisé sa vie, qui l’a trompée, qui la délaisse sans pitié !
Irène examinait attentivement ses ongles.
– Dis-moi, Grégoire, elle t’aimait ?
– Oui, Irène, elle m’aimait.
Irène se tut, arrangea sa robe.
– J’avoue, reprit-elle, ne pas comprendre parfaitement pourquoi tu as tenu à t’expliquer avec elle.
– Comment ! pourquoi, Irène ? Aurais-tu voulu que je mentisse, que je feignisse devant cette âme si pure ? ou bien supposais-tu ?...
– Je ne suppose rien, interrompit Irène. J’avoue que j’ai peu songé à elle ; je ne sais pas penser à deux êtres à la fois.
– Tu veux dire... ?
– Elle part, cette âme si pure ? interrompit de nouveau Irène.
– Je n’en sais rien, répondit Litvinof. Je dois encore la voir, mais elle ne restera pas.
– Bon voyage !
– Non, elle ne restera pas. D’ailleurs, je ne pense pas non plus à elle ; je songe à ce que tu m’as dit, à ce que tu m’as promis.
Irène le regarda du coin de l’œil.
– Ingrat ! tu n’es pas encore content ?
– Non, Irène, je ne suis pas content, et tu me comprends.
– C’est-à-dire, je...
– Oui, tu me comprends. Souviens-toi de ce que tu m’as dit, de ce que tu m’as écrit. Je ne puis pas partager avec un autre, je ne puis consentir à jouer un rôle pitoyable après tout ; ce n’est pas seulement ma vie, mais la vie d’une autre que j’ai jetée à tes pieds ; j’ai renoncé à tout, j’ai tout réduit en poussière, sans regret ni retour, mais en revanche je crois, je suis fermement convaincu que tu tiendras ta promesse, que tu uniras ton sort au mien.
– Tu veux que je m’enfuie avec toi ? je suis prête... (Litvinof s’inclina tout éperdu sur les mains d’Irène), je suis prête, je ne me dédis pas. Mais as-tu songé aux obstacles, as-tu avisé aux moyens ?
– Moi ? je n’ai encore songé à rien, je n’ai rien préparé, mais dis seulement un mot, permets-moi d’agir, et un mois ne sera pas écoulé...
– Un mois ! nous partons dans quinze jours pour l’Italie.
– Quinze jours me suffisent. Ô Irène ! tu as l’air d’accueillir froidement ma proposition, elle te semble peut-être un rêve, je ne suis cependant plus un enfant et n’ai pas l’habitude de me nourrir de chimères ; je sais combien ce pas est effrayant, je me rends compte de la responsabilité que je prends sur moi ; mais je ne vois pas d’autre issue. Réfléchis enfin que je suis obligé de rompre tous mes liens avec le passé, afin de ne pas passer pour un méprisable menteur aux yeux de cette jeune fille que je t’ai apportée en holocauste.
Irène se redressa tout à coup, et ses yeux s’enflammèrent.
– Excusez, Grégoire Mikhailovitch. Si je me décide, si je m’enfuis, je m’enfuirai avec un homme qui fera cela pour moi, et non pour ne pas baisser dans l’opinion d’une demoiselle flegmatique, qui n’a dans ses veines, au lieu de sang, que du lait coupé ! J’avoue que c’est pour la première fois qu’il m’est donné d’entendre que celui qui est l’objet de mon attention soit digne de pitié et joue un rôle pitoyable ! Je connais un rôle encore plus pitoyable, c’est celui de l’homme qui ne sait pas lui-même ce qui se passe dans son âme.
Litvinof se releva à son tour.
– Irène, voulut-il dire...
Mais elle porta la main à son front et, se jetant brusquement au cou de Litvinof, elle l’étreignit avec une force qui n’était pas celle d’une femme.
– Pardonne-moi, dit-elle d’une voix suffoquée, pardonne-moi, Grégoire. Tu vois comme je suis gâtée, mauvaise, jalouse, méchante ; tu vois comme j’ai besoin de ton secours, de ton indulgence. Oui, sauve-moi, tire-moi de ce gouffre avant que j’y sois complètement engloutie. Oui, fuyons, fuyons ces hommes et ce monde, allons dans quelque beau pays lointain et libre. Là peut-être ton Irène sera plus digne de toi, plus digne des sacrifices que tu lui fais. Ne te fâche pas, pardonne-moi et sache que je ferai tout ce que tu ordonneras, que j’irai partout où tu me conduiras.
Irène ne lâchait pas Litvinof. Il sentait sur sa poitrine la pression désespérée de ce corps jeune et souple. Il se pencha sur sa chevelure ; au comble de la reconnaissance, il osait à peine caresser ses mains et les approcher de ses lèvres – Irène, Irène, répétait-il.
Elle releva tout à coup la tête et se mit à écouter...
– C’est le pas de mon mari, il est entré dans sa chambre, murmura-t-elle, et, se retirant avec vivacité, elle s’assit sur une chaise. Litvinof voulut se lever. – Où vas-tu ? continua-t-elle à demi-voix ; reste, il te soupçonne déjà. À moins que tu n’aies peur de lui... – Elle ne détachait pas les yeux de la porte. – Oui, c’est lui, il viendra tout de suite. Raconte-moi quelque chose, parle-moi. – Litvinof ne put promptement se remettre et se taisait. – N’irez-vous pas demain au théâtre ? reprit-elle à haute voix. On donne le Verre d’eau, une vieille pièce où la Plessis grimace horriblement. C’est de la fièvre, – ajouta-t-elle en baissant la voix, – cela ne saurait durer ainsi, mais il faut bien prendre ses mesures. Je dois t’avertir que tout mon argent est chez lui, mais j’ai mes bijoux. Nous irons en Espagne, veux-tu ? – Elle haussa de nouveau la voix. – Pourquoi toutes ces actrices engraissent-elles ? Même Madeleine Brohan. Parle donc, ne reste pas ainsi muet. La tête me tourne, mais tu ne dois pas douter de moi... Je te ferai savoir où tu pourras demain me rejoindre. Seulement tu as bien inutilement dit à cette demoiselle... Ah ! mais c’est charmant ! s’écria-t-elle tout à coup, et, se mettant à rire nerveusement, elle déchira la dentelle de son mouchoir.
– Peut-on entrer ? demanda de l’autre chambre Ratmirof.
– On peut... on peut.
La porte s’ouvrit et le général parut. À la vue de Litvinof, son front se plissa ; cependant il le salua, c’est-à-dire il balança la partie supérieure du corps.
– Je ne savais pas que vous aviez une visite, dit-il, je vous demande pardon de mon indiscrétion. Bade vous amuse encore, m’sieu... Litvinof ?
Ratmirof prononçait toujours avec hésitation ce nom de famille ; il avait l’air de l’avoir oublié et de craindre de se tromper. Il s’imaginait blesser Litvinof par cet oubli affecté ainsi que par les saluts exagérés qu’il lui adressait quand il le rencontrait.
– Je ne m’ennuie pas ici, m’sieu... le général.
– Vraiment ? Pour moi, Bade me sort par les yeux : nous allons bientôt la quitter, n’est-il pas vrai, Irène Pavlovna ? Assez de Bade comme ça. Du reste, j’ai sur votre chance gagné aujourd’hui cinq cents francs.
Irène tendit coquettement la main.
– Où sont-ils donc ? Veuillez me les donner, pour mes épingles.
– Plus tard, plus tard. Vous vous en allez déjà, m’sieu Litvinof ?
– Oui, je m’en vais, comme vous voyez.
Ratmirof balança de nouveau son buste.
– Au plaisir de vous revoir !
– Adieu, Grégoire Mikhailovitch, dit Irène, je tiendrai ma promesse.
– Quelle promesse ? peut-on savoir ? demanda le mari.
Irène sourit.
– Non, c’est une bagatelle... entre nous. C’est à propos du voyage... où il vous plaira. Tu sais... le livre de Stahl ?
– Comment donc, comment donc ! je sais ! il y a de charmantes vignettes.
Le ménage allait à ravir : Ratmirof tutoyait sa femme.
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