DE YAHVÉ
Freud et Sellin.
Le faux d’interprétation.
La mise-au-parfum.
Moïse tué.
L’allégorie conjugale.
155- Je ne dirai pas que je vous présente M. le Professeur André Caquot, directeur d’études à la cinquième section des sciences religieuses des Hautes Etudes, où vous savez que je suis chargé de conférences.
Je ne dirai pas que je vous le présente parce que je n’ai pas à vous le présenter. Je me présente comme ayant été, par sa grâce et sa bonté, tout à fait dépendant de lui pendant le temps qui s’est écoulé depuis deux jours avant notre dernière rencontre, c’est-à-dire à partir du moment où je me suis à vouloir en savoir un mot à propos du livre de Sellin.
I
De ce livre, je vous ai parlé assez longtemps pour que vous en sachiez l’importance. Pour ceux qui viendraient par hasard ici pour la première fois, je rappelle que c’est le livre qui vint à point, ou encore comme je me suis exprimé, comme une bague au doigt, à Freud, pour qu’il puisse soutenir la thématique d’une mort de Moïse qui aurait été un meurtre. Moïse aurait été tué.
J’ai pu apprendre, grâce à M. Caquot, la situation de ce livre par rapport à l’exégèse, à savoir son insertion dans l’efflorescence de ce qu’on peut appeler la technique textuelle, telle qu’elle fut instaurée, tout spécialement
156- à partir du XIX° siècle, dans les universités allemandes. J’ai pu situer Sellin en regard de ceux qui le précédaient et de ceux qui l’ont suivi, Edouard Meyer et Gressin, avant bien d’autres.
C’est non sans mal, comme je vous l’ai signalé la dernière fois, que j’ai réussi à me procurer ce livre, puisqu’il était tout à fait introuvable en Europe. Par les soins de l’Alliance israélite française, j’ai fini par le recevoir de Copenhague. J’en ai fait prendre connaissance à M. Caquot, qui était une des rares personnes à non seulement en avoir déjà eu vent, mais à l’avoir déjà tenu en main un certain temps avant que je vienne lui présenter ma requête. Et nous avons regardé ce texte, tout spécialement sur le point où il permet à Freud de situer ce qui lui tient à cœur, et non pas forcément pour les mêmes raisons que Sellin.
Cela nous a obligés à en venir à ce champ dans lequel je suis d’une profonde ignorance. Vous ne pouvez pas savoir tout ce que j’ignore — et heureusement, parce que si vous saviez tout ce que j’ignore, vous sauriez tout. A l’épreuve d’une tentative que j’ai faite, de mettre en ordre ce que j’avais moi-même pu apprendre de M. Caquot, je me suis tout d’un coup avisé qu’il y a une très grande différence entre savoir, savoir ce dont on parle, dont on croit pouvoir parler, et puis ce qu’il en est de ce que j’appellerai tout à l’heure d’un terme qui servira à expliquer ce que nous allons faire ici.
Il va donc y avoir pour la deuxième fois une rupture quant à la façon dont je m’adresse à vous. Vous avez subi la dernière fois une rude épreuve, au point même que certains ont émis l’hypothèse que c’était pour aérer un peu la salle — le résultat, à vous voir si nombreux, est médiocre. Cette fois-ci, je pense que vous aurez au contraire des raisons de rester. Et si, par la suite, je devais vous offrir une nouvelle fois ce que je peux faire aujourd’hui grâce à M. Caquot. ce serait d’une autre manière. Disons qu’à tout prendre, je me suis senti reculer à la pensée de manier à nouveau aujourd’hui ce que nous avons bien été forcés de manier, à savoir des lettres hébraïques.
Dans le texte que je vous ai lu la dernière fois, j’ai inséré une définition du Midrash. Il s’agit d’un rapport à l’écrit soumis à de certaines lois qui nous intéressent éminemment. En effet, comme je vous l’ai dit, il s’agit de se placer dans l’intervalle d’un certain rapport entre l’écrit et une intervention parlée qui y prend appui et s’y réfère.
157- L’analyse tout entière, j’entends la technique analytique, peut, d’une certaine façon, élucider cette référence, à être considérée comme un jeu entre guillemets d’interprétation. Le terme est employé à tort et à travers depuis que l’on nous parle de conflit des interprétations, par exemple comme s’il pouvait y avoir conflit entre les interprétations. Tout au plus les interprétations se complètent, elles jouent précisément de cette référence . Ce qui importe ici, c’est ce que je vous ai dit la dernière fois, le falsum, avec l’ambiguïté qu’autour de ce mot, peut s’établir la chute du faux, j’entends dix contraire du vrai. à l’occasion, ce faux d’interprétation peut même avoir sa portée de déplacer le discours. C’est bien ce que nous allons voir, Je ne peux souhaiter mieux pour vous transmettre ce dont il s’agit.
Cela ne saurait aucunement dans ce champ répondre pour moi à un savoir, mais plutôt à ce que j’ai appelé une mise-au-parfum. Je vais continuer l’opération devant vous, c’est-à-dire continuer à essayer de me mettre au parfum, sous la forme, qui n’a rien de fictif, de questions qui restent forcément inépuisées, et qui sont celles que j’ai posées à M. Caquot ces jours derniers. Je serai à ce propos, au même titre que vous, dans un rapport de mise-au-parfum d’un certain savoir, celui de l’exégèse biblique.
Ai-je besoin de vous dire que M. Caquot est à cette cinquième section au titre des religion sémitiques comparées ? Je crois, par l’expérience que j’en ai faite, que personne ne peut être, dans ce domaine, plus adéquat, au sens où je l’ai trouvé moi-même, à vous faire sentir ce qu’il en est de l’approche d’un Sellin quand il tire des textes d’Osée, vous verrez par quels procédés, une chose que lui-même a bien envie de faire sortir. Il a des raisons pour cela et ces raisons nous importent. Ce que m’a apporté M. Caquot là-dessus est également précieux.
Je parlais tout à l’heure d’ignorance : Pour être un père, j’entends non pas seulement un père réel, mais un père du réel, il y a assurément des choses qu’il faut férocement ignorer. Il faudrait, d’une certaine façon, tout ignorer de ce qui n’est pas ce que j’ai essayé de fixer la dernière fois dans mon texte comme le niveau de la structure, celui-ci étant à définir de l’ordre des effets du langage. C’est là qu’on tombe, si je puis dire, sur la vérité -, le sur pouvant aussi bien être remplacé par de. L’on tombe sur la vérité, à savoir que, chose singulière, à envisager cette référence
158- absolue, on pourrait dire que celui qui s’y tiendrait — mais, bien sûr, il est impossible de s’y tenir ne saurait pas ce qu’il dit.
Ce n’est certainement pas là dire quelque chose qui pourrait d’aucune façon servir à spécifier l’analyste. Ce serait le mettre — ou plus exactement, vous êtes tout prêts à me dire que ce serait le mettre au rang de tout le monde. Qui sait, en effet, ce qu’il dit ? Ce serait là une erreur. Ce n’est pas parce que tout le monde parle, que tout le monde dit quelque chose. C’est d’une tout autre référence, de savoir dans quel discours on s’insère, qu’il pourrait s’agir, à la limite de cette position en quelque sorte fictive.
Il y a quelqu’un qui répond à cette position, et que je vais nommer sans hésiter, parce qu’il me paraît essentiel à l’intérêt que, nous, analystes, devons porter à l’histoire hébraïque. La psychanalyse n’est peut-être pas concevable à être née ailleurs que de cette tradition. Freud y est né, et il insiste, comme je vous l’ai souligné, sur ceci., qu’il n’a proprement confiance, pour faire avancer les choses dans le champ qu’il a découvert, qu’en ces Juifs qui savent lire depuis assez longtemps, et qui vivent — c’est le Talmud de la référence à un texte. Celui, ou ce que je vais nommer, qui réalise cette position radicale d’une ignorance féroce, il a un nom — c’est Yahvé lui-même.
Dans son interpellation à ce peuple choisi, la caractéristique de Yahvé est qu’il ignore férocement tout ce qui existe, au moment qu’il s’annonce, de certaines pratiques des religions alors foisonnantes, et qui sont fondées sur un certain type de savoir de savoir sexuel.
Quand nous parlerons d’Osée tout à l’heure, nous verrons à quel point c’est à ce titre qu’il invective. Il vise ce qu’il en est d’un rapport qui mêle des instances surnaturelles à la nature elle-même, qui en quelque sorte, en dépend. Quel droit avons-nous de dire que cela ne reposait sur rien? — que le mode d’émouvoir le Baal qui, en retour, fécondait la terre, ne correspondait pas à quelque chose qui pouvait avoir son efficace? Pourquoi pas ? Simplement, parce qu’il y a en Yahvé, et parce qu’un certain discours s’est inauguré que j’essaie d’isoler cette année comme l’envers du discours psychanalytique, à savoir le discours du maître, à cause de cela précisément, nous n’en savons plus rien.
Est-ce la position que doit avoir l’analyste ? Sûrement pas. L’analyste — irais-je à dire que j’ai pu l’éprouver sur moi-même? —, l’analyste n’a
159- pas cette passion féroce qui nous surprend tellement quand il s’agit de Yahvé. Yahvé se situe au point le plus paradoxal, au regard d’une perspective autre qui serait, par exemple, celle du bouddhisme, où il est recommandé de se purifier des trois passions fondamentales, l’amour, la haine, et l’ignorance. Ce qui saisit le plus dans cette manifestation religieuse unique, c’est que Yahvé n’est dépourvu d’aucune. Amour, haine et ignorance, voilà en tout cas des passions qui ne sont point absentes de son discours.
Ce qui distingue la position de l’analyste — je n’irai pas aujourd’hui à l’écrire sur le tableau à l’aide de mon petit schéma, où la position de l’analyste est indiquée par l’objet a, en haut et à gauche —, et c’est le seul sens que l’on puisse donner à la neutralité analytique, c’est de ne pas participer à ces passions. Cela le fait tout le temps être là dans une zone incertaine où il est vaguement en quête d’une mise au pas, d’une mise-au-parfum, de ce qu’il en est du savoir, qu’il a pourtant répudié.
Il s’agit aujourd’hui d’une approche du dialogue de Yahvé avec son peuple, de ce qui a bien pu se passer dans la tête de Sellin, et aussi de ce que peut nous révéler la rencontre qui se trouve établie avec ce que retient Freud qui est proprement de cette ligne, mais où il s’arrête, où il échoue, faisant de la thématique du père une espèce de nœud mythique, un court-circuit, ou, pour tout dire, un ratage. C’est ce que j’ai maintenant à vous développer.
Je vous l’ai dit, le complexe d’Œdipe, c’est le rêve de Freud. Comme tout rêve, il a besoin d’être interprété. Il nous faut voir où se produit cet effet de déplacement qui est à concevoir comme celui qui peut se produire du décalage dans une écriture.
Le père réel, si l’on peut essayer de le restituer de l’articulation de Freud, s’articule proprement avec ce qui ne concerne que le père imaginaire, à savoir l’interdiction de la jouissance. D’autre part, ce qui fait de lui l’essentiel est marqué, à savoir cette castration que je visais à l’instant en disant qu'il y avait là un ordre d'ignorance féroce, j’entends dans la place du père réel. C’est ce que j’espère pouvoir vous démontrer d’autant plus facilement que nous aurons aujourd’hui, à propos de Sellin, clarifié un certain nombre de choses.
C’est pourquoi je me permettrai de poser d’abord à M. Caquot quelques questions. Il sait bien, puisque je le lui ai exprimé de mille
160- façons, le fond de notre problème sur ce point comment, pourquoi, Freud a-t-il eu besoin de Moïse?
Il est évident qu’il est essentiel pour l’auditoire d’avoir une petite idée de ce que cela signifiait, Moïse. Le texte de Sellin commence effectivement par poser cette question, qu’est-ce qu’était Moïse?, et par résumer les diverses positions de ceux qui l’ont précédé, et sont là en train de travailler avec lui.
Il est exclu que ces positions ne soient clarifiables qu’en fonction de la question de savoir depuis quand Yahvé était là.
Yahvé était-il déjà le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? S’agit-il là d’une tradition dont nous puissions être sûrs ? Ou cette tradition a-t-elle pu être rétroactivement reconstituée par le fondateur de religion que serait alors Moïse en tant que, au pied de l’Horeb, ou plus exactement sur l’Horeb lui-même, il aurait reçu, remarquez-le, écrites, les Tables de la Loi ? C’est évidemment tout différent.
Le livre de Sellin tourne, à proprement parler, autour de ceci — Mose und seine Bedeutung fuir die israelitisch-jüdische Religionsgeschichte.
Pourquoi a-t-il fallu que Sellin nous présente un Moïse tué ? C’est une question que je ne veux même pas aborder pour en laisser entièrement le champ à M. Caquot. Il est certain que ceci est lié étroitement au fait que Moïse est considéré comme un prophète. Pourquoi est-ce au titre de prophète qu’il doit être tué ? Plus exactement, Sellin pense qu’il a subi la mort d’un martyr au titre de ce qu’il est prophète.
Voilà ce que déjà M. Caquot voudra bien nous éclairer.
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