XXIII
LE MEÏNAM
Le Fortune, après avoir traversé le golfe du Bengale, passé entre l’île Andaman du nord et le rocher des Cocos, contourna la presqu’île de Malacca. Le 9 juillet au soir, il arrivait en vue de Paknam.
Des rives basses et nues que protège une barre, produite par le refoulement des eaux du fleuve Meïnam en contact avec celles de l’Océan. À gauche du courant, en avant de la ville de Paknam, d’où émergent les clochetons, les dômes de nombreuses pagodes, une redoute armée de canons Armstrong. À droite, une batterie semblable. Au milieu, partageant le fleuve en deux bras, l’île fortifiée de Chédi-Pak-Nam, dominée par la flèche conique de la pagode qui lui a donné son nom. Telle se présente l’embouchure du grand fleuve siamois, le Tchan-Phya-Meïnam, c’est-à-dire Prince-Chef-Mère des Eaux.
Or, le 6 juillet au soir, un canot dirigé par deux rameurs seulement et venant du nord, de la direction de Bangkok, avait accosté en face de la ville. Un homme de tournure européenne, assis à l’arrière, sauta sur la berge et s’enfonça dans les ruelles de l’agglomération. Les pagayeurs, après avoir amarré la barque, se couchèrent dans les herbes touffues du rivage, sans souci des moustiques dont le bourdonnement accompagnait le clapotis de l’eau.
L’Européen marchait d’un bon pas. Il devait être accoutumé à la silhouette bizarre des maisons siamoises, dont les toits en étages se retroussent aux angles vers le ciel, car il n’avait pas un regard pour elles. Il longeait les murailles curieusement incrustées de lakes, de porcelaine, de verre, effleurait les rameaux parfumés des plantes grimpant aux colonnes des vérandas, sans lever la tête. Évidemment il regardait en lui-même. Enfin, il s’arrêta devant une habitation plus spacieuse que les autres. C’était la demeure d’un fonctionnaire, car le pavillon central était surmonté d’une toiture à six corniches superposées, en souvenir des six purifications de Bouddha.
Auprès de la porte close, un disque de tôle était suspendu par deux chaînes ; fixé au mur par une chaîne également, une sorte de pilon de bois au manche allongé oscillait lentement. Le promeneur le prit et s’en servit pour heurter la plaque métallique, qui résonna gravement dans le silence. À l’appel du gong, la porte tourna sur ses gonds. Un soldat, à la tunique bleue, au casque surmonté de la pointe sivaïque, parut :
– Le mandarin Bob-Chalulong ? demanda le visiteur.
Et comme l’autre hésitait, l’Européen éleva ses mains à la hauteur de ses oreilles, l’index et le médium dressés.
– Ordre de Somdetch-Phra-Paramendr-Choufachulalon-Korn, roi de Siam.
À l’instant le soldat se prosterna, les coudes et les genoux touchant le sol, puis indiquant à l’envoyé du roi la salle de réception éclairée par une lanterne enveloppée de soie rose, il s’élança à travers les appartements. L’inconnu se laissa tomber sur un divan – meuble européen qui étonnait dans cet intérieur asiatique. – Un sourire dédaigneux crispa sa bouche :
– Ombre de soldat agenouillée devant une ombre de roi, murmura-t-il. C’est faire œuvre de civilisation que donner ce pays à l’Angleterre. La grande nation seule tirera parti de ses richesses ; elle métamorphosera les singes en hommes.
Il s’interrompit. Des pas légers glissaient sur le sol et, par la porte entre-bâillée, un filet de lumière éclatante se glissait, rendant obscur, par comparaison, le demi-jour qui régnait dans la pièce. Les battants s’ouvrirent et sur le seuil, escorté de trois soldats dont chacun portait un candélabre à trois branches, parut le mandarin Bob-Chalulong, couvert de sa tunique bleue à parements jaunes, le casque en tête, la poitrine constellée de décorations baroques.
– Salut à l’envoyé du roi, fit-il en se prosternant ; salut au messager du fils des étoiles, cousin du Soleil et frère de la Lune.
Les guerriers se livraient à des salamalecs sans fin. Déposant les candélabres à leur droite, ils s’allongèrent sur le sol, le nez contre les dalles peintes de couleurs variées. Puis les flambeaux passèrent à gauche, et les nez se remirent en contact avec la pierre. L’inconnu s’était retourné.
– Les imbéciles, ils vont me donner toute l’étiquette réservée aux courriers royaux. Ces drôles me reconnaîtront et alors…, adieu le secret de ma mission.
– Illustre messager, psalmodiait le mandarin, si j’avais pensé qu’en ma maison tes pieds respectés te porteraient pour m’honorer et mille et cinq cents fois, j’aurais endossé le manteau aux six bandes azurées, fixé sur ma poitrine l’image d’or de Hoalaman à la queue de dragon, aux jambes terminées par des mains. Mais j’ai craint de faire attendre ta Grandeur…
Le visiteur frappa du pied avec impatience :
– C’est bon ! c’est bon ! renvoie tes guerriers.
– Mais, courrier divin, tu n’y songes pas…, l’étiquette !…
– Obéis à ce qu’a décidé Celui qui n’a pas de maître.
– Ordre du roi. Je me prosterne dans l’obéissance.
Sur un signe, les soldats s’éloignèrent emportant les flambeaux. Alors l’Européen se leva et se plaçant sous la lanterne, de façon que son visage fût en pleine lumière :
– Me reconnais-tu ?
Le mandarin poussa un cri :
– Le seigneur Rolain, Le Sage venu d’Europe pour être l’ami et le conseil du roi des rois.
– Major Rex Siamensium, acheva le messager, citant les trois mots latins, importés on ne sait d’où, dont le maître du Siam fait suivre ses nom et prénoms. Assez de salutations, poursuivit-il, arrêtant son interlocuteur qui se préparait à redoubler de génuflexions ; dépouille tes habits de cérémonie, tu vas m’accompagner aux forts de Paknam.
– Aux forts de Paknam ?
– Oui. Ne t’y attendais-tu pas ? N’as-tu pas appris que les Francs, maîtres de l’Annam et du Tonkin, osent prendre les armes contre la Lumière de Siam ?
– On le disait, vénéré messager, mais je n’y croyais pas.
– Cela est cependant. À cette heure, deux canonnières de ces maudits, l’Inconstant et la Comète, pilotées par le Jean-Baptiste-Say, des Messageries fluviales de Cochinchine, se préparent à quitter Saïgon. Dans quelques jours elles seront ici, caressant le fol espoir de forcer le passage de Paknam et de venir à Bangkok même braver notre maître.
– Par Bouddha ! fit le mandarin Bob-Chalulong d’une voix tremblante, qui démontrait sa faible confiance dans la valeur de ses troupes. Ils agiront ainsi ?
– Non, car nous les en empêcherons.
– Vous pensez ? ô courrier !
– Oui, nous frapperons un coup de foudre. Le monde étonné apprendra en même temps l’insulte et le châtiment. Mais exécute mes ordres et surtout que nul ne soupçonne ma présence. Va.
Dix minutes s’étaient à peine écoulées que Bob-Chalulong, emprisonné dans un uniforme bleu foncé, portant sur la tête le bonnet plat des troupes anglaises, se glissait dehors avec le confident du roi. Ce dernier, le visage couvert d’un voile de gaze replié sur le front et sur la bouche, de telle sorte que personne n’aurait pu le reconnaître, marchait sans mot dire. Suivant la route parallèle au fleuve, les deux hommes sortirent de la ville et atteignirent bientôt la redoute qui commande la rive gauche.
Personne ne les arrêta. La garnison dormait et les factionnaires, jugeant inutile de veiller, s’étaient couchés à leur poste, cherchant dans le rêve une compensation aux exigences du service militaire.
– Dix coups de bâton à chacun de ces hommes, prononça durement Rolain.
– Ta volonté sera faite, seigneur.
– Bien. Veille désormais à ce que de pareilles licences ne se reproduisent plus. Que dirait le roi, que dirait l’Angleterre notre alliée, s’ils voyaient nos guerriers aussi indifférents à la veille d’une attaque des Francs ?
À grand’peine on découvrit l’officier chargé de la défense de la redoute. Le Mandarin lui parla sévèrement, le menaça des plus terribles peines s’il n’accomplissait pas son devoir. Il lui annonça la venue prochaine des ennemis, lui recommanda de veiller, de mettre l’artillerie en état.
Sur la rive droite, dans l’île de Chedi-Pak-Nam, les mêmes scènes se reproduisirent. Le confident du roi et le Mandarin revinrent vers la ville.
– Bob-Chalulong, dit le premier en prenant congé, chaque nuit, tu feras une ronde, et tu te montreras impitoyable pour quiconque enfreindra la discipline. Ta tête répond de ton zèle.
– Seigneur, je t’obéirai.
– Maintenant ouvre tes oreilles et souviens-toi. Dans la nuit du 11, dans cinq jours, tu m’entends ?
– Oui, maître.
– Les canonnières siamoises, au nombre de huit, descendront le fleuve et viendront s’embosser près des deux berges. Tu auras eu soin de couler des jonques afin de ne laisser qu’un étroit chenal navigable.
– Ce sera fait.
– D’ici là, des officiers danois et anglais, au service du roi, viendront te trouver. Ils établiront des circuits électriques destinés à communiquer le feu à des engins effrayants, les torpilles, qui seront confiées au fleuve sous ma direction.
– Dans la nuit du 11 ?
– Oui. Tu aideras ces officiers de tout ton pouvoir. Tu interdiras aux habitants de s’approcher durant leurs travaux.
– J’interdirai cela.
– Et pour la pose des torpilles, comme personne au monde ne doit pouvoir indiquer leur place à nos ennemis, tu avertiras les citoyens de Pak-nam que tout homme, rencontré hors de chez lui après huit heures du soir, sera livré aux tigres du roi.
Le Mandarin s’inclina avec terreur. Ramousi d’origine, comme son ami Nazir – on se souvient que celui-ci lui avait télégraphié de Calcutta – il avait pris du service dans l’armée siamoise, parce que sa situation lui permettait de réaliser de jolis bénéfices. Jamais il n’avait cru à la possibilité d’un conflit entre la paisible population et une nation européenne. Et tout à coup le seigneur Rolain, dont l’énergie connue en imposait aux plus braves, lui tombait sur les épaules, soufflant la guerre, ponctuant ses phrases de mots terrifiants : le bâton, la mort, le tigre, les torpilles.
Ses jambes tremblaient sous lui. Il se souvenait du télégramme laconique de son frère de caste. Nazir était en route avec des étrangers, des Français ; la dépêche l’affirmait. Il désirait que la maison de Bob devînt la sienne, que ses compagnons y fussent hébergés. Des Français chez lui ! Comment leur cacherait-il les préparatifs belliqueux ? Ils découvriraient le mystère, le dévoileraient peut-être, et alors, lui, Bob de son nom hindou, Chalulong de par sa patrie d’adoption, serait déclaré traître, livré au tigre. Non, de mandarin devenir beefteak ad usum tigrorum, la métamorphose n’était pas acceptable. Il valait mieux tout avouer au seigneur Rolain. Et timidement, Bob le retint par le pan de sa blouse de chasse en murmurant :
– Seigneur, lisez ceci.
Il présentait en même temps la dépêche de Nazir.
– Eh bien ? demanda le conseiller du roi après avoir parcouru les deux lignes.
– Votre suprême intelligence a compris…
– Que des Français se rendent ici avec un ami à toi.
– Un ami, seigneur, plus que cela, un Hindou de même caste et de même nation. Il veut ma maison, je dois la lui donner sous peine d’être exilé à jamais de ma patrie.
– Donne-la-lui.
– Quoi ? vous pensez ?… mais ils vont me gêner pour l’exécution de vos ordres.
– Renvoie tes soldats de garde aux retranchements. Fais que ta demeure n’ait rien de militaire. Au surplus, ton ami, un Ramousi comme toi, n’est-ce pas ?
– Oui, seigneur.
– Un voleur par conséquent. Il doit tramer quelque chose contre ces « illustres étrangers français. » Aide-le, ce sont des ennemis et même – Rolain songea un instant – qu’il les amène à Bangkok. Le palais s’ouvrira devant lui…
– Vous consentiriez ?
– Oui, adieu ; souviens-toi.
L’Européen sortit sur ces mots, mais quand il eut fait quelques pas dans la rue :
– Après tout, ces gens-là sont peut-être de précieux otages. Enfin on verra.
Et accélérant son allure, il se dirigea vers l’endroit où il avait laissé son embarcation. Les pagayeurs sautèrent sur leurs avirons, et glissant comme une hirondelle à la surface des eaux, le canot remonta vers Bangkok. Il était environ huit heures du matin lorsque l’esquif passa devant le cimetière protestant, derrière lequel on aperçoit le New-Road, rue de dix kilomètres, qui aboutit à la ville Royale, est éclairée au gaz et est desservie par un tramway tiré par des poneys. Puis les consulats suédois et américain, le débarcadère des bateaux de la Compagnie Bornéo, l’église protestante, les docks de Bangkok, l’hôpital, les consulats, danois, français, anglais, portugais, autrichien et allemand, tous sur la rive gauche, avec leurs jardins venant mourir au bord du fleuve, défilèrent sous les yeux de Rolain.
Il eut un regard pour le pavillon tricolore, passa indifférent devant le drapeau bleu à croix jaune de Suède, devant les étoiles de l’Union, la bannière rouge à la croix blanche du Danemark. Mais à hauteur du consulat d’Angleterre, il scruta des yeux la façade. À une fenêtre, un objet rouge, écharpe ou manteau, flottait, agité par le vent.
– Bon, murmura le conseiller du roi, il m’attend.
Et sans accorder un regard aux couleurs bleue et blanche du Portugal, jaune d’Autriche-Hongrie, noire, blanche et rouge de l’empire Allemand, il excita les rameurs.
Le débouché du canal du Régent s’ouvrait sur la rive droite, et soudain aux habitations clairsemées, entourées de jardins et de rizières, succédait le prodigieux fouillis de maisons aux toits pointus qui forme Bangkok. Les hautes tours de la pagode de Wat-Cheng, terminées par la flèche sivaïque à six branches, celles de la nécropole de Wat-Saket, les dômes, les aiguilles de la ville royale formaient un imposant panorama. Et bordant chaque berge, une ville flottante, des baraques édifiées sur des radeaux qui montent ou descendent le long de pieux, suivant le niveau du fleuve.
– Obliquez à droite, ordonna Rolain, de façon à raser les radeaux. Les pagayeurs obéirent. En passant devant les canaux, rues aquatiques ménagées entre les bateaux-maisons, la berge apparaissait couverte par les constructions du quartier de Tulat-Sampang avec son marché. Partout la foule grouillante. Sur la terre ferme, sur les jonques, sur les plate-formes flottantes, des gens affairés, discutant, pérorant, personnifiant l’offre et la demande, remplissaient l’air de leurs cris. En avant, un mur de briques, enceinte de la ville royale interdite au peuple, se dressait perpendiculaire au cours du Meïnam. Une tourelle plongeait sa base dans l’onde. À son sommet flottait le drapeau rouge de Siam, sur lequel se détachait en blanc la forme de l’éléphant sacré.
– Stop ! dit Rolain.
Les rames se levèrent, et le canot courant sur son aire s’arrêta le long d’un des planchers mobiles. Le conseiller du monarque siamois y prit pied et disparut dans la cabane qu’il supportait. Un homme s’y trouvait déjà. Son teint rose, ses favoris blonds, sa démarche raide eussent suffi à trahir sa nationalité, alors même qu’il n’eût pas jugé à propos d’entamer l’entretien dans le plus pur anglais :
– All’s ready ? fit-il.
– Oui, tout est prêt.
– L’entrée du fleuve est barrée ?
– Elle le sera le 11.
– Parfait ! Que les Français ne puissent remonter jusqu’à Bangkok et nous gagnons du temps ; nous décidons la Triple-Alliance à faire des représentations au gouvernement de la République. On lui allouera une indemnité pour les affaires du Mékong. Notre influence s’accroît ici en raison du service rendu. En agitant le spectre de la guerre avec la France, avant six mois écoulés, nous établissons le protectorat anglais sur ce pays. C’est le complément indispensable de notre empire Hindou.
– Je m’y emploie de mon mieux, vous le constaterez, milord.
– Je le reconnais volontiers.
– Et j’aurai bien gagné…
L’Anglais se mit à rire :
– Une récompense. Certainement, monsieur Rolain, nous n’oublierons pas que vous êtes Belge et par conséquent moins sensible que nous à l’accroissement de la puissance anglaise. À propos, c’est dans la nuit du 11/12, que vous posez les torpilles ?
– Oui, milord.
– Si vous le permettez, je vous accompagnerai. Quand on fait une affaire, il est bon d’opérer soi-même.
– Je serai enchanté de jouir de votre compagnie.
– C’est bien. Inutile de nous revoir d’ici là. Pour ne pas attirer l’attention, je vous rejoindrai hors de la ville, à l’extrémité sud de New-Road.
– Entendu, milord.
Les deux hommes se touchèrent la main. Rolain sortit, reprit place dans son bateau, qui aussitôt enlevé par les rameurs attentifs, reprit sa course dans la direction de la ville royale. Quant à l’Anglais, il souleva un rideau de toile grossière qui partageait la cahute en deux et démasqua deux hommes doués ainsi que lui du type saxon.
– Vous avez entendu, gentlemen ?
– Yes, parfaitement.
– Grâce à la résistance organisée par notre allié, le courant d’opinion que nous établissons en Europe au moyen de la presse anglaise a le temps de se manifester. Sous la pression des États confédérés, la France renoncera à la lutte et sera confinée dans l’Annam et le Tonkin, laissant tout le cours moyen du fleuve Mékong au Siam, c’est-à-dire à nous. Dès lors notre Railwav-Birman, de la frontière du Yun-Nam à la mer, avec raccordement sur le Meïnam et Bangkok, est la seule voie commerciale par où pourront s’écouler les produits de la Chine méridionale. La colonie de nos vieux adversaires est ruinée et nous empocherons de forts bénéfices. All right !
– All right ! répétèrent les autres.
– Nos actionnaires du Birman-and-Thaï-Railway penseront que trois millions sont peu de chose pour avoir mené à bonne fin une opération aussi importante. Venez gentlemen and laught at the little french.
Se moquer du petit Français paraît délectable à tout citoyen du Royaume-Uni. Le triumvirat composé, ainsi qu’on le devine, d’administrateurs du chemin de fer projeté à travers la Birmanie, poussa un laugh approbatif et regagna gaiement le rivage.
Cependant la barque de M. Rolain avait dépassé le mur d’enceinte de la ville royale, le poste télégraphique numéro 1 qui fait vis-à-vis à l’église catholique de Sainte-Croix, puis, abandonnant le lit du Meïnam, elle s’était glissée dans le canal de Talat dont la ligne semi-circulaire partage la ville de « Celui au-dessus duquel on ne marche pas » en deux arcs de cercle concentriques. Longeant les casernes elle aborda devant le large escalier de pierre situé auprès de l’École militaire. À peine Rolain avait-il sauté sur les degrés que l’esquif se remettait en marche. Les pagayeurs allaient le remiser dans le dock royal sur la rive droite du Meïnam. Rolain se pencha sur l’eau bleue, y trempa le bout des doigts, se frotta les yeux.
– Je suis las, fit-il à voix basse ; quand donc en aurai-je fini avec ces princes d’opérette ? Quand pourrai-je retourner dans mon cher Bruxelles et réaliser le rêve caressé depuis des années : vivre obscur entre une Flamande accorte aux yeux bleus et de gros poupons blonds ? Oh ! la pauvreté, la nécessité de faire fortune ! – Puis se gourmandant :
– Allons, allons, ami Rolain, vous devenez bucolique quand vous avez sommeil. Vous n’ignorez pas qu’au réveil vous vous souciez peu des Flamandes et des enfants. Il faut vous reposer. Mais avant, une corvée encore : enflammer le courage du valeureux roi de Siam… Obus et mitraille, voilà le mot d’ordre ! – Et avec une ironie amère :
– Tout cela pour arriver à la construction d’un chemin de fer ; c’est bien prosaïque.
Avec un haussement d’épaules, il monta les degrés et s’avança rapidement vers une muraille revêtue d’ornements multicolores en porcelaine, au faîte doré, marquant dans la ville interdite la limite plus interdite encore du palais proprement-dit.
Dostları ilə paylaş: |