L' acte psychanalytique



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EXPOSÉ DE M. CAQUOT


241- En suggérant que Moïse a pu être mis à mort par les siens, S. Freud se couvre de l’autorité d’Ernst Sellin. Ce bibliste, né en 1867, a été l’un des représentants les plus féconds de l’école exégétique allemande. En 1922, date de publication de son livre Mose und seine Bedeutung für die israelitisch­jüdische Geschichte (« Moïse et sa signification pour l’histoire israélite et juive », il était professeur ordinaire d’Ancien Testament à l’université de Berlin. Comme chez beaucoup de ses contemporains, on reconnaît dans son œuvre d’historien et d’exégète une certaine idéologie et une option méthodologique qu’il n’est pas inutile de présenter afin de faire comprendre les explications qu’il donne de la Bible.

L’idéologie est celle du protestantisme libéral qui voit le sommet de la révélation biblique dans une prédication morale, résumée dans les Dix Commandements et développée par les prophètes du VIII° siècle av.

le proto-Isaïe, Osée, Amos, Michée. Moins sceptique que certains de ses contemporains, E. Sellin tenait Moïse pour le fondateur de la religion d’Israël, l’auteur des Dix Commandements et l’initiateur de la prédica­tion morale que les grands prophètes n’auraient fait que poursuivre. Les prophètes n’auraient pas seulement repris l’enseignement de Moïse, ils auraient encore conservé dans leur tradition des souvenirs de sa vie. C’est pourquoi, selon E. Sellin, Osée ferait dans les passages qu’on va signaler quelques allusions à une mort violente de Moïse dont la littérature « historique» de la Bible ne dit pas un mot (Deutéronome 34,5-6 signale la mort de Moïse et son enterrement ; mais il précise que nul ne
242- connaît l’emplacement de son tombeau, et cette indication un peu mysté­rieuse a fait naître la légende d’une assomption de Moïse au ciel). Sellin pense que la tradition sur la mort violente de Moïse a été censurée par les historiens appartenant au milieu des prêtres.

L’option méthodologique consiste à se méfier du texte hébraïque tra­ditionnel, dit « massorétique ». On lui préfère d’habitude la doyenne des traductions, la version grecque dite des Septante, dont les témoins manuscrits sont le plus souvent très antérieurs au texte hébraïque. Mais même sans le moindre appui dans les versions antiques (grecques, syriaque ou latine), on recourt très volontiers à des corrections du texte hébraïque reçu, en vue de lui donner un sens jugé plus satisfaisant. On suppose que le texte reçu, ou l’hébreu sous-jacent à telle version, a subi au cours du temps des «corruptions » dans la transmission orale ou écrite. L’exégèse ainsi comprise a été parfois l’exercice d’une virtuosité arbitraire. Le travail d’E. Sellin sur Osée en donne quelques échantillons.

C’est probablement en rédigeant la première édition de son commen­taire d’Osée, parue elle aussi en 1922 dans la série intitulée Kommentar zum Alten Testament, qu’Ernst Sellin a cru trouver dans le texte du pro­phète des allusions au meurtre de Moïse. Les passages qu’il relève à l’appui de son hypothèse seront ici brièvement traités tels qu’ils ont été compris avant ou après Sellin et tels que celui-ci les a interprétés et avec quels arguments.
1) Osée 5,2a. L’hémistiche figure dans une invective du prophète contre les prêtres et contre la «maison d’Israël ». Il consiste en trois mots, peu clairs, dont la traduction littérale serait «Et le massacre, des égarés [l’a] ont approfondi. » Le nom traduit par « égarés » a été compris au plus près, semble-t-il, par la tradition juive qui y voit des idolâtres. Mais, dès la première moitié du XIX° siècle, F. W. Umbreit avait pro­posé de remplacer ce mot par le toponyme « Shittim » qui lui ressemble à ceci près que la consonne chuintante initiale est différente, ainsi que la vocalisation de la première syllabe. Cette correction en entraînait d’autres en substituant dans la graphie du premier mot un t simple au t emphatique et en détachant le h final pour en faire l’article appartenant au toponyme, on obtenait une phrase jugée plus satisfaisante comme accusation « Ils ont approfondi la fosse de Shittim. »
244- E. Sellin accueille cette conjecture avec enthousiasme, car le toponyme Shittim lui offre un repère dans la littérature historique qui joue un rôle essentiel dans son argumentation en faveur d’un assassinat de Moïse. C’est le célèbre passage de Nombres 25 où est conté l’égarement des Israé­lites au sanctuaire de Baal Peor, survenu lorsqu’ils séjournaient à Shittim. Les Israélites ont été induits en tentation par les femmes moabites. Dieu s’est irrité en envoyant quelque fléau. Le prêtre Pinhas y met fin quand il transperce un homme d’Israël pris en flagrant délit d’adultère avec une femme moabite. Il est dit un peu plus loin que l’homme s’appelait Zimri et la Moabite Kozbi.

Sellin n’aurait sans doute pas été conduit à entendre comme il l’a fait le passage des Nombres si son interprétation d’Osée ne lui avait commu­niqué l’intuition d’un assassinat de Moïse. Ce qu’il dit de l’épisode de Shittim et de Baal Peor témoigne d’une débordante imagination. Il reconstitue tout un drame dans lequel l’Israélite mis à mort n’aurait été autre que Moïse, dont on sait qu’il avait une femme moabite (Exode 2,15~22), et la mort violente du guide d’Israël aurait eu à l’origine la valeur d’un sacrifice expiatoire faisant cesser le fléau. Plus tard, la tradi­tion sacerdotale aurait entièrement recomposé l’épisode à la gloire du clergé (représenté par Pinhas dont le zèle est rémunéré par l’« alliance »que Dieu lui accorde) et effacé le nom de Moïse. Ce serait lui le héros pri­mitif de l’histoire dont la tradition prophétique garderait l’authentique souvenir ; on aurait substitué à ce nom celui de l’insignifiant Zimri et remplacé le nom de la Madianite Sippora par celui de Kozbi bâti sur la racine signifiant « mentir ».


2) Osée 9,9. C’est à nouveau un réquisitoire prophétique contre «Éphraïm ». Comme en 5,2 « la maison d’Israël », ce nom vise le royaume du Nord, séparé de Juda en 922 et objet constant de la polé­mique d’Osée. Il est question en 9,8 d’un « prophète » auquel Éphraïm tend un piège. Sellin suppose que c’est Moïse. L’hémistiche 8b se terminant par « il [trouve] un adversaire dans la maison de son dieu »permet à Sellin de retrouver le toponyme Shittim avec lequel le nom hébraïque de l’adversaire (mastémah) a quelque ressemblance. Il restitue comme texte primitif: « A Shittim, dans la maison de son dieu. » Au verset 9 on retrouve des mots proches de ceux de 5,2, et aussi difficiles à
244- comprendre, car la traduction littérale serait: « Ils ont approfondi, ils ont corrompu comme aux jours de Guibéah. » Il est probable que le verbe communément traduit par « approfondir » a une valeur modale et sert à indiquer que la corruption dont on accuse « Éphraïm » a été continuelle et systématique. L’allusion aux «jours de Guibéah » concerne un forfait mémorable accompli en ce lieu selon Juges 19. Sellin corrige à nouveau le texte pour le rendre conforme à 5,2 tel qu’il le lit : en changeant les voyelles du verbe « ils ont corrompu », il obtient le substantif « sa fosse »et traduit : « ... à Shittim, dans la maison de son dieu, ils ont profondé­ment creusé sa fosse. »
3) Osée 12,14-13,1. La fin du chapitre 12 (verset 14) est le seul passage d’Osée où le « prophète » désigne incontestablement Moïse : « C’est par l’intermédiaire d’un prophète que YHWH a fait monter Israël d’Egypte et c’est par un prophète qu’[Israël] a été gardé. » Le texte du verset 15 se paraphrasera ainsi, de manière a préciser la valeur des suffixes pronominaux qui sont souvent équivoques en hébreu: « Éphraïm [= Israël] a irrité [YHWHJ amèrement, mais son sang [= le sang qu’Éphraïm a versé] retombera sur lui [Éphraïm] et le Seigneur fera revenir sur lui l’opprobre qu’il a commis. » Israël est ici accusé de crimes de sang, et son châtiment par Dieu est annoncé sans équivoque. La difficulté gît en 13,1 dont la traduction littérale pourrait être « lorsque Éphraïm parlait [il y avait un tremblement ; il s’est élevé en Israël. Mais il s’est rendu coupable à cause de Baal, et il est mort ». Il s’agit selon toute vraisemblance d’une satire sur la grandeur et la décadence de la tribu qui, selon Osée, représente le. plus directement la royauté schismatique, puisque c’est l’Éphraïmite Jeroboam qui a provoqué en 922 la séparation d’Israël (au sens restreint, désignant le royaume du Nord) du royaume de Juda.

La conjecture de Sellin consiste à substituer au nom « tremblement »(dont les consonnes sont rtt) le nom «ma loi » (dont les consonnes seraient trt), à lire au lieu du verbe nasâ (« s’élever ») le substantif nasi (« prince »), à donner au verbe « se rendre coupable » une acception « expier » qu’il croit possible parce que le nom de la même racine désigne un sacrifice expiatoire, enfin à déplacer l’hémistiche 12, 15b après le verset 13,1, ce qui donnerait « (12,14> C’est par un prophète [Moïse] que YHWH a fait monter Israël d’Égypte et c’est par un prophète


245- qu’[Israël] a été gardé. (12,iSa) Mais Éphraïm a irrité [YHWHI amère­ment. (13,1) Lorsque Éphraïm disait ma loi, il était prince en Israël. Il [le prophète] a expié à cause de Baal [du péché de Baal Peori et il est mort. (12, 15b) Mais son sang [le sang du prophète] retombera sur lui [Éphraïm] et le Seigneur fera revenir sur lui l’opprobre qu’il a commis. » Sellin trouve là l’expression la plus claire du sens qu’il a voulu donner au prétendu meurtre du prophète: Moïse aurait été mis à mort par les siens comme une victime expiatoire à la suite du péché col­lectif de Baal Peor. Il justifie cette étrange hypothèse par une déclaration de Moïse en Exode 32,32 où le héros implore pour le peuple le pardon divin pour le péché du Veau d’or, dut-il être lui-même effacé pour cela du livre de Dieu. Mais il n’est pas possible d’ignorer les racines chré­tiennes des idées de Sellin qui trouvait ainsi en Moïse le prototype de mystérieux personnages souffrants dont parle la littérature prophétique:

le « serviteur de YHWH» du Deutéro Isaïe (voir en particulier Isaïe 52,13-53,12) et le « transpercé » de Zacharie 12,10.


Sellin a eu conscience de la fragilité de ses hypothèses de 1922. En 1928, dans un article de la Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft (46, p. 261-263) intitulé « Hosea und das Martyrium des Mose », il reprend l’étude d’Osée 12,14-13,1 en proposant quelques nouvelles cor­rections au texte de 13, la : « Lorsque Éphraïm tenait des propos rebelles [lisant rbt au lieu de rtt], il [à savoir le prophète, c’est-à-dire Moïse] prit [cela] sur lui et il expia. » C’est dans la deuxième édition de son com­mentaire d’Osée, parue en 1929, qu’il se montre le plus sceptique à l’endroit de ses premières intuitions. Il continue à croire qu’Osée a le souvenir d’une mort expiatoire de Moïse, mais il ne la lit plus qu’en 13,1 tel qu’il l’a réinterprété en 1928. En Osée 5,2, il renonce à la correc­tion de F. W. Umbreit, conteste même la pertinence de la référence allé­guée à Shittim pour évoquer l’affaire de Baal Peor, et traduit : « (5,2a) Ils ont creusé profondément la tombe de l’égarement. » En 9,8-9, il ne corrige plus mastémah en « Shittim » et, s’il garde bien sa traduction de 9,9a : «Ils ont profondément creusé sa fosse », il ne pense plus que le «prophète » auquel se rapporte le possessif soit Moïse. Ce serait une per­sonnification de la fonction prophétique telle que Sellin la conçoit : le porteur de la parole divine est destiné au martyre.
246- Comme l’a fait remarquer K. Budde en 1932 (« Goethe zu Mose’s Tod », Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft, 50, p. 300-303), Goethe avait imaginé un siècle et demi avant E. Sellin une mort violente de Moïse : dans une de ses Noten und Abhandlungen zu besseren Verständnis des west-östliches Diwans (dans l’édition Hempel IV, p. 320 sq.), il sup­pose que Josué et Caleb, las de l’indécision de Moïse à franchir le Jour­dain pour entrer dans la terre promise, ont assassiné le vieux guide pour prendre la direction d’Israël. C’est une conjecture plus simple que celle de Sellin, mais non moins gratuite, car l’information laconique de Deutéronome 34,5-6 sur la tombe inconnue de Moïse peut certes exciter les ima­ginations, mais ne justifie aucune hypothèse sur la mort de Moïse. On pourrait se demander si S. Freud ne doit pas au souvenir lointain d’une lecture de Goethe son idée d’une mort violente de Moïse et s’il n’a pas voulu lui donner une justification jugée plus savante en invoquant la seule autorité d’E. Sellin.

NOTICE
247- M. André Caquot, à ma demande, a bien voulu rédiger en 1990 son exposé de 1970. Qu’il trouve ici l’expression de ma gratitude.

Je dois des remerciements au Dr Patrick Valas, qui a mis à ma disposi­tion une transcription des propos tenus sur les marches du Panthéon ; il a également collationné pour cette édition la sténographie de l’ensemble du Séminaire sur les enregistrements.

La relecture des épreuves a mobilisé Mme Judith Miller ; Mme Eve­lyne Cazade-Havas, mon interlocutrice aux Editions du Seuil; Mme Dominique Hechter. Je les remercie de leur contribution.

Enfin, le lecteur pourra participer à l’établissement du texte en m’adressant, à l’adresse de l’éditeur, des observations, voire des correc­tions, dont je tiendrai compte volontiers.

J’ai maintenu la citation erronée, faite page 219, du titre de Balzac, L ‘Envers de l’histoire contemporaine.



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