L'abbé Jules



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Jules-Pierre-Marie Dervelle,

Prêtre.

Le notaire avait fini la lecture. Hochant la tête, il retourna plusieurs fois la feuille de papier timbré, l’examina avec une attention contrite.

– C’est tout ! dit-il, en faisant de la main un geste évasif... C’est bien tout.

Et il se leva en demandant :

– Désirez-vous que je vous en fasse faire une copie ?

Sur un signe affirmatif de mon père, le notaire entra dans l’étude avec le testament.

Ce fut de l’écrasement, de l’anéantissement. Le cousin Debray n’avait point bougé ; le regard fixé sur le parquet, il semblait un bloc de pierre, tant son immobilité était complète, tant la stupeur pesait lourdement sur son corps, le tassait en boule inerte. Pourtant, au bout de quelques minutes, il se leva, à son tour, souffla très fort :

– Ah ! le nom de Dieu de saligaud ! cria-t-il d’une voix sourde.

Et, sans regarder personne, il partit poussant d’effroyables jurons.

Quant à mon père, certes, il avait toujours redouté quelque « farce » suprême de l’abbé, mais ce testament, il ne l’aurait jamais prévu ! Ce testament dépassait sa raison de bourgeois peureux de toute la terrible hauteur d’un sacrilège irréparable ; ce testament perpétuait jusque dans la mort cette vie d’impiété, d’ingratitude, de désordre et de mystification qui avait été celle de son frère ; ce testament était le dernier hoquet de cette âme impénitente, le dernier rictus de ce démoniaque esprit, rictus qu’il reverrait, hoquet qu’il entendrait, sans cesse, désormais. Et ce qui l’affligeait cruellement aussi, c’était cette outrageante indifférence de mon oncle envers une famille qui l’avait soigné, qui s’était dévouée, dans l’enfer de son agonie. Mon père s’attendrissait sur lui-même, sur moi ; il se répétait le cœur gros, les yeux humides :

– Pas un mot pour moi !... Pas un souvenir pour Albert !... Ma femme, je comprends encore... Mais moi !... mais le petit !...

Quand le notaire rentra, apportant la copie, mon père éprouva le besoin de s’épancher un peu, et, doucement, tristement :

– C’est dur, tout de même, une chose comme ça ! dit-il. Mon Dieu ! ce n’est pas tant sa fortune... Il était libre d’en disposer, quoique, en vérité, ce testament soit une infamie... Enfin... Mais c’est le procédé ! Pas un souvenir pour Albert, qui est son filleul, le pauvre enfant !... Tenez ! il ne lui aurait laissé que sa bibliothèque... Ça n’était pas grand-chose, n’est-ce pas ?... Eh bien ! il n’y aurait rien eu à dire !... Et cependant autrefois, à Randonnai, hier encore, aux Capucins, j’ai abandonné, pour lui, mes clients ! Ah ! les gens vont en faire des gorges chaudes !...

Le notaire approuvait, réglait ses expressions de physionomie et ses gestes sur ceux de mon père.

– Oui, oui ! disait-il... très contrariant !... très contrariant... Ce n’est pas un conseil que je vous donne, mais il me paraît attaquable, tout ce qu’il y a de plus attaquable. Je ne sais pas jusqu’à quel point... Enfin, vous ferez ce que vous voudrez !...

– Un procès ! gémissait mon père... Ah ! ma foi, non !... Et puis la blessure n’en serait pas moins là...

Cependant, il serra la copie dans son portefeuille et revint bien vite à la maison, où M. et Mme Robin l’attendaient.

En entendant la lecture du testament, ma mère eut peine à se contenir ; Mme Robin poussa des cris de révolte ; M. Robin s’exclama :

– Il est nul, nul, nul !... C’est un autel à l’impiété, à l’immoralité... Il est nul !... Et comment délivrer ce legs au premier défroqué !... Il est nul.

Durant trois heures, il cita des commentaires du Code civil, des arrêts de la Cour de cassation. Dans les yeux de ma mère était une effrayante et sombre lueur de haine. Mon père, doucement, se plaignait !...

– Pas un souvenir pour le petit !... Et si vous saviez comme nous l’avons soigné !... Le petit lui faisait la lecture... Son filleul, madame Robin, est-ce croyable !... Ah ! il doit rire de nous, Servières !... La bibliothèque à Servières ? Je vous demande un peu ?

L’enterrement fut simple et court, ainsi que mon oncle le désirait. Il fut même presque gai. Pas un prêtre ne vint des paroisses voisines. Comme pour les pauvres gens, aucune draperie ne décora le portail de l’église, ni le maître autel, et l’orgue resta muet. Mais derrière le cercueil, la foule était énorme, une foule chuchotante et gouailleuse, qui commentait le testament de l’abbé... Les réflexions plaisantes, irrespectueuses, s’échangeaient d’un groupe à l’autre ; l’histoire de la malle circulait de bouche en bouche. Et cela faisait, tout le long du cortège, un concert de rires étouffés, de rires ironiques que rythmaient le derrlin, derrlin de la tintenelle, et, de minute en minute, la voix graillonnante d’un chantre. Au cimetière, la foule grossie, se précipita, se bouscula autour de la fosse. Elle s’attendait peut-être à ce que mon oncle allait soulever tout à coup le couvercle de la bière, montrer sa figure grimaçante, exécuter une dernière pirouette, dans un dernier blasphème. Quand le trou fut comblé, l’assistance se retira lentement, déconcertée de n’avoir rien vu de surnaturel et de comique. Personne ne vint jeter un peu d’eau bénite sur la terre nue, où pas une couronne, pas une fleur ne fut déposée.

Le quatrième jour qui suivit la mort de mon oncle, nous nous acheminions, mon père et moi, vers les Capucins. M. Robin, qui devait assister à l’incinération de la malle, avait tenu à nous emmener avec lui. Déjà le notaire, M. Servières, le commissaire de police étaient arrivés. Au milieu de la cour, une sorte de petit bûcher était préparé, un bûcher fait de trois fagots très secs, et de margotins qui devaient alimenter le feu. M. Robin était venu poser les scellés, partout, aux Capucins. On constata que les cachets qui fermaient la malle avaient été respectés, puis M. Servières et le commissaire de police apportèrent la malle dans la cour, et la calèrent, avec précaution, sur les fagots. Ce fut un moment d’émotion vive, et presque de terreur. Le mystère qui gisait au fond de cette malle inquiétait. Et il allait se dissiper en fumée ! On le redoutait, mais on aurait voulu le connaître. Et tous, nous avions les yeux tendus sur la malle, des yeux pointus qui s’efforçaient de traverser les planches, les affreuses planches vermoulues et gondolées, lesquelles nous dérobaient... quoi ?... Le juge de paix se rapprocha de mon père, et très pâle, il dit :

– Si c’était plein de matières explosibles !

Mon père le rassura.

– Si ç’avait été comme ça, fit-il, c’est moi qu’il aurait chargé de mettre le feu à la malle.

M. Servières inséra des bouchons de paille flambante dans l’entrelacement des fagots. D’abord, d’épaisses colonnes de fumée montèrent dans l’air tranquille, à peine inclinées par une légère brise de l’est. Peu à peu, le feu couva, pétilla, la flamme grandit, tordant les branches sèches, une flamme jaune et bleuâtre qui bientôt vint lécher les flancs de la malle ! Et la malle s’alluma, glissant, s’affaissant dans le brasier. Les côtés, vermoulus et très vieux, s’écartèrent, s’ouvrirent brusquement ; un flot de papiers, de gravures étranges, de dessins monstrueux s’échappèrent, et nous vîmes, tordus par la flamme, d’énormes croupes de femmes, des images phalliques, des nudités prodigieuses, des seins, des ventres, des jambes en l’air, des cuisses enlacées, tout un fouillis de corps emmêlés, de ruts sataniques, de pédérasties extravagantes, auxquels le feu, qui les recroquevillait, donnait des mouvements extraordinaires. Tous nous nous étions rapprochés, les prunelles dilatées par ce spectacle imprévu.

– Va-t’en !... va-t’en, petit !

C’était mon père qui m’avait pris par le bras, et me renvoyait, loin du bûcher.

– Va-t’en !... va-t’en, petit.

Je me retirai, l’esprit très troublé, et me postai à l’entrée de l’allée de lauriers. Durant un quart d’heure, tous les cinq, ils restèrent là penchés au-dessus de la flamme, balançant, au bout de leur col étiré, des têtes curieuses et des regards voraces.

Le feu s’éteignit, la fumée se dispersa. Et toujours ils regardaient le tas de cendre qui se refroidissait.

Le retour à Viantais fut silencieux. Sur la place, au moment de quitter M. Robin, je levai les yeux sur la maison des demoiselles Lejars. Derrière sa fenêtre, le petit Georges cousait, plus courbé, plus terreux, plus anguleux que jamais. Ses mains allaient et venaient, tirant l’aiguille.

– À ce soir ! dit mon père au juge de paix.

– À ce soir ! répondit M. Robin.

Le soir, la vie recommença comme par le passé. À plusieurs reprises, mon père s’écria :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer à Paris ?

Et il me sembla que j’entendais un ricanement lui répondre, un ricanement lointain, étouffé, qui sortait, là-bas, de dessous la terre.

Kérisper. Juillet 1887, janvier l888.

Cet ouvrage est le 1032e publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.



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est la propriété exclusive de



Jean-Yves Dupuis.


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