SIMPLET DEVIENT CHIMISTE
Du sommet du mur de briques, Simplet avait sauté dans le fleuve sans blessure heureusement. Le grincement de la fenêtre, ouverte par le geôlier hindou, l’avait averti à temps, et au moment où ce dernier faisait feu, le sous-officier s’était précipité. Grimper dans sa pirogue, amarrée près de là, s’éloigner à force de pagaies et se réfugier dans un magasin flottant pour y achever la nuit, telles furent les premières préoccupations du jeune homme.
Une fois installé, il s’endormit. Ses vêtements mouillés se collaient sur son corps, mais l’atmosphère était si tiède, le clapotis des eaux si berceur qu’un Sybarite même, en semblable position, n’aurait pu résister au sommeil. Bien avant le jour, Simplet se réveilla. Là-bas, au milieu de la rivière, en face du consulat français, il apercevait les feux de position des canonnières ; mais il était encore trop tôt pour revenir à bord. Il s’assit et se prit à réfléchir :
– La situation s’est améliorée, se dit-il, je sais où sont détenus mes amis. Le problème est donc bien simple, il s’agit de pénétrer dans leur prison et de les délivrer.
Comme on le voit, il continuait à trouver simple une aventure qui eût paru compliquée à beaucoup de bons esprits. D’ailleurs, la solution ne vint pas tout de suite ; Simplet eut beau plisser son front, élever et abaisser ses sourcils, se livrer enfin à la mimique de la réflexion intense, ses combinaisons se brisaient toutes contre l’enceinte du palais, ou contre la pointe des baïonnettes des soldats chargés de la garde des postes. Et pourtant, après une demi-heure, il hocha la tête d’un air satisfait :
– L’escalade ne vaut rien ; il faut passer devant les hommes de garde, sans être arrêté par eux. Premier point acquis.
À l’orient, le ciel s’éclairait. Le crépuscule rapide des pays chauds commençait, jetant des teintes grises sur la ville.
– Oui, répéta le jeune homme, il faut passer inaperçu.
Ses yeux erraient distraitement autour de lui. Tout à coup ils se fixèrent sur des bonbonnes enveloppées de paille tressée. Il se donna sur la tête une calotte en disant :
– Suis-je bête… Pas inaperçu du tout ! Je passerai au grand jour, et le poste présentera les armes !
Qu’avait-il donc vu ? Dans le coin pour lequel il avait des regards caressants, rien que les bonbonnes surmontées de cet écriteau :
OXIGENATED WATER
WHITE FRIDAY
SINGAPOOR.
C’est-à-dire : Eau oxigénée1 de la maison White-Friday de Singapour.
Toujours est-il que, quittant le magasin flottant, il se laissa glisser dans sa pirogue et nagea droit vers la canonnière la plus proche. Reconnu, il monta à bord, abandonnant au fil de l’eau l’esquif qui l’avait amené. Dans le courant de la journée, il profita d’un voyage à terre du canot pour se rendre au marché, d’où il rapporta un superbe lapin à la fourrure rousse et noire. Les matelots le raillaient de son acquisition, mais il n’y prit pas garde, et tenant le rongeur par ses longues oreilles, il alla trouver le médecin du bord.
– Eh ! mon ami, vous vous trompez, fit celui-ci en riant, la recette de la gibelotte ne me concerne pas.
Le sous-officier l’interrompit :
– Il ne s’agit pas de gibelotte. Si j’avais trouvé un lapin blanc, vous ne me verriez pas à cette heure ; mais les animaux de cette couleur sont inconnus ici.
Le docteur ouvrit des yeux ébahis :
– Vous avez de l’eau oxygénée, sans doute ? continua Simplet.
– Naturellement, la pharmacie en contient.
– Alors, vous pourrez m’aider. De ce lapin rouge et noir je désire, en utilisant les propriétés décolorantes de l’eau oxygénée, faire un lapin d’un poil de neige.
Et comme son interlocuteur semblait de plus en plus étonné, le jeune homme se pencha à son oreille et prononça quelques paroles rapides.
– Ah ! répondit seulement le médecin, alors je ferai ce que vous voulez, mais il faudra plusieurs jours.
– Peu importe. Docteur, je vous remercie.
Le lapin fut installé dans une cage de bois et comblé de légumes, ce qui parut lui être des plus agréable ; mais, hélas ! comme celle de l’homme, l’existence du lapin a ses vicissitudes ; chaque jour, le rongeur était tiré de sa prison par Simplet qui, sous la surveillance du docteur, lui faisait subir une application d’eau oxygénée. Après cette opération, le sous-officier se livrait à des travaux qui intriguaient fort l’équipage. Il fabriquait des boucles d’oreilles de forme étrange. Puis après avoir soigneusement pris mesure au rongeur, il avait taillé une ceinture de cuir ornée d’un anneau, et y avait adapté une chaînette de cuivre de trente centimètres de long, terminée par un mousqueton. Pour un peu, les marins l’auraient déclaré maniaque. Cependant l’eau oxygénée produisait son effet : l’animal se décolorait visiblement ; il passait par toutes les gradations du gris, devenait jaunâtre. Enfin, le 1er août, sa fourrure ne présenta plus la moindre trace de coloration. Marcel manifesta une joie folle. Il para son lapin de ses pendants d’oreilles, de sa ceinture. Il serra les mains du docteur, pris lui-même d’une émotion incompréhensible, et qui faillit pleurer lorsque le jeune homme lui dit :
– Ah ! je vous devrai plus que la vie.
La curiosité de l’équipage était vivement excitée ; dans l’impossibilité d’arracher une confidence aux deux hommes, officiers et matelots surveillaient Simplet ; ses moindres mouvements étaient notés, commentés, mais l’énigme demeurait indéchiffrable.
Le 2, au point du jour, le docteur fit descendre le canot. Il s’embarqua avec le sous-officier qui prit les avirons. Du navire français, on les vit traverser le fleuve et atterrir à proximité du palais. Là, Simplet sauta à terre, posa son lapin blanc sur son épaule et s’enfonça dans la ville, tandis que le médecin ramenait l’embarcation vers le steamer.
Le sous-officier marchait d’un bon pas. Sur son passage, les habitants s’écartaient respectueusement et s’inclinaient ; après avoir adressé au lapin blanc des gestes compliqués.
– Allons, murmura le jeune homme, cela prend bonne tournure. Quelle chance d’avoir appris la vénération de ces faces jaunes pour les lapins blancs !
Il arrivait au bord du canal qui entoure la ville royale. Sur le quai, des rameurs jouaient à une sorte de jeu de bouchon. À leur tunique sans manches, rouge avec bordure jaune, on reconnaissait qu’ils étaient au service du roi. Seuls dans leur corporation, ces bateliers ont le droit de revêtir l’uniforme dont il s’agit. À la vue du lapin blanc, ils interrompirent leur partie et saluèrent.
Simplet répondit par un signe protecteur et prit place dans l’une des pirogues attachées au quai. Sur un geste, deux pagayeurs y descendirent à leur tour et ramèrent vers l’escalier de pierre situé sur l’autre rive, et par lequel Nazir s’était introduit dans l’enceinte interdite. Jetant quelques sapèques aux piroguiers, Marcel gravit les degrés, contourna les casernements d’artillerie, et sans que personne osât l’arrêter, atteignit la muraille de briques qui, dans la cité royale, isole le palais.
Une haute porte, surmontée de la toiture à sept degrés, s’ouvrait devant lui. Sous la voûte, des soldats de la garde, serrés dans le dolman bleu à brandebourgs rouges, coiffés de la calotte ronde de l’infanterie anglaise, étaient en faction. Ils firent mine de croiser la baïonnette, mais le Français plaça le lapin sur sa poitrine et marcha droit à ceux qui lui barraient la route. Un instant les soldats hésitèrent, puis ils s’écartèrent en présentant les armes.
Maintenant Marcel était dans la première cour pavée de briques vernissées rouges, entourée d’une profusion de colonnes, de clochetons bouddhiques. Des officiers qui gardaient une seconde porte le laissèrent passer sans résistance. De bout en bout il parcourut une autre cour pavée de jaune, et enfin, après s’être engagé sous une voûte plus sombre et plus étendue que les autres, il se trouva dans la cour principale.
Un spectacle étrange s’offrit à ses yeux. Des femmes, bizarrement équipées et coiffées d’un casque noir étaient alignées, commandées, à ce qu’il semblait, par des hommes couverts de robes de soie rose à larges manches. Un murmure aussitôt étouffé accueillit l’entrée du voyageur. Sans y faire attention, il alla droit au perron, sur les marches duquel les porte-sabres du roi, à l’uniforme entièrement rouge, formaient la haie. Dans le vestibule, des officiers, des fonctionnaires se pressaient devant la porte de la salle du trône ouverte à deux battants. Là encore le lapin blanc fit merveille. En une minute Marcel fut au premier rang, et son regard plongea dans la vaste pièce.
Il se sentit impressionné et resta immobile. Au fond, en face de lui, sous un dais à sept étages, Somdeteh Phra Chalulong était assis sur son trône doré. La tête coiffée d’un casque blanc surmonté de la flèche sivaïque, vêtu de la tunique de même couleur, constellée de décorations et de broderies et retombant sur la culotte courte ; le roi, chaussé de souliers à la pointe recourbée et de bas de soie, parlait d’une voix douce et lente. À côté de lui se tenait l’aîné de ses fils, casqué comme lui, mais couvert d’une robe.
Le long des murs, devant les porte-flambeaux à sept branches, alternant avec les pyramides sivaïques, des mandarins militaires ou civils se tenaient courbés dans leurs costumes de cour, les yeux obstinément fixés sur des baguettes d’ivoire qu’ils tenaient à la main, afin d’observer la loi qui interdit de regarder le souverain.
Le roi présentait son héritier qui, selon la coutume, allait être confié aux bonzes pour recevoir d’eux la seconde éducation. Et soudain, dans le silence religieux de la cérémonie, des talons sonnèrent sur le plancher : Marcel se décidait.
Les assistants regardèrent stupéfaits cet Européen qui pénétrait ainsi dans la salle du trône. Le roi lui-même, en dépit des rites et de l’étiquette, montrait son étonnement. Mais l’inconnu portait sur l’épaule un lapin blanc. Les gardes n’osèrent l’arrêter. Il arriva auprès du roi, et après s’être incliné profondément :
– Sire, dit-il tranquillement, parlez-vous français ?
Somdeteh, on le sait, emploie indistinctement notre langue ou la langue anglaise. D’un ton courroucé, mais en pur français, il demanda :
– Qui es-tu, toi qui viens troubler mes serviteurs ?
– Un citoyen de France, Sire. Grâce à cet animal sacré – il désigna le lapin qui paraissait ne rien comprendre à l’aventure – j’ai pu parvenir jusqu’à vous pour vous faire entendre la vérité.
Le souverain considéra celui qui lui parlait ainsi. D’un regard il arrêta les mouvements des mandarins qui, oubliant la coutume sous l’empire de la colère, étaient sortis de leur immobilité, et plus doucement :
– Y a-t-il donc une vérité que je ne connaisse pas ?
– Que Votre Majesté me pardonne, reprit hardiment le sous-officier, mais elle est entourée de gens qui la trompent.
Une flamme passa dans les yeux du roi.
– On me trompe, dis-tu ?
– Sûrement. En voulez-vous la preuve ? Dans ce palais sont détenus deux prisonniers que l’on vous a désignés comme des otages précieux. Eh bien ! l’un est sous-officier comme moi dans l’armée française ; l’autre est ma sœur.
Le visage du monarque se couvrit de pâleur. Son front s’inclina pensif.
– On vous a dit, continua Marcel, que grâce à leur capture vous auriez facilement raison de nos négociateurs. Cela n’est pas.
Et brièvement il raconta la trahison de Nazir, les calculs financiers auxquels le Ramousi avait dû se livrer. Il conclut enfin :
– Si vous doutez, faites appeler devant vous cet Hindou et ses captifs, Sire, et punissez qui vous a menti.
Somdeteh goûta la proposition. Il leva le doigt. Aussitôt plusieurs officiers se précipitèrent au dehors. Et morne, silencieuse, immobile, l’assemblée attendit, tandis que le chef baissé, le roi rêvait. Puis au dehors un bruit de pas, et les mandarins militaires reparurent, conduisant Claude Bérard au milieu d’eux.
– Yvonne, où est Yvonne ? s’écria Marcel, mordu au cœur par l’angoisse.
– Yvonne, enlevée il y a quelques instants par ce coquin de Nazir.
De leurs baguettes d’ivoire les mandarins frappèrent l’épaule des jeunes gens pour les engager au silence. Mais le roi avait entendu :
– Tu as dit vrai, fit-il d’un ton attristé. L’Hindou était présent tout à l’heure, et sa fuite le condamne. Tu es libre ainsi que ton camarade. Partez, et dites aux Français que le roi de Siam rend la justice.
– En échange de votre bonté, Sire, répliqua Simplet, laissez-moi vous donner un avertissement. La République française est puissante, son armée, innombrable. Vous ne pouvez vaincre et le sang versé coulera inutilement.
Et comme le souverain tressaillait :
– Pardonnez-moi de vous dire ces choses, mais si vous me croyez, la vie de bien des innocents sera épargnée, Et puis, si je ne prenais sur moi de vous renseigner, je crois que personne de votre entourage ne le ferait.
Il salua le maître de six millions d’hommes et entraîna Claude tout abasourdi.
– Maintenant, il s’agit de retrouver Yvonne. Son ravisseur ne saurait être loin. En chasse, mon bon Claude, en chasse.
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