XX
L’INDE TELLE QU’ELLE EST
Lorsque la noce fut dégrisée, on s’aperçut que Canetègne n’avait plus le même compagnon – de chaîne.
Furieux, il ne pouvait expliquer l’aventure. Aussi dans toute l’Aldée des lamentations retentirent. Les invités européens avaient disparu. Le bonheur du jeune ménage était compromis. Le mari et ses parents songèrent d’abord à déchiqueter le policier et son compagnon.
Par bonheur pour eux, un brahme en promenade les tira d’affaire. Moyennant quelques roupies, il déclara aux indigènes que Marcel était issu de Rama ; qu’il était descendu sur terre avec sa suite pour combler de prospérités les pauvres Hindous ; que le lien de paille était une relique, et que le négociant lui-même, dont le bras avait eu l’insigne honneur de demeurer en contact avec le divin visiteur, était personne sacrée.
Alors ce fut autre chose. Chacun prétendit posséder un fragment de relique. Les habits de Canetègne, voire même ceux de l’agent, furent découpés en petits morceaux. Les gens de l’Aldée, ceux des villages voisins accourus au bruit de la merveilleuse visite, se les partagèrent. Les cheveux même des deux hommes excitèrent les convoitises des derniers venus, et on les rasa de près.
Bref, au soir, saturés d’adorations, mais couverts seulement de petits jupons de toile, obligeamment prêtés par le marié radieux, le négociant et son policier firent dans Mahé une rentrée qui n’était pas positivement triomphale.
L’agent, après s’être nanti d’une toilette présentable, se rendit de bon matin chez l’administrateur pour lui rendre compte de sa mission. Pour plus ample informé, l’administrateur expédia un secrétaire chez Canetègne. Ce secrétaire confia l’affaire à un négociant, qui la colporta aussitôt chez tous ses confrères. Les occasions de rire sont rares à Mahé. Aussi toute la ville fut-elle bientôt au courant. On stationnait devant la maison occupée par l’Avignonnais. On voulait le voir. Les dames, qui occupent leurs loisirs à déchiffrer nos partitions parisiennes introduisaient une légère variante dans celle de Kosiki et fredonnaient :
Ah ! Par Bouddha ! par Bouddha ! par Bouddha !
Le joli Rama que voilà !
En un mot, le commissionnaire connut, à sa profonde mortification, tous les inconvénients de la célébrité. Il n’osait sortir de peur d’une ovation burlesque.
Tout le jour il resta enfermé chez lui, tournant dans les chambres, s’irritant de plus en plus à la pensée que ses ennemis fuyaient sans être inquiétés, maudissant Marcel et lui-même, justement puni de sa sotte confiance. L’agent, d’après ses ordres, avait retenu un bateau côtier. L’ombre venue, Canetègne s’embarquerait, gagnerait Calicut à quelques lieues au sud de Mahé. Cette ville étant tête de ligne du railway transpéninsulaire, qui finit sur la côte de Coromandel, à Négapatam, port distant de neuf kilomètres seulement du territoire français de Karikal, il comptait bien rejoindre ses astucieux adversaires. Et une fois qu’il les tiendrait, il ne les lâcherait plus. Il formulait les plus terribles serments de vengeance, quand sa domestique indienne – les pieds nus, la jupe courte, le torse à demi couvert par une écharpe de cotonnade – le prévint qu’un indigène demandait à lui parler :
– Un indigène !… Sans doute pour une location de costumes de mariage. Impossible, je m’absente et n’engage aucune affaire nouvelle. Renvoyez-le.
Un instant après, la servante reparaissait. L’inconnu insistait. Il s’agissait d’une chose intéressant personnellement M. Canetègne. Le négociant reçut le visiteur. C’était un homme de taille moyenne, à la peau foncée. Il portait le turban blanc, la longue tunique de cotonnade bleue, serrée aux hanches par une ceinture à maillons de cuivre, dans laquelle était fiché un kandjar recourbé. Ses pieds nus sortaient d’un dhoutil également bleu, étroit aux chevilles, plus large sur la jambe.
– Canetègne-Sahib ? fit-il en entrant.
– C’est moi.
– Bien. Ton aventure à l’Aldée de Bentaguel fait l’objet de toutes les conversations. J’ai des oreilles, j’ai entendu. J’ai appris que tu poursuis des brigands français, qu’ils t’échappent toujours, et j’ai pensé que nous aurions intérêt peut-être à nous allier.
L’Avignonnais examinait l’Hindou. Il était frappé de l’audace de son regard, de l’intelligence de sa face large.
– Qui est-tu, interrogea-t-il ?
– Je suis Nazir, de la nation des Ramousis.
– Qu’est-ce que les Ramousis ?
– Une race noble entre toutes celles qui peuplent l’Inde. Comme les brahmines, nous refusons de travailler. Nous prenons ce dont nous avons besoin aux Hindous des castes inférieures.
– Sans payer ?
– Naturellement.
– Alors vous êtes des voleurs ?
– C’est ainsi que les Anglais nous appellent.
Et Nazir se redressa avec l’orgueil d’un gentilhomme.
– Eh bien ! Nazir, que veux-tu ?
– Je suis pauvre ; les Anglais aux favoris rouges troublent notre industrie. Toi, tu es riche ; prends-moi à ta solde. Je poursuivrai tes ennemis et morts ou vifs, je les arrêterai.
– Oh ! morts !… Je ne tiens pas à verser le sang.
Le Ramousi haussa les épaules.
– Tu as tort. Le poignard est l’ami le plus fidèle. Cependant j’exécuterai tes ordres. Nous savons l’art des ruses et des déguisements. Notre courage est grand, mais notre adresse n’y perd rien.
– Et si j’acceptais, que demanderais-tu ?
– Dix roupies par mois. De plus, je veux être traité avec déférence. En signant le pacte, je deviens ton allié, non ton serviteur.
Évidemment Nazir avait dit vrai. C’était un gaillard qui n’avait pas froid aux yeux. Canetègne, qui n’était pas très certain de son propre courage, comprit que l’Hindou lui serait un aide précieux. Peu coûteux d’ailleurs. Avoir à sa solde, pour dix roupies mensuellement, un brave capable de jouer du kandjar, c’était véritablement une occasion.
– Peux-tu quitter la ville aujourd’hui ?
– À l’instant même.
– Alors j’accepte ta proposition.
– J’en étais sûr.
– À neuf heures, sois au débarcadère.
– J’y serai.
Et déjà le Ramousi se dirigeait vers la porte. Le négociant le rappela.
– Tu ne me demandes pas où nous allons ?
– Que m’importe. Tu me payes, je te suis. Le but m’est indifférent.
Sur ces mots, il fit une sortie majestueuse, laissant le commissionnaire tout surpris. Sans qu’il voulût se l’avouer, Canetègne était impressionné par les grands airs de son nouvel employé. Nazir fut exact au rendez-vous et, vers la dixième heure, le caboteur loué par le policier quitta la rade de Mahé et cingla vers Calicut.
Conseillés par William, pour qui le réseau de la voie ferrée Cisgangétique n’avait pas de secrets, Marcel et ses amis avaient atteint la ville anglaise le matin même, et à cette heure, ils filaient à toute vapeur à travers les plaines du Naghiri.
Des Bania ou marchands, des officiers de l’armée indo-anglaise étaient les seuls voyageurs que contenait le train. Au matin, les Français atteignirent la ville de Koûnbatore, située près des sources de la Cavery, qui à son embouchure arrose Karikal. Mais au lieu de suivre le cours du fleuve, le railway remonta vers le Nord jusqu’à Ostaramund, où les voyageurs durent séjourner plusieurs heures pour attendre la correspondance sur Negapatam. Cet arrêt, du reste, leur fut profitable.
Et Marcel, si enthousiaste de la péninsule Hindoustan, toucha du doigt les dessous de son apparente prospérité. Une promenade dans la ville suffit. La population était morne. Près des habitations riches, arrêtés par les grilles, des misérables Hindous se pressaient. Maigres, hâves, l’œil luisant, avec une résignation grosse de colère, ils attendaient l’aumône.
Parfois une voix hurlait un des nombreux jurons, où les noms de Brahma, Vishnou, Siva, Kali s’associent à une injure. Un grondement courait dans la foule. Puis un silence plus lourd succédait à cette explosion. Et comme les voyageurs regardaient, étonnés par ce spectacle farouche, William Sagger dit simplement :
– La famine.
– La famine, ici, dans ce pays béni du ciel ! se récria Dalvan.
– Ma foi oui, et le tableau que vous avez sous les yeux n’est pas exceptionnel. Chaque année où la récolte n’est pas superbe, la faim prend les Hindous aux entrailles et, dans certaines provinces, détruit un tiers de la population.
– Mais on ignore cela en Europe.
– Certes. Les Anglais ont tout intérêt à le cacher. Ils ne disent pas que les négociants de Calcutta, de Madras, de Bombay spéculent sur les grains, augmentant ainsi la misère. Ils ne disent pas que lorsque des millions d’hommes râlent d’inanition, ils exportent les mêmes quantités de céréales. Il ne faut pas que leur commerce souffre.
– Comment les deux cent cinquante millions d’Hindous n’ont-ils pas le courage d’exterminer les cent mille Anglais qui détiennent la fortune de l’Inde ?
– Ils sont doux en général. Le brahmanisme, la croyance en la métempsycose les rendent respectueux de la vie des moindres animaux. En tout, il y a quarante ou cinquante millions d’indigènes attendant une occasion pour se soulever.
– Ce serait suffisant, il me semble, pour chasser les occupants européens.
– La force des Anglais provient uniquement de la faiblesse de leurs sujets. Ceci m’amène tout naturellement à une comparaison. En France, naïfs comme vous l’êtes, vous déclarez à tout propos et hors de propos, que les Saxons vous sont supérieurs en fait de colonisation.
– Ma foi, affirma Marcel, il me semble…
– Il vous semble mal. Les colonies françaises deviennent françaises : voyez le Canada, la Louisiane, l’Algérie, la Guadeloupe, la Réunion. Les colonies anglaises ne subissent aucune assimilation. Pourquoi ? Parce que vous entreprenez la conquête morale des peuples, tandis que les habitants de la Grande-Bretagne cherchent seulement à les confisquer commercialement. Nulle part l’exemple n’est aussi frappant qu’ici. Un proverbe typique est celui des Mahrattes. « Les jours de liberté reviendront, disent-ils, quand les pavillons tricolores franchiront les portes de l’Occident. » Je m’arrête, fit brusquement l’intendant, l’heure de prendre le train est arrivée.
Tous revinrent à la gare. Ils étaient pensifs. La digression de Sagger, en face des meurt-de-faim, pâles victimes de l’occupation saxonne, les avait attristés, et tout bas Yvonne, se penchant à l’oreille de Diana, répéta la devise citée la veille par Marcel :
– Toutes les revanches !
– Oui, toutes, appuya l’Américaine ; je les souhaite toutes, au nom de la civilisation et du progrès.
De nouveau les voyageurs roulèrent sur la voie ferrée. Au passage, ils notèrent les villes de Kumbakouam, Trichinopol. Prévenus maintenant, ils découvraient partout les traces de la faim. Des malheureux aux joues caves, aux membres grêles, guettaient les voyageurs. Ils s’offraient à porter les bagages pour un cashe ou un paice. Et William, encyclopédie vivante, disait :
– La roupie vaut actuellement non pas 2 fr. 06, comme on le croit, mais 1 fr. 84. Elle se décompose en 8 fanons, le fanon en 2 annas, l’anna en 12 cashes ou paices. C’est-à-dire que ces pauvres diables transporteront une malle, souvent à plusieurs centaines de mètres, pour un centime environ.
Dans les champs, les paysans au torse nu, les reins serrés dans une bande de toile, demeuraient accroupis, immobiles, attendant la mort avec ce stoïcisme silencieux de ceux qui vivent près de la terre. Et dans le convoi, dont le roulement formidable troublait le calme de tombeau de la plaine embrasée, les officiers anglais riaient, les marchands jouaient, sans un regard, sans une pitié pour ces moribonds qui bordaient la voie ainsi qu’une armée de spectres.
À Négapatam, les voyageurs passèrent la nuit dans un boarding house tenu par la veuve d’un major, et le lendemain, de grand matin, ils se mirent en marche vers Karikal. Les neuf kilomètres qui les séparaient de la limite de la possession furent franchis en une heure trois quarts, sur une belle route soigneusement entretenue.
Tout de suite, ils comprirent qu’ils avaient quitté la terre anglaise après avoir traversé le pont jeté sur le Nagour-Odaï, ou rivière de Nagour. Sur la rive droite, la campagne stérile, desséchée, au sol crevassé par le soleil dévorant. Sur la rive gauche, un pays fertile découpé en rizières, vergers, bouquets de palmes, plantations d’indigotiers, de cotonniers, de tabac. Et comme ils s’étonnaient :
– Tout cela, fit ironiquement Sagger, vient de ce que le Français n’est pas colonisateur. Les Hindous anglais périssent de faim, les Hindous soumis à la France vivent dans l’abondance. On a construit ici deux cents réservoirs, lesquels alimentent six grands canaux avec de nombreuses ramifications. Le résultat est que le pays a mérité d’être appelé « le Jardin de l’Inde méridionale » et peut nourrir cent quatre-vingt-quinze habitants par kilomètre carré, soit cent vingt-quatre de plus que le sol de la métropole.
Puis ils tinrent conseil. Claude fit remarquer que la maison de l’administrateur devait être surveillée par un agent à la solde de Canetègne. L’Avignonnais l’avait positivement déclaré lors de leur rencontre à Mahé. Il était prudent de ne pas s’y rendre ; autant rester en dehors de la ville, et trouver un expédient pour se renseigner sur Antonin Ribor. Mais Dalvan haussa les épaules.
– Nous avons une avance sur notre ennemi. Donc, rien à craindre ; laissez-moi faire.
L’habitude de la confiance était venue à tout le monde. On suivit donc le brave garçon. Il laissa les amis sur le port. Sur la place du Gouvernement, il n’eut pas de peine à reconnaître le policier chargé par Canetègne de le saisir au passage. Chaque profession a ses stigmates. Un avocat ne saurait être confondu avec un barbier, encore que tous deux soient « rasants » ; un « cabotin » se distingue d’un laquais, bien que l’un et l’autre soient rasés.
L’agent était à la fois grand, fort et… blond filasse. Il avait de gros yeux bleus, le nez bulbeux, décoré d’un aimable carmin, la bouche fendue en coup de sabre, les épaules larges, la poitrine bombée, des pieds et des mains pour deux. Debout devant un pilastre de la façade, il causait amicalement avec un secrétaire de l’administrateur. Marcel l’enveloppa d’un regard.
– Nous allons rire un peu, dit-il.
Et tranquillement, ainsi qu’un homme qui n’a rien à craindre, il s’approcha. Les causeurs s’étaient tus.
– Pardon, messieurs, vous êtes sans doute attachés à la Résidence ?
– Oui, monsieur, répondit le secrétaire.
– Enchanté, monsieur, car vous pourrez, j’espère, me donner un renseignement.
– À votre disposition.
– Merci. Sur dépêches du Procureur général de Saint-Denis, Réunion, et de M. Canetègne, négociant, un agent doit être en observation aux environs, attendant des personnages qui ont échappé à la justice métropolitaine.
– Que lui voulez-vous ? questionna le policier.
– Lui faire une communication de la part de M. Canetègne. Aussi vous serais-je obligé de me mettre en rapport avec lui.
L’agent parut se consulter. Il jugea qu’il pouvait parler.
– C’est facile, dit-il.
– Ah !
– Car c’est moi-même.
– Très bien. Je ne perdrai pas de temps alors, car je dois encore me rendre à Pondichéry…
– À deux pas, une journée de mer par steamer, deux à la voile.
– Je sais bien, mais je suis pressé. Pour en revenir à nos moutons, vous êtes chargé d’arrêter des filous. Vous les reconnaîtrez à ceci : ils viendront s’enquérir d’un certain Antonin Ribor qui probablement n’a jamais paru en cette ville.
– Jamais !
Dans un sourire fugitif, Dalvan songea :
– Je suis fixé sur ce point. Maintenant taquinons Canetègne.
Et gravement :
– Avertis sans doute de la surveillance dont ils sont l’objet, ces coquins ont imaginé une ruse, pas maladroite en vérité. L’un, assez gros, à la chevelure rare, paraissant friser la cinquantaine, bien qu’il soit tout jeune – juste punition de ses fautes, – l’un donc se fait passer pour M. Canetègne. Vous ne connaissez pas cet honorable négociant, il serait possible que vous ajoutiez créance aux dires du drôle. C’est pour éviter cet inconvénient que j’ai effectué le voyage.
Le jeune homme avait l’air très sérieux. Rien dans sa physionomie n’indiquait qu’il faisait une formidable farce à son ennemi. Pourtant le policier crut devoir demander :
– Pourquoi M. Canetègne ne vient-il pas ?
– Il est retenu à Mahé.
– Il aurait pu télégraphier.
– Ah bien ! parlez-lui de ça. Il prétend que le télégraphe seul est capable de l’avoir trahi, d’avoir informé de ses dispositions ceux qu’il poursuit ; et il a préféré me charger d’avertir et vous et vos collègues.
– C’est pour cela que vous gagnez Pondichéry ?
– Précisément.
– Portez donc le bonjour de ma part à mon confrère Barton.
– Volontiers.
– De la part de Mariolle.
– Entendu.
– Quand aux gredins, soyez tranquille. Le premier qui me dit : « Je suis Canetègne », je le coffre.
– Vous aurez bien raison.
Serrant la main du policier, Marcel rejoignit ses compagnons. Ce fut un concert de rires quand il raconta son entretien avec le digne représentant de la loi. De leur côté, Yvonne et ses amis n’avaient pas perdu leur temps. Ils avaient soldé leur passage, à bord du vapeur « Victoria » de la British India Company, qui fait le service des côtes de la péninsule, à destination de Pondichéry.
Le départ devait avoir lieu le soir même. En attendant, les voyageurs remplacèrent leur garde-robe, un peu appauvrie par le voyage, à des prix inconnus en Europe. Pour cinquante francs, Marcel et Claude se vêtirent de la tête aux pieds. Yvonne elle, acquit moyennant trois pagodes (25 fr. 80), un délicieux « touriste confectionné », sous lequel elle avait l’air le plus avenant du monde. Leurs emplettes terminées, ils se rendirent sur le « Victoria », dont les cheminées vomissaient des tourbillons de fumée noire, indice précurseur du départ.
Un coup de sifflet, un coup de cloche et lentement le steamer tourne sur lui-même, présente l’avant à la haute mer. L’hélice bat les flots en un tourbillonnement.
On part, on est parti. Une journée de navigation et le navire entre dans le port de Pondichéry, après avoir longé la côte de Bahour. C’est le soir, toute démarche doit être remise au lendemain 15 avril. Les voyageurs cherchent un gîte, dînent et se couchent.
De grand matin, ils se rendirent au gouvernement. Ils voulaient s’assurer qu’Antonin n’avait pas été vu. De crainte, ils n’avaient aucune, puisque Marcel devait écarter tout soupçon en offrant au policier Barton les amitiés de son collègue Mariolle, de Karikal.
L’agent Barton les accueillit cordialement, leur affirma que l’explorateur Antonin était inconnu à Pondichéry et, pour faire honneur aux messagers de son confrère, s’offrit à leur servir de cicerone. Aucun départ sur Yanaon, enclave française, sise à trois journées de navigation, avant le surlendemain. La proposition du policier fut donc agréée. Celui-ci mit de planton à sa place un camarade et guida la petite troupe. Puis enchanté de la promenade, il leur offrit de les mener en excursion.
– Venez. Nous prendrons le chemin de fer à Villadour, nous le quitterons à Nalloor, où nous trouverons des porteurs pour gagner ma villa des champs.
Ce plan s’exécuta de point en point. En wagon, tandis que le convoi filait entre des plaines fertiles, aux routes plantées de cocotiers, Barton pérorait, cicerone infatigable. À l’instant où le train franchissait un pont dominant la rivière :
– Nous entrons au pays anglais, l’enclave de Fivorandarcovil.
– Déjà ?
– Oui, les terrains ressortissant à Pondichéry sont très morcelés. La commune de Vadanoor surtout…
– N’est-ce point là que vous nous conduisez ?
– Si. Cette commune, allais-je vous dire, est indivise. Les parts de propriété attribuées à la Grande-Bretagne et à la France sont respectivement de 7/12 et de 5/12, si bien que – le cas ne s’est jamais présenté, heureusement – un criminel y serait comme en un lieu d’asile.
Les voyageurs échangèrent un regard. Et Marcel curieusement :
– Qu’entendez-vous par là, monsieur Barton ? Je vous fatigue peut-être de mes questions, mais vos explications m’intéressent au suprême degré.
Flatté, l’agent s’inclina.
– Vous allez me comprendre. L’extradition est indispensable pour arrêter un coupable en pays étranger.
– En effet !
– Eh bien ! supposez un voleur irlandais, écossais, gallois réfugié à Vadanoor. Les autorités anglaises ne sauraient lui mettre la main au collet, puisqu’il est pour cinq douzièmes en terre française. D’autre part, la France ne pourrait accorder l’extradition, puisque l’extradition doit être entière et non fractionnée. Le seul moyen d’en sortir serait que l’un des États rétrocédât à l’autre sa part de propriété. Vous le voyez, légalement, le criminel serait en sûreté.
L’orateur s’arrêta, ébahi. Simplet lui serrait cordialement la main.
– Qu’est-ce ? fit-il.
– De la reconnaissance. Vous nous pilotez dans des endroits incroyables ; à mon retour en France, je parie que personne ne croira à ce que je raconterai.
– Ah ! nos compatriotes ne sont pas forts en géographie.
– Bah ! ils sont remplis de bonne volonté. Quand on leur enseigne quelque chose, soyez-en certain, la leçon ne tombe pas dans l’oreille de sourds.
Le convoi ralentissait à l’arrêt de Nalloor. Quittant le train, Barton, décidément très féru de ses hôtes, se démena tant et si bien qu’il eut bientôt réuni assez de porteurs et de chaises, pour assurer aux Européens un transport commode jusqu’à son logis. Bientôt, la rivière ou Ar de Pambé se montra.
– Sur l’autre rive, dit Barton, commence la commune de Vadanoor.
Le pont traversé, tous voulurent mettre pied à terre. Il leur plaisait de poser le pied sur ce sol hospitalier, où grâce aux douzièmes de propriété saxonne et gauloise, il leur était loisible de se promener avec un agent de police sans rien craindre pour leur liberté. La maison de leur guide était charmante. Un simple rez-de-chaussée, précédé d’un péristyle à la colonnade gracieuse et surmonté d’une terrasse fleurie bordée d’un balcon, aux balustres entourés de plantes grimpantes. Le tout revêtu d’un crépi aurore qui, sous la lumière crue d’un soleil implacable, était d’un délicieux effet.
On se disposait à entrer dans l’habitation quand soudain Yvonne s’arrêta et, désignant à son frère de lait une troupe qui s’avançait, elle murmura d’une voix frémissante :
– Lui !
Au milieu de plusieurs personnages, Canetègne apparaissait. Suant, soufflant, les cheveux ébouriffés, les vêtements en désordre, le visage lacéré d’égratignures, l’Avignonnais courut sus à ses ennemis :
– Enfin, je vous rencontre !
Et prenant par la main un de ses compagnons :
– Monsieur le Directeur de l’intérieur de la colonie, dit-il, suivi de quelques agents. Cette présentation afin de vous prouver que toute résistance est inutile.
Puis se croisant les bras, foudroyant Marcel du regard :
– Ah ! vous faites des farces ! Ah ! vous me faites arrêter à mon arrivée à Karikal par un policier imbécile qui sera révoqué, car il m’a frappé, assommé à demi.
Simplet n’avait pas bougé. À ce moment il parut s’émouvoir.
– Quoi, mon bon monsieur, vous avez été si malheureux que cela ?
– Oui, monsieur.
– Allons, tant mieux. Au moins cette fois, le « passage à tabac » ne s’est pas égaré.
Canetègne serra les poings. Mais se calmant soudain :
– Plaisantez, jouissez de votre reste. J’ai le beau rôle et vous allez nous suivre à Pondichéry…
– Pourquoi cela, cher monsieur ?
– Pour être jeté en prison et expier vos forfaits.
Dalvan eut un petit rire sec.
– Cela ne me tente pas.
– Peu importe, votre adhésion n’est pas nécessaire.
– Vous vous trompez.
– Je me…
– Complètement. Nous sommes ici en terre d’asile. La France n’a que cinq douzièmes de propriété. Vous ne pouvez arrêter que les cinq douzièmes de moi-même. Or, je suis indivis, ainsi que la commune de Vadanoor. Donc, tant que je n’aurai pas l’obligeance de rentrer en territoire complètement français, je reste libre.
Le personnage, que le négociant avait désigné sous le titre de Directeur de l’intérieur, inclina la tête.
– C’est vrai.
– C’est vrai ! hurla Canetègne exaspéré par ce nouveau contre-temps.
– Oui, et si je vous ai accompagné, c’est uniquement parce que j’espérais les accusés ignorants de cette particularité. De bonne grâce ils auraient quitté ce lieu de refuge, et l’arrestation aurait pu être opérée.
– Ah ! gronda l’Avignonnais, qui donc les a si bien instruits ?
Le policier Barton avait assisté à toute la scène. Son visage avait exprimé la colère, le doute. Ses yeux se portaient du négociant à ses hôtes. Irrésolu, ne sachant auquel entendre, il semblait pourtant emporté vers ces derniers par un courant sympathique. À la question du commissionnaire, il voulut répondre. Simplet le prévint. D’un ton grave :
– Monsieur Canetègne, fit-il, depuis que vous nous poursuivez, vous avez dû constater qu’un pouvoir mystérieux déjoue toutes vos combinaisons.
Et avec un regard à l’adresse de Barton :
– C’est lui qui a suscité un brave homme pour nous donner, cette fois encore, la parade à votre attaque. Si on le mettait en notre présence, je suis certain qu’il n’aurait aucun regret. On sait que la loi n’est pas toujours la justice, qu’elle se met parfois au service des plus détestables causes. Il suffit du reste de consulter votre visage et le nôtre pour en être assuré.
– Des mots, essaya de protester l’Avignonnais.
Mais Dalvan lui imposa silence du geste, et d’une voix claire, nette, vibrante qui impressionna les assistants :
– Vous êtes entouré d’agents, accompagné par un des plus honorables fonctionnaires des établissements français, M. le Directeur de l’intérieur. Eh bien ! tous sentiront que je dis vrai en affirmant, ce que vous savez aussi bien que nous, que vous êtes un escroc.
Canetègne esquissa un mouvement. Simplet n’y prit pas garde.
– Un escroc, continua-t-il ; à force d’habileté processive, vous avez fait emprisonner ma sœur de lait. Claude et moi, à peine libérés du service militaire, l’avons aidée à s’évader. Et aujourd’hui, vous nous traquez, non pas au nom de la justice, mais pour éviter le châtiment ; pour nous empêcher de rejoindre le frère d’Yvonne, Antonin Ribor que vous avez ruiné, exilé, et qui peut fournir la preuve de votre infamie. Cette preuve, malgré vous, nous la trouverons ; nous la produirons, et ceux qui m’écoutent en ce moment béniront le hasard, qui nous a mis face à face sur ce coin de terre, où ils sont désarmés.
Malgré son audace, le négociant resta muet. Le regard flamboyant de Marcel exerçait sur lui une sorte d’hypnotisme. Les personnages présents éprouvaient une gêne réelle ; ils comprenaient qu’ils venaient d’entendre la vérité. Représentants de la loi, ils avaient honte d’être astreints à prêter main-forte à celui qu’ils considéraient comme le coupable. Et Barton traduisit cette impression.
– Monsieur, dit-il à Dalvan, vous vous êtes un peu moqué de moi ; mais j’ai écouté, je vois. Dès ce moment je n’ai aucun regret. Bien plus, je serai heureux de vous recevoir dans ma maison.
Le sous-officier lui tendit la main, puis souriant :
– Après cet entretien déjà long, je me reprocherais, messieurs, de vous retenir encore. Mes amis et moi allons vous quitter.
Il fit un signe à l’intendant.
– Nous avons besoin de votre géographie.
– Elle est à vos ordres.
– Où se trouve la frontière anglaise ?
– À cinq cents mètres, à l’est.
– Tiens, murmura Barton, c’est presque juste. Exactement la limite séparative est à…
– Cinq cent vingt-quatre mètres, acheva Sagger.
L’agent salua.
– Oh ! j’ai étudié, expliqua modestement William, et je m’en félicite, puisque mes connaissances sont utiles à de braves gens. Miss Diana Gay Gold Pretty, ici présente, pense de même. Elle n’a pas cru pouvoir employer mieux sa fortune qu’à aider Mlle Yvonne Ribor à confondre son accusateur.
Le nom de la riche Américaine eût levé les derniers doutes, s’il s’en fût trouvé encore dans l’esprit des auditeurs. Aussi toutes les figures s’épanouirent, lorsque Dalvan s’écria :
– Gagnons donc la frontière. Monsieur Canetègne, inutile de nous signaler aux autorités anglaises ; vous savez que nous marchons vite.
Un quart d’heure après, le jeune homme et ses amis franchissaient la limite du territoire de Vadanoor et, après un salut amical aux fonctionnaires français, disparaissaient bientôt derrière un bouquet d’arbres.
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