François Dubet
CADIS, Université de Bordeaux 2, EHESS
Le matériau sur lequel je m’appuie est une enquête réalisée auprès de la population active, comportant 261 entretiens et 1150 questionnaires dans lesquels les cadres ne sont pas distingués de manière très précise, n’ayant isolé ni les cadres de direction, ni les cadres techniques, ni les commerciaux, ni les managers. C’est donc sur une catégorie grossière que s’appuiera mon raisonnement. Par ailleurs, j’ai réalisé deux longs entretiens de groupes auprès de cadres débutants sortis d’une école supérieure de commerce et auprès de petits cadres, des chefs de rayon de la grande distribution.
La question qui commandait cette recherche était celle des inégalités perçues comme injustes et plus largement, celle des sentiments d’injustice dans l’expérience de travail. Ce problème implique que l’on ne considère pas que les sentiments d’injustice éprouvés par les travailleurs soient le simple « reflet » de leurs positions sociales et de leurs conditions de travail. Elle suggère que les sentiments d’injustice se placent à la rencontre de contextes de travail « objectifs » et de principes de justice mobilisés par les individus. La force de ces principes se manifeste dans la capacité banale, et relativement indépendante du capital culturel des acteurs, d’argumenter et d’expliquer en quoi les injustices subies sont justement des injustices. Il ne peut donc y avoir de sentiments d’injustice sans que des principes de justice permettent à chacun de définir en quoi il est victime d’injustices.
Dans les sociétés démocratiques postulant l’égalité fondamentale des individus, trois grands principes de justice semblent commander l’expérience de travail.
Le premier est l’égalité. Alors que le travail est fatalement enserré dans une division hiérarchique des rôles et des positions, il importe que ces inégalités ne mettent pas en cause la conception commune de l’égalité sociale. Cette conception là n’est cependant pas purement égalitariste ; elle est plutôt définie comme l’ensemble des inégalités tolérables et acceptables car ne menaçant pas l’égalité fondamentale des individus. Ici le sentiment d’injustice se joue en termes de respect dû aux personnes et en termes de « frontières » séparant le monde des égaux de ceux qui sont excessivement inégaux, en « haut » par des revenus excessifs, et en « bas » par le chômage, l’exclusion et la misère.
Le deuxième principe de justice est le mérite. Dans la mesure où le travail est un échange entre un effort, un coût, et une rétribution, l’équité de cet échange, généralement mesurée sur des comparaisons continues, fixe la juste sanction du mérite. Quand le déséquilibre est trop grand entre les contributions du salarié et ses rétributions, le principe de mérite peut laisser la place à un sentiment d’exploitation.
Enfin, le travail est conçu comme une créativité personnelle engendrant un sentiment de réalisation de soi, une autonomie, ou, au contraire, un sentiment d’aliénation. Alors que l’égalité est fondée sur les critères culturels communs, et que le mérite procède de calculs plus ou moins implicites, l’autonomie est un principe proprement subjectif tenant au sentiment d’autoréalisation.
Il faut considérer que ces principes de justice sont interdépendants et plus encore, contradictoires entre eux. Par exemple, le mérite porte atteinte à l’égalité et de heurte à l’épanouissement de l’autonomie, alors que, de son côté, cette autonomie résiste à l’égalité qui ignore la singularité des individus et des travailleurs. Ainsi, ces trois principes de justice composent une syntaxe de jugements complexes définissant l’expérience morale des travailleurs qui construisent des jugements et sont toujours en mesure de les justifier.
Comment définir grossièrement l’activité normative des cadres, sachant que, comme tous les travailleurs, ils adhèrent à tous les principes de justice que nous venons d’esquisser ?
1. Un indice « moyen supérieur »
Quand on compare les cadres aux autres catégories de travailleurs, et en tenant compte des limites de notre enquête, il est difficile de les voir émerger comme un groupe singulier, à la différence des patrons et des ouvriers mal traités qui se présentent comme des « classes » ayant des sentiments d’injustice très contrastés. Mais, pour l’essentiel, les sentiments d’être victime des injustices au travail « suit » grossièrement la hiérarchie sociale et notons que les cadres sont bien plus proches des autres salariés qu’ils ne sont dirigeants. Toutefois cet indicateur synthétique rend mal compte de la composition même des sentiments d’injustice et du fait que les acteurs empruntent à plusieurs registres normatifs.
La concentration du sentiment d’injustice
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Indice d'injustice global
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Agriculteur
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5,69
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Artisan/commerçant
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4,41
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Chef d'entreprise
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2,58
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Cadre, profession intellectuelle supérieure
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4,25
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Profession intermédiaire
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5,26
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Employé
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5,02
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Ouvrier
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6,15
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Ensemble
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5,23
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En gras : scores dont la différence avec la moyenne de l’échantillon est statistiquement significative (test t)
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