Le sergent simplet travers les colonies françaises



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XVI

LE PAYS DES BARES


La première, Yvonne retrouva le sentiment. Elle était étendue sur le sol, la face tournée vers le ciel redevenu bleu. Elle regarda sans comprendre tout d’abord. Puis le souvenir lui revint ; elle se rappela et, très inquiète, elle chercha à se soulever pour apercevoir ses compagnons.

Son mouvement lui arracha un cri de douleur. Il lui sembla être contusionnée par tout le corps. Ses membres n’avaient plus de force. Mais elle lutta et parvint à s’asseoir.

Devant elle, une énorme boule verdoyante lui barrait la vue. C’était la cime de l’arbre déraciné par la tourmente. En regardant mieux, la jeune fille distingua ses compagnons enfouis sous les branches.

– Ils sont morts ! murmura-t-elle avec épouvante.

D’un héroïque effort elle se mit debout et, la poitrine serrée par l’angoisse, elle écarta les feuillages.

– C’est vous, mademoiselle Yvonne ? fit une voix faible.

– Oui, c’est moi… Mais Marcel, mais Roumévo sont ensevelis sous les branchages !

– Mâtin !

Et Claude, se traînant péniblement, sortit de sa verte prison. Une fois debout, il se livra à un vigoureux moulinet, afin de rétablir la circulation, et il aida Yvonne à délivrer ses amis. Dalvan avait reçu une blessure à la tête, plus effrayante que dangereuse heureusement, et bientôt les voyageurs constatèrent qu’en somme, l’aventure ne leur avait laissé qu’une forte courbature. Le meilleur moyen de combattre cette fâcheuse affection est l’exercice. Aussi, après s’être félicités, les amis franchirent la lisière de la forêt. Seulement Yvonne, si contente en découvrant que son frère de lait était sain et sauf, avait maintenant un visage assombri.

En lui disant son plaisir de la revoir vivante, Marcel lui avait paru froid, gêné, compassé. Elle ne se trompait pas. Mais dans l’impossibilité de deviner la brusque évolution produite dans l’esprit du jeune homme par son rêve parlé, elle lui fit un crime de son calme. Rougissante, elle se demanda s’il n’avait pas compris ses tendres inquiétudes.

– Mais si, se répondit-elle, ses regards, son accent, tout proclamait qu’il me savait gré de l’aimer davantage. Alors que signifie son attitude présente ? Veut-il me donner à entendre que son affection ne saurait aller au-delà de l’amitié ?

Et toute surprise de sa pensée :

– En vérité, qui donc lui demande cela… Eh bien ! je lui montrerai qu’il fait fausse route, je l’amènerai à regretter l’amitié qu’il refuse, car ce n’est que de l’amitié… Oh ! oui, rien que de l’amitié, rien que de l’amitié.

Avec l’adorable esprit de contradiction qui fait le charme de la femme et le malheur de l’homme, elle affirmait rondement, bien qu’ayant conscience de déguiser la vérité.

Seulement, ce qu’elle ne put déguiser, ce furent de grosses larmes qui jaillirent de ses yeux. Elle les essuya bien vite pour que Marcel ne les vît pas. Pourtant elle n’eût pas été fâchée qu’il les surprît, afin de lui faire honte. Songez donc, un homme qui coûte des pleurs à une femme, – c’est si lâche !

Partagée ainsi entre la crainte de parler et celle de se taire, tiraillée par des désirs adverses, Yvonne cheminait sans prendre garde aux merveilles végétales que sa jupe effleurait. Les sirikis noirs, perchés à l’intersection des branches, fixaient sur elle leurs yeux vifs ; les perroquets à collerette rouge, les perruches vertes babillaient sans réussir à attirer son attention.

Une fois ou deux seulement, le passage bruyant d’un cochon sauvage, l’envolée d’une poule sultane à la robe violette, la tirèrent de sa rêverie. Elle s’empressait d’y retomber.

Au soir, on dîna merveilleusement d’une sarcelle à tête rose, abattue par Roumévo, et d’œufs de caïman à l’enveloppe verdâtre trouvés sur le bord d’un étang.

Durant deux jours encore, les voyageurs firent route à travers les arbres. Un simple incident culinaire marqua les étapes. Roumévo escalada un palmier, dont la découverte avait amené un large rire sur sa face bronzée. Il coupa l’extrême cime et convia ses compagnons à s’en régaler. Ce qu’ils firent volontiers, car ce nouvel aliment n’était autre que le chou palmiste, dont les palais les plus délicats s’accommodent parfaitement.

La végétation devenait plus rare. Les herbes avaient disparu, et les amis d’Yvonne foulaient un terrain d’aspect jaunâtre. Les arbres se distançaient et perdaient leurs dimensions colossales. Des buissons chétifs leur succédèrent.

– C’est le désert, affirma Bérard. Quand j’étais en garnison dans l’île, on nous apprenait qu’au sud des provinces betsileos se trouve un désert, parsemé de buissons et habité par des peuplades sauvages, les Bares, dont les mœurs sont semblables à celles des Bushmen, voisins de la colonie du Cap.

Sur cette déclaration, les gourdes avaient été remplies à un maigre cours d’eau, et la caravane s’était portée en avant. Bientôt les assertions du « Marsouin » s’étaient vérifiées. Plus de chants d’oiseaux, plus de traces d’animaux. À perte de vue le feuillage grisâtre des plantes épineuses, qui croissent seules dans cette région. Plus de lacs, plus de rivières. Partout une terre sèche aux tons dorés.

Avec cela un soleil implacable. Il fallut renoncer à avancer pendant le milieu de la journée. C’eût été provoquer des insolations qui eussent arrêté la petite troupe. Et s’arrêter en ces lieux était se vouer à une mort certaine.

Au soir, haletants, la gorge séchée par la fine poussière que soulevait le moindre vent, les voyageurs s’arrêtèrent et inconsidérément vidèrent leurs gourdes. Quand Roumévo conseilla de garder une petite provision d’eau pour le lendemain, il était trop tard.

– Bah ! fit Claude, le désert malgache n’est pas grand : deux jours de marche à peine. Nous en sortirons demain.

Cependant une vague appréhension pesait sur tous, lorsqu’ils s’endormirent. Ils se réveillèrent avec une soif ardente. Le vent avait soufflé. Ils étaient couverts de poussière ; leurs narines, leurs lèvres desséchées se fendillaient.

– Debout ! ordonna Roumévo, marchons avant que le courage nous fasse défaut.

Vers dix heures, il fallut s’arrêter. La chaleur devenait intolérable. L’air semblait chassé par la gueule d’un four. Suffoqués, assommés par cette température, Marcel et ses amis se glissèrent sous des buissons, afin de se dérober aux brûlures du soleil. Et là, étendus à terre, la face congestionnée, ayant l’impression d’être enfermés dans une étuve, ils attendirent.

– Nous pouvons repartir.

Cette phrase, prononcée par Roumévo d’une voix spectrale, secoua les sous-officiers. Rampant sur les coudes et les genoux, ils quittèrent leur abri et se levèrent. Ils chancelaient. Dans leur crâne, il leur semblait que la cervelle bouillait et, pris d’une sorte de vertige, ils pensaient qu’autour d’eux les arbustes se mouvaient. Cependant ils vainquirent cette faiblesse et se disposèrent au départ.

– Et Yvonne ? demanda Dalvan.

Elle était restée étendue, les yeux clos. Il s’approcha.

– Yvonne, murmura-t-il doucement. Un peu de courage ; nous allons sortir de ce pays désolé.

Elle n’eut pas l’air d’entendre. Un sourire se joua sur ses lèvres.

– Des arbres verts, des moissons, de l’eau… Ah ! que c’est bon !

Le courrier avait entendu.

– Le délire, fit-il tristement ; si nous ne trouvons pas d’eau, elle ne pourra nous suivre.

Il se tut. Marcel l’avait saisi. Il le regardait d’un air égaré :

– Qu’as-tu dit ?

– La vérité, hélas !

– Alors, ma sœur ?…

– Est atteinte de la fièvre du désert et le seul remède, c’est l’eau.

Un instant, Simplet parut accablé ; puis se redressant :

– Eh bien, puisqu’il faut de l’eau à Yvonne, trouvons-en.

En vain le courrier essaya de lui démontrer l’inutilité d’une pareille recherche. Le jeune homme s’entêta. Profondément troublé, il répétait sans cesse cette phrase :

– Yvonne a besoin de boire ; c’est bien simple, il faut trouver de l’eau.

De guerre lasse, Roumévo céda. On chercherait pendant deux heures ; après quoi, on porterait la jeune fille sur les fusils entre-croisés, et on marcherait tant que les forces le permettraient.

En attendant, pour que les explorateurs ne se perdissent pas, le Tsimando attacha deux remingtons l’un au bout de l’autre, et surmonta le mât improvisé d’une baguette, à l’extrémité de laquelle il noua un mouchoir. Ce signal dépassait le niveau des arbustes d’un mètre cinquante environ, et devait s’apercevoir d’assez loin.

Toutes les précautions prises ainsi, les trois voyageurs partirent à la découverte. Mais ils eurent beau fouiller les fourrés, sonder le sol, nulle trace d’humidité ne leur apparut. De temps à autre, ils rencontraient des ravines creusées par les averses de la saison des pluies, mais la terre poreuse avait absorbé depuis longtemps les eaux du ciel.

Un à un, découragés, torturés eux-mêmes par la soif, ils revinrent au campement. Les yeux fixes, ils se regardaient. Leurs langues gonflées se refusaient à la conversation, et leur salive rare humectait insuffisamment leurs gosiers brûlants. Une sorte de torpeur les envahissait. Leur cervelle, subitement racornie, ballottait dans leur crâne ainsi qu’une amande sèche. Leur tête vacillait sur leurs épaules. Ils tentèrent un effort. Soulevant avec précaution leur compagne, ils la placèrent sur un brancard formé de deux fusils. Ils voulaient fuir droit devant eux, gagner une région plus clémente, avec de claires rivières aux rives ombreuses. Mais ils avaient trop présumé de leurs forces. Après cent mètres, ils durent s’arrêter. La frêle enfant pesait trop encore pour leurs bras affaiblis, et avec un désespoir farouche, ils la reposèrent sur le sable. Marcel appela ses compagnons.

– Partez, leur dit-il ; seuls vous réussirez peut-être à sortir de cette effroyable solitude.

Et comme ils refusaient :

– Il est inutile que vous périssiez avec nous.

– Mais toi-même, s’écria Bérard, pourquoi te condamnes-tu à périr de soif ?

Dalvan haussa les épaules.

– Je reste auprès d’elle.

– C’est la mort que tu cherches ?

– N’est-ce point le repos ?

Le ton de Simplet indiquait une résolution arrêtée.

Bérard cessa de discuter. Tranquillement il se coucha et ferma les yeux.

– Que fais-tu ? interrogea Marcel.

– Tu le vois, je reste aussi.

Un éclair passa dans l’œil du sous-officier. Il se mit debout et, d’un mouvement rageur, frappa la terre du talon. Un cri fou jaillit de ses lèvres, rugissement de damné apercevant le ciel. Sous le choc, la terre avait cédé, et des gouttelettes d’eau sautaient de tous côtés sur le sable.

– De l’eau !

Roumévo s’était précipité, et avec précaution il dégageait la partie supérieure d’une cavité ovoïde aux trois quarts emplie d’eau. Un peu bourbeuse peut-être, mais potable, mais capable de rendre l’existence à Mlle Ribor.

Les gourdes furent garnies, et Dalvan radieux, riant et parlant tout seul, fit couler quelques gorgées entre les lèvres serrées de sa sœur de lait. On eût dit que chaque goutte absorbée chassait une portion du mal. Les yeux de la malade s’ouvraient ; son regard voilé redevenait intelligent ; les roses de la vie remontaient à ses joues. Puis elle parla pour dire :

– Encore ! encore !

Elle but près d’un litre d’eau, et elle put se soulever, s’asseoir.

– Il me semble, déclara-t-elle, que je marcherais.

– Dans une heure, répondit le Tsimando, remettez-vous maintenant et laissez votre frère se rafraîchir à son tour.

Alors Marcel se souvint de sa soif, il l’apaisa et revint auprès d’Yvonne. Les gourdes pleines, les voyageurs largement abreuvés, la cavité se trouva vide. Claude, étonné de sa forme régulière, murmura :

– Ma parole, on dirait un œuf.

– C’en est un, en effet, répliqua Roumévo ; c’est un œuf d’œpiornis. Autrefois vivait dans l’île un oiseau gigantesque, auprès duquel l’autruche d’Afrique n’est qu’un oiselet. Ses œufs que l’on découvre parfois – jamais plus heureusement que celui-ci, par exemple – contiennent jusqu’à huit litres d’eau, c’est-à-dire six fois plus que l’œuf d’autruche. On peut juger ainsi de ce qu’était l’animal qui les pondait.

Le brave Hova mettait quelque orgueil à enseigner aux Français l’existence préhistorique du volatile unique au monde. C’était une production de sa terre natale, et s’il en était fier, un patriotisme un peu exagéré en était seule cause.

– Mais l’eau ? questionna Yvonne qui écoutait.

– Lors des dernières pluies, elle se sera infiltrée par une fente de la coquille. Une croûte sablonneuse a bouché l’ouverture et conservé, tout exprès pour vous sauver, un liquide dont vous ne rencontreriez pas trace à vingt kilomètres à la ronde.

Ragaillardis, oublieux des souffrances passées, les voyageurs partirent allègrement. Dans les bidons soigneusement bouchés, l’eau captive se démenait avec des glouglous encourageants. Nulle mélodie n’eût paru aussi douce aux oreilles de gens à peine échappés aux affres de la soif.

Toute la nuit, ils allèrent de l’avant, étonnés eux-mêmes de leur vaillance. Ils ignoraient que la soif tue avant l’épuisement des forces. Elle suspend la vie, qu’un peu d’humidité rend avec toute son activité. Aux approches du jour d’ailleurs, des signes certains montrèrent que le mauvais pas était franchi. Des plantes vertes, rares d’abord, succédaient aux buissons épineux. Puis vinrent des arbres, de taille exiguë encore, avant-garde naine des puissantes futaies.

Enfin, alors que l’horizon oriental rougissait, la caravane, épuisée mais joyeuse, fit halte au bord d’une petite rivière, qui couvrait de cinquante centimètres d’eau un fond sableux brillant comme de l’or. Sur chaque berge, des arbres s’élevaient ainsi que des colonnes et unissant leurs branches à cinquante pieds du sol, formaient une voûte feuillue impénétrable aux ardeurs solaires.

Les voyageurs se baignèrent. Yvonne avait remonté le courant et, à peu de distance, elle avait découvert une petite crique formant un ravissant cabinet de verdure. Avec délices la jeune fille barbota dans l’eau courante ; puis rafraîchie, elle rejoignit ses compagnons. Ceux-ci, établis dans une clairière gazonnée, parsemée de troncs abattus – sans doute un cyclone avait passé par là – étalaient leurs provisions sur le tapis vert.

Profitant de l’absence de la jeune fille, ils avaient fait une ample cueillette de fruits. Noix de coco, mangues, bananes s’amoncelaient, tandis que Roumévo, accroupi auprès d’un foyer formé de deux pierres, assujettissait au-dessus de la flamme une superbe pintade qu’il venait de capturer.

– Dans un quart d’heure, mademoiselle sera servie, s’écria Marcel en apercevant sa sœur de lait.

– Ah ! fit-elle, tant mieux ; je meurs de faim.

– Le meilleur des assaisonnements, affirment les philosophes.

– Je le possède à ce point que j’en oublie la fatigue.

– Tu dévoreras, petite ogresse, et après… tout le monde au dortoir… Comme les noctambules parisiens, nous nous blottirons dans les bras de Morphée à huit heures du matin.

Curieuse, Mlle Ribor alla jeter un coup d’œil sur la broche qui traversait la pintade. Elle était primitive. Une baguette de fusil supportée par deux pieux fichés en terre.

– Le triomphe du remington, avait déclaré Dalvan ; cette arme sans pareille sert à abattre le gibier, et à le faire cuire au besoin.

Le volatile, soigneusement retourné par le courrier, commençait à prendre une teinte dorée du plus appétissant aspect.

La jeune fille regarda autour d’elle. Pour le repas, il ne manquait rien. Ses compagnons fournissaient la volaille et le dessert. Elle voulait apporter sa part de contribution cependant. Et elle songea que les fleurs sont le complément de tout bon dîner. Elles sont la gourmandise des yeux. Faire un bouquet était facile. Des fleurs multicolores émaillaient la clairière. Yvonne se mit à en cueillir une gerbe.

Les muguets sauvages, les rouges arkatra, les lombodi à la corolle bleue veinée de noir s’entassaient en odorante botte sur le bras de la blonde voyageuse. Bientôt le fardeau devint gênant. Du regard la jeune fille chercha un endroit, où elle pût disposer ses fleurs.

À la lisière même du fourré, entre des buissons étoilés de blanches floraisons, était couché un jeune arbre, au tronc poli, renversé depuis peu certainement, car son écorce ne présentait pas ces moisissures qui rongent les géants sylvestres terrassés. Le coin semblait être fait exprès. La jolie bouquetière y courut, s’assit sur le siège mis à sa disposition par la forêt et jeta devant elle son tas de fleurs.

Déjà, entre ses doigts menus, elle tenait les tiges dont les brisures laissaient goutter la sève ainsi que des larmes, quand il lui parut que le tronc d’arbre s’agitait. Étonnée, elle pensa se lever. Elle n’en eut pas le temps. Renversée brutalement en arrière, elle se sentit enlacée par une spirale vivante, et au-dessus de son visage, elle aperçut une gueule énorme dont l’ouverture ne mesurait pas moins de quarante centimètres. Elle poussa un cri aigu et ferma les yeux, n’osant pas regarder venir la mort.

Le tronc d’arbre, sur lequel Yvonne avait pris place, était le corps d’un boa constrictor de grande taille. L’animal, sans doute engourdi par une digestion laborieuse – on a vu des boas rester plusieurs heures sans mouvement après la déglutition d’une proie – n’avait pas bougé tout de suite. Mais, si légère que fût Mlle Ribor, son poids avait causé au reptile un sentiment de gêne tel, que surmontant sa paresse, il avait songé à se venger de l’être importun qui l’étouffait.

Au cri d’Yvonne, ses amis s’étaient élancés. Puis ils étaient demeurés cloués sur place devant le terrible tableau. Le boa avait à peine dardé sur eux le regard de ses yeux jaunes et, d’un mouvement presque insensible, il abaissait sa tête vers le visage blêmi de sa victime. Sa gueule allait toucher le front de la vierge…, les mâchoires distendues se refermeraient, et le sacrifice serait consommé.

Claude épaula son fusil. Mais, plus rapide que lui, Marcel releva l’arme.

– Comme cela, c’est elle que tu atteindras.

Yvonne eut une plainte :

– J’étouffe !

Le constrictor se mettait à serrer celle qu’il tenait captive dans ses anneaux. Dalvan bondit, et soudain ses compagnons le virent s’arrêter ; un sourire courut sur sa physionomie bouleversée.

– Que je suis bête ! dit-il.

Ils crurent qu’il devenait fou. Mais lui continuait :

– Simple comme tout de le faire lâcher, la flûte des charmeurs !

Et doucement il se prit à siffler. Presque bas au début, le son s’enfla bientôt. Comprimant le frisson d’angoisse dont son être était secoué, Marcel lançait aux échos de la clairière l’enlaçante mélodie de la Vague. Le grand artiste, qui fut Olivier Métra, ne se doutait pas qu’il serait exécuté un jour dans de telles conditions.

Dès les premières notes, le reptile avait été parcouru comme par une commotion galvanique. Sa tête allongée s’était redressée et ses yeux, subitement couverts d’un voile, s’étaient fixés sur le musicien. Puis il se balança d’un mouvement rythmé, et comme le sous-officier, sifflant toujours, s’éloignait un peu, le serpent abandonna sa proie, ses anneaux glissèrent avec un frottement métallique sur la robe d’Yvonne, et il rampa vers le charmeur improvisé.

La hideuse bête se rapprochait, tout le corps oscillant en mesure. Marcel, à quelques pas, s’était arrêté. Mais l’attraction musicale continuait. Le boa, arrivé près de lui, avait levé la tête jusqu’à la hauteur de celle du jeune homme, et là, les regards papillotants, il semblait littéralement boire les sons.

Bérard et le courrier, qui assistaient immobiles à ce surprenant duel, virent Marcel prendre son revolver, porter lentement le canon en face de la gueule entr’ouverte du monstre. Le coup partit, et la tête éclatée, le constrictor se convulsa furieusement sur l’herbe, fauchant de sa queue les arbustes à sa portée.

Insoucieux de son agonie, son vainqueur courut à Yvonne, auprès de qui ses compagnons s’empressaient déjà. La jeune fille n’avait point perdu connaissance. Comme en rêve, elle avait vu le danger et le sauveur. À l’arrivée de Marcel, elle fit un mouvement pour se jeter dans ses bras.

Lui-même allait l’étreindre contre sa poitrine. Mais ils se souvinrent de leur douloureuse erreur. Dans un éclair, ils se dirent : lui, qu’elle en aimait un autre ; elle, qu’il ne l’aimait point ! Et ils restèrent glacés, muets, embarrassés d’être en présence. Enfin, Mlle Ribor surmonta son trouble et tendant la main à son frère de lait :

– Merci, Marcel, murmura-t-elle en détournant la tête.

Et Dalvan, comprimant avec peine les paroles affectueuses qui se pressaient sur ses lèvres, répondit comme inconscient :

– Il n’y a pas de quoi, petite sœur.

Bérard, qui ne pouvait comprendre le malentendu existant entre les jeunes gens, haussa les épaules et grommela rageusement :

– En voilà une petite drogue ! Son frère de lait passe sa vie à sauver la sienne. Elle le remercie du bout des dents. On dirait que ça lui est dû. J’ai déjà remarqué d’ailleurs son indifférence. Pour sûr que si ce n’était pas pour Marcel, je l’abandonnerais et je m’amuserais à la voir se débrouiller toute seule.

Décrivant un cercle afin d’éviter de passer auprès du boa toujours agité par l’agonie, tous allèrent prendre place à l’endroit où étaient déposées les provisions. Le repas fut silencieux. L’émotion avait paralysé l’appétit. La pintade parut coriace, les fruits amers.

Le déjeuner expédié, on pensa à dormir. Mais l’aventure récente avait prédisposé les esprits à l’inquiétude. Il fut convenu que chaque homme veillerait à tour de rôle. Le premier quart échut à Bérard. Roumévo s’étendit aussitôt sur l’herbe. Yvonne fit de même. Pour Marcel, il se retira à l’écart. La tête appuyée sur ses mains, mécontent de lui-même et des autres, il se reprocha de souffrir, comme si la volonté de l’homme pouvait enrayer la douleur.

Trois jours plus tard, le 19 février, ayant traversé une riche contrée où l’air était embaumé de jasmin et les nuits semées de mouches à feu, étincelles vivantes, les voyageurs atteignirent la mer. Là, Roumévo leur désigna un promontoire qui se profilait à l’horizon.

– Fort Dauphin ! dit-il. Vous y serez en sûreté et trouverez certainement un moyen de quitter Madagascar. Moi, j’ai rempli ma mission. Mon frère de sang n’est plus en danger ; je retourne à mon devoir auprès de ma souveraine.

En vain les Européens cherchèrent à le détourner de son projet. Il persista. Et tous éprouvèrent la tristesse de la séparation. Ils s’étaient attachés à ce compagnon fidèle, qui pour eux avait risqué sa vie, sa liberté. Il ressentait peut-être les mêmes choses, mais son visage sombre ne trahissait point sa pensée ; seulement, à l’heure du départ, il réunit dans sa main celles d’Yvonne et de Marcel. Il les considéra un moment comme absorbé, et avec un accent vibrant qui leur causa un inexplicable malaise :

– Vous serez heureux, prononça-t-il ; vous oublierez le frère Hova. Roumévo, lui, se souviendra toujours.

Puis il saisit son fusil, le jeta sur l’épaule et s’éloigna vers le nord d’un pas rapide, sans regarder en arrière. Longtemps les Français le suivirent des yeux, et quand il eut disparu, ils se décidèrent à prendre la route du sud.

À une vingtaine de kilomètres se trouvait Fort-Dauphin, l’un des premiers établissements français à Madagascar, fondé en 1643 par Pronis, gouverneur de la Compagnie de l’Orient, pour le compte de Louis XIV, roi de France.

Tout alla bien d’abord. Un chemin, qualifié de route dans le pays, longeait la côte. La marche était facile ; mais à mi-chemin les voyageurs atteignirent une petite crique. La mer montait lentement, mettant à flot des pirogues laissées sur le sable.

– Tiens, fit Marcel, si un pagayeur voulait nous conduire à Fort-Dauphin, il nous économiserait quelques heures de fatigue.

– Bonne idée, appuya le « Marsouin » ; seulement, si les rames sont dans les embarcations, les rameurs restent invisibles.

– Ils ne sauraient être loin.

– C’est probable.

Et tous deux scrutèrent les environs d’un regard circulaire ; aucun être humain n’apparaissait. De grands arbres, dominés par le parasol des palmiers, formaient un obstacle à la vue.

– Ma foi, reprit Marcel, faisons comme en France, quand le passeur a abandonné son bachot.

– Quoi donc ?

– Prenons place dans une pirogue ; cela fera accourir le propriétaire, qui nous guette, j’en jurerais.

La proposition était raisonnable. En un instant, tous trois furent assis au fond d’une des frêles embarcations. Ils s’étaient un peu mouillé les pieds, mais bah ! Dalvan plaçait les avirons et déclarait :

– Si le piroguier tarde, je lui tire ma révérence et je nage. C’est ainsi que vous dites dans la marine, n’est-ce pas, Claude ?

Le « Marsouin » sourit, prêt à répondre, mais le temps lui manqua. Des sifflements se firent entendre ; il sembla un instant qu’une armée de serpents évoluât autour des Français ; une grêle de projectiles s’abattit, faisant jaillir l’eau, et dans le bordage, clouant la manche de Bérard, une longue flèche se planta en vibrant. Tous regardèrent du côté du rivage. L’explication du phénomène se présenta aussitôt à eux. En avant des arbres, une cinquantaine de Malgaches au torse nu, les hanches ceintes d’un jupon de cotonnade, bondissaient en brandissant leurs arcs.

– Nous allons essuyer une seconde bordée ! s’écria Marcel ; prévenons-les.

Il avait épaulé son fusil. Claude avait déjà accompli le même mouvement. Deux assaillants, atteints par les balles, s’affaissèrent. Les ennemis s’arrêtèrent indécis.

– Aux avirons ! ordonna Claude, profitons de ce court répit.

Les sous-officiers se penchèrent sur les rames, et la pirogue, glissant sur les eaux ainsi qu’un oiseau, s’éloigna du rivage. Mais le premier mouvement de surprise passé, les Malgaches gagnaient la grève. Rapidement ils montaient dans les pirogues restées près du bord, et se lançaient à la poursuite des Européens.

– Ce sont des Bares, déclara Bérard, je les reconnais à leurs tatouages. Ce sont des sauvages féroces, vivant de chasse et de rapines. Tout plutôt que de tomber entre leurs mains.

Redoublant d’efforts, les jeunes gens ramaient vers la haute mer. La pirogue filait, laissant en arrière un sillage d’écume. Mais les indigènes conservaient leur distance. Durant dix minutes, la chasse continua sans avantage appréciable. Mais alors les Français comprirent qu’ils seraient fatalement vaincus dans cette lutte à l’aviron, car les Bares, plus nombreux, se relayaient.

– Tant pis ! gronda Marcel, reprenons les fusils.

Mais Yvonne secoua la tête :

– Non, au contraire, ramez, ramez toujours ! Il nous arrive du secours.

Sa main se tendait vers l’océan.

– Qu’est-ce ? interrogea Simplet, faisant écumer les flots sous la poussée nerveuse de la cuiller de l’aviron.

– Un navire !

– Appelle son attention ?

– Comment ?

– En déchargeant nos armes.

La jeune fille attira les fusils à elle. Les détonations vibrèrent dans l’air et, dépassant les volutes de fumée rampant à la surface des vagues, l’embarcation poursuivit sa course rapide. Deux fois encore, Yvonne tira. Alors elle eut un cri joyeux :

– Ils ont entendu ! Le vaisseau modifie sa route, il vient vers nous.

Soudain, un ronflement leur fit lever les yeux. Un obus passa au-dessus de leurs têtes et alla couper en deux l’une des pirogues de la flottille bare. Le bruit assourdi de la détonation arrivait en retard de quelques secondes.

Terrifiés, les indigènes retournaient vers le rivage à force de rames. Les voyageurs n’avaient plus rien à craindre de leur côté. Alors une nouvelle inquiétude les prit.

Si le navire était français, il leur faudrait déguiser leurs noms, raconter une histoire de brigands pour expliquer leur présence, car ils étaient sous le coup de la loi, et une maladresse aurait eu des conséquences désastreuses.

En peu de mots, ils arrêtèrent les grandes lignes de leur fable. Le temps pressait. Le vaisseau avait mis un canot à la mer. Bérard ne disait rien ; il regardait dans la direction du steamer :

– Sapristi ! exclama-t-il, est-ce que j’ai la berlue ?

– La berlue ?

– Certainement, il me semble que je reconnais ce bateau-là ?

Marcel examina le navire avec attention.

– Ce n’est pas possible ! fit-il avec étonnement.

– Ah ! tu le reconnais aussi ?

– Comment serait-il dans ces parages ?

– Je n’en sais rien, mais maintenant, je ne doute plus. C’est le Fortune.

À ce nom, Yvonne eut un mouvement brusque qui pensa faire chavirer l’embarcation :

– Le Fortune ? le yacht de cette charmante miss Pretty ? Êtes-vous certain de ce que vous affirmez ? Moi, je suis incapable de distinguer un vaisseau d’un autre.

– Oh ! c’est bien lui, reprit Marcel ; et tenez, regardez l’homme assis à l’arrière du canot qui vient à nous ?

– L’intendant !

– William Sagger ?

– En chair et en os.

Le digne licencié ès sciences géographiques trônait en effet à l’arrière de la chaloupe. Lui aussi avait reconnu les voyageurs il leur adressait des signes incompréhensibles. Bientôt les embarcations furent bord à bord. Abandonnant la pirogue, Yvonne et ses amis prirent place auprès de l’intendant, non sans lui avoir vigoureusement secoué la main. Ils n’osaient l’interroger, bien qu’ils eussent sur les lèvres cette question curieuse :

– Comment nous rencontrons-nous au sud de Madagascar, à sept cents kilomètres du point où nous nous sommes quittés ?

Du reste, la réponse ne se fit pas longtemps attendre, et ce fut miss Pretty elle-même qui la leur donna. Elle les attendait sur le pont, et son premier mot fut :

– Ah ! mes chers amis, que je vous ai cherchés !

Elle embrassa follement Yvonne, pressa les mains des jeunes gens à les briser et les entraîna dans le petit salon d’arrière, où elle les avait reçus pour la première fois. Toute sa hauteur yankee avait disparu ; elle parlait avec volubilité, comme hors d’elle-même. Les paroles se pressaient, s’élançant impétueusement de sa bouche rose comme un torrent aux digues rompues.

– J’ai pour vous beaucoup d’affection… oh ! beaucoup.

Ici un regard à Claude Bérard.

– Je m’en suis aperçue après votre départ à la Pointe-aux-Îles. Vous me manquiez trop. Alors je me suis rendue à Diego-Suarez. Je voulais vous faire la surprise. Je vous ai attendus toute une semaine. Personne ! Je mourais d’impatience. Que vous était-il advenu ? Par bonheur, un soldat sakalave vint de Port-Louquez ; il racontait la rencontre d’étrangers. Il était de l’escorte d’un chef… Ikaraïnilo.

– Le misérable ! interrompit Mlle Ribor.

Sans prendre garde à l’interruption, l’Américaine continua :

– Au signalement, je vous reconnus. Vous descendiez au sud. Il fallait vous retrouver… Le Fortune leva l’ancre. De port en port, j’allais, cherchant vos traces. À Tamatave, j’appris une partie de vos aventures. On ignorait votre identité. Mais ces deux jeunes gens, accompagnant une demoiselle, dont on me parlait, ne pouvaient être que vous. Je sus ainsi que vous aviez quitté Tananarive pour éviter la vengeance des Hovas. Comme vous n’aviez pas reparu sur la route de Tamatave, le Résident – un homme charmant qui s’était mis à mon entière disposition – pensait que vous aviez dû vous enfoncer dans les territoires du sud. Je repartis ; mais je commençais à désespérer. En aucun point de la côte vous n’aviez été signalés. Partout où je m’arrêtais, je laissais une lettre pour vous à l’adresse naïve : Deux gentlemen et une lady. Enfin, vous voici… ; et maintenant nous allons faire le voyage ensemble, je ne vous quitte plus.

– Excepté quand nous descendrons à terre, déclara Bérard.

– Si, si, même alors.

– Du tout, miss. Vous resterez à bord, et je pense que mademoiselle Yvonne consentira à vous tenir compagnie.

– Moi ! s’écria la jeune fille.

– Il le faut. Vous n’êtes pas assez forte pour supporter les fatigues auxquelles on est condamné dans les pays neufs. Votre présence double les chances d’insuccès. Souvenez-vous ; dix fois, nous avons failli rester en panne. Ce n’est pas votre faute, mais vous seriez coupable de vous obstiner.

Et comme Yvonne baissait la tête, un peu saisie de la mercuriale, le « Marsouin » reprit, s’adressant cette fois à miss Pretty :

– On vous racontera nos aventures. Vous verrez qu’avec une femme, nous avons eu bien du mal à traverser Madagascar… Avec deux nous serions morts à la peine.

Toute la rancune du soldat, contre celle qui avait été un impedimentum, et à qui il reprochait de se montrer ingrate, vibrait dans la voix de Claude. Lui, qui d’ordinaire était doux, silencieux, parlait avec autorité, forçant la note brutale. Et chose curieuse, l’Américaine autoritaire, l’enfant gâtée de la fortune inaccoutumée aux résistances, n’avait aucune révolte. Son attitude était celle du baby que l’on gronde. Claude était le premier homme qui eût osé ordonner, elle présente. Cependant, quand les sous-officiers furent rentrés dans leur cabine, laissant les jeunes filles seules en présence, miss Pretty enlaça calmement la taille d’Yvonne et baissant la voix :

– Ma chère amie, vous avez entendu ce qu’a dit M. Bérard ?

– Oui, oui.

– Et quel est votre avis ?

– Il a raison, par malheur. Ces semaines passées à l’intérieur de l’île n’ont servi qu’à me décourager.

– Vous vous soumettrez donc à ses conditions ? Vous resterez sur ce navire alors que nos amis affronteront le péril ?

Mlle Ribor eut un geste vague. La déclaration du « Marsouin » l’avait attristée. Sans nul doute, il avait dû s’entendre avec Marcel, et Marcel pensait comme lui qu’elle ne pouvait les suivre. Mais sa résignation parut exaspérer l’Américaine.

– Eh bien donc, ma chère amie, vous obéirez s’il vous plaît, mais moi…

– Vous, que ferez-vous ?

– Je suivrai M. Claude – elle se reprit vivement – ces messieurs partout où ils iront.





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