Les principes de justice premiers se déclinent en principes de second rang définis comme des médiations sociales susceptibles d’engendrer à leur tour des sentiments d’injustices moins stables mais plus directement présents à la conscience des acteurs.
A. On peut considérer que les règles, les conventions et le droit du travail mettent en relation l’égalité fondamentale des acteurs et les inégalités issues de la division du travail. De manière générale, tous les travailleurs dénoncent le non respect des règles, mais cette dénonciation est plus forte chez les moins qualifiés et les moins stables. Dans tous les cas, on peut dire qu’il n’y a pas véritablement de sentiment de justice procédurale au travail et moins encore chez les cadres qui ont un usage particulièrement instrumental de ces règles. La plainte et le procès devant les prud’hommes ne viennent pas du non respect des règles, mais du fait que s’installe un conflit, une rupture de confiance dont les individus vont chercher le terme devant le tribunal dont la fonction est plus d’éteindre la querelle que de rendre la justice.
B. La tension entre l’égalité et l’autonomie engendre un sentiment de non reconnaissance auquel les cadres semblent moins sensibles que les autres catégories de travailleurs.
C. Enfin, il y a une critique continue du pouvoir qui établit la médiation entre le mérite (la division du travail) et l’autonomie des acteurs. Bien que la critique du pouvoir soit continue, il semble que les cadres éprouvent aujourd’hui un sentiment d’injustice spécifique tenant à la critique de la faiblesse du pouvoir. Tout se passe comme si les cadres avaient le sentiment que le pouvoir est instable, incertain, voire absent. On est sans doute là dans une mutation générale des entreprises et du capitalisme faisant que le marché et l’organisation, le marché et la production se séparent progressivement alors que la société industrielle les avait fortement intégrés. La domination passe plus par l’incertitude que par le pouvoir proprement dit.
C’est sans doute sur ce point que les cadres se distinguent le plus des autres travailleurs. A priori définis par des positions de pouvoir et d’autorité, ils ont le sentiment que le pouvoir de dérobe et qu’ils sont considérés comme des acteurs responsables dépourvus de pouvoir. Trois registres déclinent ce thème :
Les véritables lieux de pouvoir semblent incertains et flottants, tout en étant extrêmement brutaux. C’est pour cette raison que bien des cadres interrogés sont extrêmement sensibles à la critique radicale du libéralisme comme décomposition des lieux de pouvoir.
Les dominés semblent, à leurs yeux, ne plus accepter le pouvoir comme légitime, ce qui les conduit à négocier sans cesse leur autorité selon les règles du « néo management »
Enfin, avec le déclin des carrières automatiques, ils ont le sentiment que les formes de pouvoir qui régissent les avancements sont chaotiques et capricieuses.
6. Si l’on voulait caractériser les cadres
Comme les autres travailleurs, les cadres partagent une conception générale des inégalités acceptables, bien qu’ils en situent le seuil maximum plus haut que la moyenne des travailleurs (9000 euros mensuels, contre 6500 euros). Ils dénoncent avec la même force que les autres Français les inégalités excessives : la formation d’une élite hors du monde par ses revenus et la formation d’une sous classe précaire et pauvre. Ils définissent de la même manière que les autres le SMIC, le RMI et leur écart.
En termes de justice ils sont moins égalitaristes que les ouvriers et les employés et plus attachés au mérite scolaire. En revanche, ils sont moins portés à la condamnation morale des exclus et des pauvres que ne le sont les employés et les ouvriers. Il est vrai qu’ils votent avec leurs pieds et ne les fréquentent guère.
Attachés à l’égalité de base et aux égalités élémentaires, ils sont plus favorables aux inégalités issues du mérite et de l’autonomie, tout en étant plus favorables que les autres travailleurs aux transferts sociaux et aux transferts fiscaux qui garantissent en amont l’équité de la compétition du mérite.
De ce point de vue, ce sont des acteurs à la fois libéraux et sociaux, oscillant entre un social-libéralisme et une social-démocratie, et les entretiens montrent qu’ils se livrent à une critique aiguë du libéralisme économique qui leur semble être le principal danger menaçant la société. Ils ne sont pas solidaires de leurs maîtres mais jouent le jeu qu’ils leur proposent sur le mode d’une expérience sportive. Dès lors, leur angoisse est de savoir ce que deviendront les sportifs vieillissant.
Notons que dans les entretiens quelques-uns des cadres ont rompu, notamment des femmes, en se convertissant vers des métiers plus paisibles : commerce, enseignement.
7. En conclusion
La répartition sociale des sentiments d’injustice ne semble pas s’inscrire dans une représentation de la société en termes de classes sociales, à l’exception notable des chefs d’entreprise et des ouvriers les plus mal traités. Et il y a donc quelque chose de forcé dans la description des sentiments d’injustice d’une catégorie particulière pour trois grandes raisons.
1. Ce sont les conditions de travail elles-mêmes qui fondent les jugements de justice des acteurs : la pénibilité, les relations avec la hiérarchie, les collègues et les clients. Il n’apparaît de structuration de classe que dans le cas où toutes ces dimensions se coagulent dans une catégorie spécifique, celle des ouvriers mal payés, précaires, au travail épuisant…
2. Les sentiments d’injustice sont fortement déterminés par des variables situées en amont du travail lui-même : précarité des statuts, déclassement scolaire, sexe, appartenance ethnique.
3. Forgés au plus près des conditions de travail, les sentiments de justice des individus ne se transforment pas directement en représentations de la société, ces représentations se forgeant à partir d’affiliations politiques, de jugements moraux sur l’état de la société et de conceptions plus ou moins optimistes du changement social. Autrement dit, en ce domaine, la vision de la nation, de l’anomie ou de l’égoïsme pèsent plus que les conditions de travail elles-mêmes.
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Graphique 1 : Les représentations de la société
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