XXXVII
UN ÉLÉPHANT
Le 3 septembre 1894, vers quatre heures, Marcel et ses compagnons aperçurent le lac Tchad. Dans la chaleur accablante, ils marchaient depuis le matin, Ils avaient fait la sieste au sommet d’une éminence boisée, et tout à coup, en reprenant la route, le lac leur était apparu, à travers une éclaircie de la futaie.
L’immense nappe d’eau s’étendait au loin ainsi qu’une mer. Ses rives vaseuses étaient couvertes de roseaux géants, parmi lesquels se produisaient de brusques ondulations, indiquant le passage des crocodiles qui pullulent dans ces marécages. Mais la terre ferme offrait un riant tableau.
Un village « Nioba » dressait là ses paillottes enfermées dans une palissade de bois. À l’entour les champs de sorgho, de mil, de manise alternaient avec les plantations d’orangers doux, de pommiers acajou, de goyaviers, d’ananas. Plus loin des bananiers se mêlaient aux caféiers. Puis venaient des plants de melons d’aspect étrange avec leur feuillage vert sombre où les fruits dessinaient des sphères d’or.
Pour les voyageurs exténués, un pareil pays semblait une « nouvelle terre promise » ; aussi tous, retrouvant des forces, descendirent la hauteur avec rapidité.
Sans doute ils avaient été signalés, car en débouchant dans la plaine, ils virent venir à eux une troupe nombreuse. C’étaient des guerriers, des femmes, des enfants. Chose étrange ; les hommes étaient couverts de cuirasses de toutes provenances. Le léger bonnet d’acier des Sarrazins se montrait auprès du heaume de l’ancien baron féodal ; la salade du hallebardier avait pour voisine un casque moderne de cuirassier.
Pour le reste il en était de même. Cottes de mailles, armures, brassards, jambières hétéroclites.
Mais malgré cet appareil belliqueux, les indigènes ne manifestèrent aucune intention hostile. Ils se bornèrent à entourer la petite troupe de loin et à la suivre jusqu’au village en chantant :
Kamé té balandri fagaï
Enna Kamé Rab Pharaun
Kamé Mouché ekbé Mohamé
Enta odé liass’gatarbé Issa.
– Ah ! remarqua Sagger dont l’érudition avait décidément son bon côté, c’est un chant de bienvenue. Et à sa forme, je crois pouvoir affirmer que nos hôtes sont des Peuhls ou Foulanis.
– Des Foulanis, interrompit Claude. Mais alors c’est une des peuplades de race blanche signalées par les explorateurs.
– Précisément. On croit que ces tribus Peuhls sont d’anciennes émigrations Égyptiennes dont elles ont le type. Tenez, regardez ces femmes ; grandes, élancées, les membres fuselés et le visage brun mais régulier, n’offrent-elles point une ressemblance parfaite avec les personnages des bas-reliefs de l’antique Égypte.
C’était vrai. Rien chez les indigènes ne rappelait le profil bestial du nègre. D’un rouge foncé, les hommes dont la tête n’était pas cachée par un casque, montraient leurs cheveux lisses, non laineux. Leurs barbes soyeuses étaient tressées en fines cordelettes ainsi que celle des sacrificateurs Isiaques.
Chez les femmes, l’allure Égyptienne était encore plus frappante, grâce à des bandelettes d’étoffe tombant de chaque côté des joues, comme les parures symboliques des Sphinx de la vallée du Nil.
– Mais enfin, reprit miss Diana, qu’a donc de si particulier leur chanson ?
Sagger réfléchit un instant :
– Ceci, miss. Elle nous apprend quelle est la religion de la tribu, et comme elle contient les noms des quatre prophètes reconnus par les Peuhls, je pense que mon assertion est exacte. En effet ils disent à peu près ceci :
Toi qui marches vers nous, tu es le bienvenu.
Au nom du très grand Pharaon
Des prophètes Moïse et Mahomet
Tu es le bienvenu aussi au nom de Jésus.
Tous se récrièrent :
– Quelle salade, dit Claude. Pharaon, Moïse, Mahomet, Jésus.
– Les quatre prophètes Peuhls.
On arrivait au village. Les cases propres, bien entretenues, laissaient entre-elles une large rue dans laquelle les européens s’engagèrent. À l’extrémité une vaste place était ménagée. Une case plus grande que les autres, enceinte d’une forte palissade, en occupait le centre.
À ce moment une partie de la palissade s’abattit, à la façon d’un pont-levis ; au milieu de l’ouverture, droit dans une tunique blanche, le crâne couvert d’un bonnet jaune, un indigène de haute taille apparut. Lentement il s’approcha des européens qui s’étaient arrêtés à sa vue. Il les examina un instant en silence, puis s’adressant à Simplet placé un peu en avant du groupe, dans un idiome bizarre composé de mots anglais, français, ou sabir :
– Toi, réponds à Mokba, interprète et poète du chef Sokloto. Es-tu Doutschi, Ingli ou Franchi ?
Et comme le sous-officier exprimait par sa mimique qu’il ne comprenait pas la question, l’interprète Mokba lui présenta une feuille de parchemin sur laquelle étaient figurés en couleur les drapeaux des trois grandes nations qui se partagent l’Afrique : Allemagne, Angleterre, France.
– Quel étendard est le tien ? fit-il.
Du doigt, Simplet désigna le pavillon tricolore à l’ombre duquel, petit soldat, il avait servi. Aussitôt le visage du Peuhl s’épanouit :
– Franchi. Étais-tu donc de ceux que les Doutschi retenaient prisonniers à leur établissement de Bifara ?
– Comment sais-tu cela, demanda le jeune homme surpris ?
– Comme nous savons tout au pays noir. Les nouvelles se communiquent vite chez nous. Nous savons même que les Doutschi se sont massacrés entre eux.
– C’est à la faveur du combat que nous avons pu nous échapper.
– Ils sont donc tes ennemis ? – et avant que Simplet pût répondre :
– Pardonne la question. Le bruit est venu jusqu’à nous d’une guerre entre ta nation et la leur, où tant de guerriers furent engagés, qu’il semblait que les peuples du monde avaient pris les armes. Oui, il y eut de grandes batailles. Les champs paternels sont fertiles depuis, car ils ont bu le sang généreux des jeunes hommes.
Mokba parlait pour lui seul, oubliant la présence des Européens. Il s’interrompit soudain.
– Fou que je suis. J’improvise le chant de mort des générations disparues, et j’omets de te transmettre les paroles du chef Sokloto. Doutschi, je t’aurais ordonné de quitter notre territoire. Ingli, je t’aurais permis de camper hors du village. Franchi, je t’invite à me suivre avec tes compagnons dans la case de mon maître. Il t’attend.
Cinq minutes plus tard, les voyageurs pénétraient dans la case construite en pisé et recouverte d’un toit de chaume. Le chef Sokloto, beau vieillard drapé majestueusement dans un manteau blanc rayé de bleu, les chevilles serrées par le touba – pantalon flottant – les reçut le sourire sur les lèvres. Il les fit asseoir sur les nattes qui composaient tout l’ameublement. Mais si les sièges faisaient défaut, le chef y suppléa à force d’amabilité.
À son appel des femmes parurent. Les unes apportèrent dans des vases de terre au col allongé, le dolo de bienvenue, boisson fermentée fabriquée avec le miel. D’autres déposèrent devant les voyageurs des calebasses remplies de lac-lalo, sorte de conserves, ou de mafé, ragoût composé de viande, de riz et d’huile d’arachides.
Tout en mangeant avec un appétit réjouissant, Sokloto interrogeait par l’intermédiaire de Mokba. Sa curiosité n’était jamais satisfaite. Il voulait savoir d’où venaient les européens ; où ils allaient ; comment Sourimari, jeune fille d’une race inconnue de lui, se trouvait en leur compagnie.
Et sans se lasser Simplet, devenu l’orateur de la caravane, répondait. Sa complaisance du reste devait être récompensée. Comme il expliquait que ses amis et lui voulaient rejoindre Antonin Ribor, Sokloto poussa une exclamation gutturale.
– Qu’est-ce ? fit le sous-officier.
– Le chef, répliqua Mokba, dit avoir vu celui que tu cherches.
– Vu ! s’écria Yvonne. Mon frère ! où est-il ?
– Vers le Nord, déclara l’interprète. Il a passé ici, il y a cinq jours. Avec lui marchaient des Maures trarzas et un homme de sa nation qui les commandait.
– Canetègne, gémit Mlle Ribor !
– C’est là en effet le nom que lui donnait son ami.
– Son ami ?
– Ne l’est-il pas ? Ils semblaient au mieux ensemble. Ici ils ont loué des pirogues et des rameurs pour traverser le lac Tchad. Leur intention était d’emprunter ensuite la route des caravanes qui font le commerce entre le pays de Bornou et celui de Tripoli.
Tous écoutaient, le cœur serré. L’émissaire, envoyé par Canetègne à la mission de Bifara, avait dit la vérité. L’Avignonnais ramenait en Europe Antonin Ribor, privé de la preuve sur laquelle Yvonne comptait pour confondre son accusateur. La jeune fille devrait consentir à être madame Canetègne, à moins de s’exiler à jamais de ce pays de France où elle avait rêvé d’être heureuse.
Sokloto se taisait, étonné de l’expression désolée répandue sur le visage de ses hôtes. Dans le silence, Simplet murmura :
– C’est bien simple…
Oh ! la bonne parole ! Ce tic qui jadis agaçait Yvonne, rappela les couleurs à ses joues :
– Parle, pria-t-elle. Parle, Marcel, car toi seul es capable de me sauver.
Le sous-officier lui adressa un doux regard :
– Je songeais, petite sœur, que l’affirmation d’Antonin, venant s’ajouter à la tienne, embarrasserait certainement M. Canetègne devant les juges de Lyon. Que dès lors, notre ennemi ne sera pas assez sot pour conduire ton frère en France.
– Alors tu crois ?…
– Je crois que pour déjouer les projets de ce coquin, il faut le rejoindre. Il a traversé le lac, traversons-le. Notre hôte est bien disposé ; proposons-lui de nous louer les pirogues nécessaires.
La motion fut adoptée. Mais Sokloto, à qui Mokba avait transmis la demande des européens, avoua que ses pirogues, au nombre de cinq, avaient été à peine suffisantes pour M. Canetègne et sa suite. Les embarcations, conclut-il, rentreraient sans doute le lendemain. Dès le jour suivant elles seraient à la disposition des voyageurs.
Le chef Peuhl était décidément un brave homme. Voyant le désappointement de ses hôtes, il voulut les consoler de leur inaction forcée. Des hérauts parcoururent le village, enjoignant aux guerriers de se préparer à une chasse à l’éléphant, dont Sokloto donnerait le spectacle à nos voyageurs. Les traces d’un animal de grande taille avaient été relevées aux environs. Et comme le sport annoncé ne les déridait pas assez au gré du Foulani :
– La nature seule apaise les soucis des hommes, modula le poète Mokba. Étrangers, descendons au bord du lac et puisez le calme dans la vue de la terre qui s’endort.
Tous obéirent à cette invitation. L’interprète avait dit vrai. Ils oublièrent leurs angoisses devant l’admirable décor qui se déroula devant leurs yeux.
Sur les rives du lac empourpré par le soleil couchant, de longs troupeaux de bœufs venaient boire, sous la garde de pâtres qui poussaient des cris et lançaient des pierres dans les roseaux pour éloigner les caïmans. Dans les arbres proches du bord de l’eau, des myriades d’oiseaux, de perroquets faisaient entendre leur babil assourdissant, des singes sifflaient tout en exécutant les plus grotesques cabrioles. À la surface du lac, des bandes de pélicans tournoyaient lourdement, préludant ainsi à la pêche nocturne. Et au loin, dans la forêt obscure qui marquait la limite des cultures, des rauquements assourdis annonçaient, qu’après le repos de la journée, les fauves étiraient leurs membres nerveux, prêts à se mettre en quête d’une proie impérieusement réclamée par leur estomac affamé.
Puis le soleil s’enfonça sous l’horizon. Le paysage se noya d’une teinte grise dans laquelle s’agitaient encore de vagues silhouettes. Enfin la nuit se fit complète, impénétrable, dans un formidable concert de rugissements. Les carnassiers saluaient la victoire de l’obscurité, complice bienveillante de leurs sanglantes agapes.
On regagna le village, et malgré leur préoccupation, les compagnons d’Yvonne, comme elle-même, s’endormirent d’un profond sommeil dans les cases que le chef Peuhl leur avait attribuées.
Des hennissements de chevaux, des appels du fando, sorte de trompe faite d’une corne de bœuf, annoncèrent l’aurore. Aussitôt chacun fut debout.
Dans la cour, les chasseurs étaient déjà rassemblés, les uns à pied, les autres montés sur de petits chevaux dont la taille égalait à peine ceux de nos « doubles-poneys ». Sokloto souhaita le bonjour aux européens, auxquels un certain nombre de montures avaient été réservées. Ceux-ci se mirent en selle.
Alors Mokba fit un signe. Les conversations cessèrent, hommes et bêtes devinrent immobiles. Le poète sourit et d’une voix sonore fit entendre les strophes que voici :
« L’Éléphant est fort et puissant – Son large pied fait trembler la terre – Qui craint de s’entrouvrir sous son poids – À son choc, l’arbre se brise.
« L’Éléphant est fort et puissant – Sa trompe est un bras vigoureux – Que lui donnèrent les noirs génies – Les génies noirs de la fatalité.
« L’Éléphant est fort et puissant – Plus que le granit sont dures ses défenses – Et quand il charge un ennemi – Il semble porté sur l’aile du cyclone.
« L’Éléphant est fort et puissant – Mais vaillant est le guerrier Peuhl – Qui d’une main sûre, d’un cœur altier – Jette à terre le colosse expirant. »
Des cris frénétiques accueillirent l’improvisation du poète. Les chasseurs brandissaient leurs armes, clamant à tue-tête :
– Framana ! Framana !
Onomatopée qui correspond au hurrah ! anglais.
Aussitôt les rangs se disloquèrent, les fantassins s’élancèrent au dehors, et se déployant en tirailleurs, marchèrent vers la forêt. Seuls les cavaliers, des chefs pour la plupart, restèrent auprès de Sokloto. Ce dernier frappa dans ses mains. Des femmes accoururent chargées de corbeilles emplies de galettes de manioc. À chacun des assistants elles remirent deux de ces « bagooé. »
– Tiens ! on emporte des provisions, questionna Marcel en enfouissant les galettes dans sa poche’?
Ce fut Sagger qui répondit :
– Le bagooé, croient les peuplades du Soudan, a la propriété de dissiper les influences hostiles. Quand on en est muni, la chasse est toujours bonne.
– C’est une sorte d’amulette en ce cas ?
– Précisément !
À ce moment, les cavaliers indigènes se mettaient en mouvement. D’un temps de galop, ils dépassèrent les piétons et disparurent bientôt sous les arbres de la forêt. Sokloto et Mokba demeuraient seuls avec les européens.
– Nous ne chassons donc pas, maugréa Bérard ?
– Si, fit encore sir William, seulement, tous les rabatteurs partis en avant vont évoluer dans la forêt, de façon à pousser le gibier vers le point où nous l’attendrons. Ayant moins de chemin à faire que les autres, rien ne nous presse.
– Comment savez-vous tout cela ?
– J’ai lu l’exploration du Soudan par le docteur Barth. Je me souviens, voilà tout.
Comme s’il avait compris l’impatience de ses hôtes, Sokloto donna le signal du départ. La petite troupe sortit du village, gagna la rive du lac et se trouva bientôt dans une plaine basse, humide, couverte de hautes herbes et de buissons épineux. Le sol se releva bientôt, et la caravane s’engagea dans un ravin enserré entre deux pentes boisées.
– C’est le chemin de l’éléphant, expliqua Mokba. Durant la saison des pluies une rivière le rend impraticable. Mais à cette époque de l’année, il offre à l’animal poursuivi une route facile, sans obstacles. Aussi est-on sûr d’y voir déboucher le gibier.
La vallée s’élargissait en un cirque à l’autre extrémité duquel apparaissait l’ouverture d’un sentier encaissé.
– Ici, reprit l’interprète, existe un lac lorsque la rivière roule ses eaux vers le lac Tchad. Pour l’instant c’est une prairie nue. La bête traquée, blessée généralement, y épuise ses forces en charges furieuses. Les crêtes du pourtour sont occupées par nos guerriers qui, à l’abri du danger, l’achèvent aisément.
Il parlait d’une voix calme. À l’entendre, on eut dit qu’il s’agissait de forcer, non pas un des animaux les plus redoutables de la création, mais un simple et inoffensif lapin de garenne.
La prairie était presque traversée. Les chasseurs allaient s’engager dans le sentier creux, dont les talus en pente assez douce leur permettraient de gagner les crêtes du cirque, quand un incident sans importance en lui-même les contraignit à s’arrêter.
La selle de miss Diana, mal sanglée sans doute, tournait menaçant de faire glisser l’Américaine. William Sagger se précipita pour réparer le mal. Malheureusement pendant cette opération, le géographe aperçut un dôme de terre de deux mètres de haut qui se trouvait à peu de distance.
– Un nid de termites, fit-il.
– Ne sont-ce pas les fourmis blanches d’Afrique, demanda Diana ?
– Si, précisément. Ce nid placé dans le lit d’une rivière a du être abandonné par ses habitants ; c’est une occasion de l’examiner et si vous le permettez ?…
– Certainement !
Sokloto consulté déclara que ses hôtes étaient les maîtres. L’inspection de la fourmilière réduirait toujours la durée de l’affût. Car la battue commençant à peine, il était probable que l’éléphant ne paraîtrait pas avant plusieurs heures.
En un instant tout le monde mit pied à terre. Les chevaux furent remis à la garde des serviteurs et chacun courut à l’édifice construit par la gent formique.
C’était un cône presque régulier, dont la base mesurait environ six mètres de circonférence. Les parois, battues et tassées par les industrieux insectes, avaient la consistance du ciment. De place en place se voyaient des ouvertures circulaires, entrées des galeries souterraines – toutes défendues par des sortes de chevaux de frise, formés des brindilles de bois, d’épines, d’herbes entrelacées.
William fit remarquer cette particularité à ses compagnons.
– Singulières bestioles, déclara-t-il, qui ont une organisation guerrière et qui, bien avant nos ingénieurs, avaient atteint la perfection dans l’art de la fortification. Si à l’aide de mon couteau, je pratique une coupe d’une galerie, vous constaterez que des barricades sont ébauchées en prévision d’une invasion possible. Bien plus, la galerie elle-même affecte la forme sinueuse d’une tranchée-abri.
Des hennissements épouvantés arrêtèrent net l’orateur. Les chevaux, tenus en main, se cabraient cherchant à s’enfuir. Un danger devait menacer les voyageurs. Vite ! il fallait se remettre en selle. Mais avant que ce projet fût mis à exécution, les quadrupèdes échappant à leurs gardiens, trop faibles pour résister, s’enfuirent au triple galop à travers la plaine, suivis par Sokloto et Mokba qui hurlaient avec épouvante :
– Moussia fardo ! Un éléphant solitaire !
Les européens pâlirent. Un effroyable péril se dressait devant eux. Poursuivi, l’éléphant est toujours un adversaire terrible. Mais le solitaire, c’est-à-dire l’animal qui, pour une raison quelconque, ne vit pas en troupe avec ses congénères, est certainement la rencontre la plus effroyable que puisse redouter le chasseur.
Et devant cet ennemi furieux, rapide comme la foudre, Marcel et ses amis se trouvaient seuls, livrés à eux-mêmes, privés de leurs montures dont le galop leur aurait donné chance de gagner le ravin, d’escalader les pentes raides impraticables pour le pachyderme.
Soudain, du sentier creux, en avant duquel la caravane avait fait halte, surgit une masse énorme, baritant lugubrement de colère et de douleur.
L’éléphant accourait la tête baissée. Une flèche fichée dans l’une de ses jambes de devant expliquait sa fureur. Il était à cinquante pas des européens. Il les aperçut et s’arrêta net, soufflant avec la vigueur d’un ventilateur de forge. Ses petits yeux brillaient de rage. Ses pieds impatients déchiraient le sol.
Pris de panique, tous s’enfuirent, cherchant à atteindre la rampe dont la plaine était bordée. Si le monstrueux quadrupède hésite quelques secondes à poursuivre les fugitifs, ceux-ci sont sauvés.
Espoir vain ! Le colosse lance dans l’air un cri strident ainsi qu’un appel de trompette et fonce droit sur les européens.
Ceux-ci sont éparpillés dans la plaine. Devant Diana, Claude Bérard, le capitaine Maulde, les matelots forment un rempart de leurs corps à l’Américaine. Dalvan couvre la retraite d’Yvonne. Sagger court, précédé par Sourimari. C’est sur le géographe que se tourne la rage de l’éléphant.
Une course éperdue, désespérée commence. L’issue n’en peut être douteuse. Le pachyderme gagne rapidement du terrain. Encore quelques bonds et il rejoindra l’homme, il le piétinera furieusement, faisant de l’aimable intendant une loque sanglante et sans forme.
La maorie voit le péril. Ses grands yeux noirs ont un regard désolé pour le ciel, les arbres, la terre, et elle s’arrête, les bras croisés, s’offrant en holocauste à la furie du colosse, afin de sauver celui qui jadis lui conserva la vie. William sent comme un déchirement à la pensée qu’elle va mourir. Lui aussi s’arrête. Il veut entraîner la jeune fille. Trop tard hélas !
Ce temps d’arrêt, la bête farouche l’a mis à profit. Elle est tout près. Le drame va s’accomplir.
– Adieu ! murmurent en même temps l’Américain et la fille des Maoris en se tenant la main.
– Adieu ! Vous êtes fous, fait une voix tranquille à côté d’eux !
Ils regardent. Marcel est là ; Marcel qu’une réflexion a arrêté dans sa fuite.
– Amadouer un éléphant… C’est simple comme bonjour. J’ai vu cela au Jardin des Plantes.
Tranquillement il s’avance vers le pachyderme. Surpris, celui-ci s’arc-boute sur ses jambes. En son crâne épais, il doit se demander ce que signifie l’action de ce frêle ennemi, qu’il briserait d’un coup de trompe. Simplet s’approche toujours. Il tient à la main l’une des galettes de manioc qu’on lui a données au départ. Il la tend à l’animal.
Et alors, les fugitifs terrifiés qui ne songent plus à se sauver assistent à une scène curieuse. L’éléphant a allongé sa trompe vers la galette, il la flaire, il la saisit, la fait disparaître dans sa large bouche. Tandis qu’il la déguste avec une satisfaction évidente, Dalvan se rapproche encore. Il est presque entre les jambes du géant africain. Il lui offre le second bagooé, réclame ceux que portent Sagger et Sourimari, et tandis que le solitaire absorbe en fin gourmet les friandises du panetier improvisé, Simplet s’assure que sa blessure est légère. La flèche a traversé la peau, formant séton. Il arrache l’arme de la plaie. La bête frissonne ; sa trompe se dresse menaçante, mais le sous-officier la flatte de la main. Il appelle ses compagnons. Un des matelots porte une gourde pleine d’eau. Grâce au précieux liquide, la blessure est lavée.
Maintenant le pachyderme semble comprendre. Il le témoigne par des gémissements très doux. On dirait qu’il remercie. Puis il suit Marcel, qui reprend le chemin du village avec ses amis, sans prêter la moindre attention aux rabatteurs foulanis, groupés sur les crêtes dans une attitude de stupéfaction.
Dostları ilə paylaş: |