2.Une utopie antihiérarchique ?
«Nous rejetons les rois, les présidents et le principe même du vote ;
nous croyons au consensus et au code qui tourne»
David Dana CLARK (1944-)1174.
Dans cette culture « du réseau », une pensée libertaire (antiautoritaire disait-on à l’époque de la Fédération jurassienne et de la Première Internationale), antihiérarchique est assez couramment diffusée. La structure du réseau totalement décentralisée en apparence (« anarchique et hyper-ramifié » dit même Howard RHEINGOLD) renforce ce sentiment. C’est vrai qu’Internet n’a rien de jacobin et comme on l’a rappelé ci-dessus, il est plaisant de constater que ce type de réseau maillé doit autant aux militaires US obnubilés par le risque soviétique en pleine Guerre Froide qu’à quelques scientifiques californiens souvent « branchés » ... au double sens du terme. Cependant il faut bien prendre garde de bien distinguer les types de réseaux, l'horizontalité ne pouvant parfois n'être qu'apparente comme dans les réseaux client/serveur. Par contre le p2p (pair à pair, peer2peer) est lui égalitaire et non hiérarchique1175.
L’égalitarisme antihiérarchique apparaît autant chez les libertaires convaincus du réseau, que pour cette « république des informaticiens » qui s’est formée pour le réaliser. Patrice FLICHY avance la formule de « communauté d’égaux » et renoue ainsi sans l’avouer avec STIRNER. La technologie du net permet donc à la société de supprimer le temps et les intermédiaires, donc de réaliser l’immédiateté et la démocratie directe si chères aux anarchistes, en leur donnant « les moyens de se réapproprier sa (de la société) gestion et son avenir, de résister à tous les pouvoirs » écrit avec emphase et peut être trop de précipitation Olivier MEUWLY1176.
L’aspect antihiérarchique transparaît nettement dans cette communication directe, sans intermédiaire ni censure (si on exclut les modérateurs1177 et les policiers de tout acabit qui interviennent de plus en plus). Tous sont sur le même plan (si on met de côté les moyens techniques ou la formation de chaque internaute).
Il est d’évidence présent dans les forums, les listes de diffusion, les échanges collectifs... où chacun est sur un pied d’égalité, sans distinction de sexe, d’âge, de mérite... Le plus insignifiant des internautes peut recevoir une réponse d’une sommité dans le forum en question sans démarche hiérarchique, sauf celle volontaire et acceptable du néophyte face à un spécialiste courtois... et désintéressé, puisqu’il a répondu.
L’aspect antiautoritaire ressort également de toutes les utopies de démocratie directe réhabilitées sur le réseau.
Il se trouve aussi et surtout dans les « systèmes de publication collaboratifs », ces sites accessibles en lecture et en écriture sur le web. Ces Wikis (de Wikiwikiweb ; wiki doit apparemment signifier « vite » ou « rapide » en hawaïen), dont le premier daterait seulement de 1995 (site de Portland Pattern Repository) sont écrits de manière à ce que chaque lecteur puisse modifier et enrichir les pages accessibles, y compris en les changeant intégralement. La seule contrainte est que les anciennes pages sont apparemment systématiquement conservées. Tous (auteurs, lecteurs, visiteurs…) sont sur le même plan, sans donc cette autorité fortement hiérarchisée que l’on retrouve partout ailleurs. Leur philosophie rejoint donc la notion de « logiciel libre ». Pour rejoindre l’idée utopique, le wiki est un objet jamais terminé, jamais prévisible, autant sur le fond que sur la forme : une utopie en train de s’écrire, de se faire, sur le modèle de démocratie directe participative.
En traitant de Wikipedia (http://fr.wikipedia.org), dans un article récent (printemps 2003), Jean-Manuel TRAIMOND poursuit ces réflexions et fait de ce site une « encyclopédie coopérative » (au sens de travail coopératif, « d’archétype de l’intelligence collective »), une « encyclopédie presque anarchiste »1178. Le sérieux Le Monde du samedi 03/09/2005 titre en pleine page Wikipedia, une encyclopédie libertaire sur le Net. Ce journal remet cela en 2012 en parlant de «bazar libertaire»1179 mais pas dans le sens péjoratif, en prenant exemple sur les souks ou bazars orientaux, qui montrent une apparence chaotique, et qui sont en réalité très fonctionnels. Il faut dire que cette initiative lancée en janvier 2001 aux ÉU par Jimmy WALES (qui est financier et non libertaire !) a connu un développement extraordinaire depuis. L’article cité du Monde parle d’un million d’articles, en 62 langues. C’est vrai que les aspects libertaires sont évidents : bénévolat, désintéressement, participation égalitaire et antihiérarchique, droit de lecture-écriture-modification quasiment sans limite… Le libre échange, mutualiste et solidaire, semble bien la base du système. Mais les inconvénients sont nombreux : les abrutis existent (fausses modifications, piratages destructeurs, informations mystico délirantes, propagandes stupéfiantes…) et les marchands également (publicité franche ou déguisée). Ce qui pose un énorme problème de contrôle des sources et des articles et un esprit critique hyper-développé qui n’est pas forcément partagé par les utilisateurs. Que tous les gens soient sur un même plan social et politique est une belle conviction, mais croire que tous sont capables d’écrire sur tout et n’importe quoi, est une énorme stupidité. Les experts, les spécialistes sont parfois nécessaires, même si les vulgarisateurs sont tout aussi indispensables. BAKOUNINE déjà signalait qu’il était contre l’autorité, celle imposée et stupidement hiérarchique, mais qu’il acceptait l’autorité de l’artisan pour faire de belles chaussures ou du médecin pour se soigner.
Dans le domaine de la presse, des initiatives semblables à Wikipedia se mettent difficilement en place, car elles se heurtent en particulier au droit d’auteur et au droit de rectification (droit de réponse en tout cas). La Repúbblica italienne du 05/09/20051180 fait cependant l’éloge du « giornalismo participativo » (journalisme participatif) mis en place par les sud-coréens en 2000, le fameux OhMyNews fondé par Oh YEON HO. Depuis mai 2004 le journal dispose sur le web d’une édition internationale. Plus de 80% des articles seraient l’œuvre des bénévoles (les « citoyens-reporter » écrit La Repúbblica). Il y aurait à l’été 2005 plus d’un million de visiteurs par jour. C’est un beau succès de cette utopie journalistique d’un organe écrit par les propres lecteurs. La prudence est cependant la règle et les articles sont cependant contrôlés. Le Los Angeles Times n’a semble-t-il pas eu cette prudence élémentaire, et sa tentative en 2005 d’ouvrir en ligne une édition de « démocratie éditoriale », sous le nom symbolique de Wikitorial, s’est soldée par une ribambelle de faux articles, de piratages malintentionnés, de fausse édition… assez dure à gérer et déconcertante sinon désespérante pour l’humanisme d’une certaine presse.
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