Les effets des systèmes et des outils multimédias sur la cognition, l’apprentissage et l’enseignement


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Gisèle Tessier

S’intéresser aux pratiques des enseignants liées aux tic conduit très vite à constater une diversité foisonnante. Elles se présentent comme un écheveau très embrouillé car elles sont à la fois répertoriées mais mal connues, très diverses en qualité et en quantité, liées au matériel et à sa performance, mais en même temps déterminées non absolument par lui. Un flou très grand accompagne donc l’usage des moyens matériels, dont on sait par ailleurs qu’ils sont très divers selon les établissements. Si le grand volontarisme d’un enseignant suffit souvent pour faire acheter le matériel, nous ne savons guère quels ressorts sont mobilisés par cet enseignant pour qu’il soit capable de faire des démarches longues et coûteuses en énergie auprès du principal, du proviseur, et auprès de ses collègues éventuellement.

Le chercheur appréhende donc un paysage en mosaïque, à première vue, et de la part du Ministère, un volontarisme très fort de développement. Dès 1997, Claude Allègre voulait placer les tic au cœur de la réforme de l’enseignement. Le dossier de presse de la rentrée 1999-2000 contient cinq pages les concernant : “ les nouveaux programmes du collège prévoient une utilisation des technologies dans toutes les disciplines ” ; au lycée, “ un enseignement pour tous les élèves de seconde se met en place provisoirement à partir de la rentrée 1999 ”. Le boen n° 25 du 24 juin 1999 détaille les besoins des élèves de lycée : “ Au-delà de l’acquisition de savoir-faire, l’objectif global est que l’élève, à travers les activités proposées, accède à un ensemble de notions relatives au traitement de l’information, qui rendront intelligibles les opérations effectuées ”, donc le savoir critique doit être enseigné au même titre que les habiletés techniques. Vaste programme. Car il s’agit bien de bâtir “ l’École du xxi siècle ” à l’aide d’un fond de soutien aux nouvelles technologies, de cinq cents millions de francs, et “ une démarche volontariste en faveur des ntice… À travers l’école en particulier, l’État peut prévenir l’illectronisme, avant qu’il ne devienne un nouvel avatar de l’illettrisme125. ”

Cependant, ça et là, la presse se fait l’écho des difficultés à faire entrer l’informatique dans l’école126 et les chiffres du taux d’équipement des établissements, en hausse considérable, masqueraient une réalité moins optimiste. Guy Pouzard, inspecteur général, y affirme que “ le niveau moyen d’équipement, un ordinateur pour dix-sept élèves, ne veut rien dire ; le matériel existe souvent, mais n’est pas utilisé. ”. Au-delà de l’inévitable décalage entre effets d’annonce et réalités de terrain, restent des questions non résolues tenant aux disciplines : utilise-t-on également les cd-rom, Internet, les logiciels, selon les disciplines ? Quelle est l’influence de la formation sur les pratiques ? Quelles sont les pratiques fréquentes des enseignants et quels objectifs poursuivent-ils ?

Ces questions font l’objet de recherches à l’heure actuelle, en France en particulier au sein de l’inrp et des laboratoires associés, car les réponses sont encore incertaines. En ce sens George-Louis Baron, directeur de recherche à l’inrp127, et son équipe, ont fait un travail de pionniers considérable et mobilisé, à travers d’importants colloques, une réflexion internationale sur l’intégration des hypertextes et hypermédias dans l’enseignement (1993-1994). De sorte que les catalogues de pratiques répertoriées sur certains sites Web128, nous laissent un sentiment d’insatisfaction intellectuelle.

Il s’agit donc de mettre à jour la diversité des pratiques, mais plus encore, de l’élucider. Un travail de terrain est donc incontournable. C’est ce que nous avons fait, à partir d’enseignants de collèges et de lycées, qui, dans leurs classes, à des degrés divers, utilisent les tic.



Notre recherche n’intègre pas les enseignants “ résistant ” aux tic, pour éviter trop de complexité. Nous avons procédé par observation participante et par entretiens ; nous avons exploité également des entretiens qui ont été réalisés par des formateurs de l’iufm de Bretagne auprès de plc et plp deuxième année et auprès d’enseignants plus âgés, mieux formés, que nous disons “ chevronnés ”. Donc l’échantillon se compose129 d’un enseignant d’une classe de collège accueillant des élèves en décrochage, en rupture scolaire, la classe respire (rescolarisation Pour une Insertion REussie) et d’enseignants de classes de collège et de lycée de français (2), de mathématiques (4), d’anglais (5) et de svt (4), certifiés ou agrégés. Les données sont donc très composites quant aux publics d’élèves accueillis, aux âges, aux situations professionnelles au moment de l’enquête. On a travaillé sur les pratiques, le matériel utilisé, et le type de formation, essentiellement. Si l’échantillon retenu présente une très grande diversité (une classe de “ décrocheurs ” scolaires de niveau cinquième de collège coexiste, par exemple avec une classe européenne de première, c’est parce que nous avons supposé que le type de public auquel on a affaire influence le type de pratiques mises en œuvre. Certes, toutes les disciplines ne sont pas représentées dans notre échantillon, et il convient d’être prudent dans toute généralisation. Considérons que nous ouvrons ici des pistes qualitatives et que nous invitons à poursuivre l’étude par des recherches plus amples et plus systématiques.

Les pratiques tic et les publics scolaires : où l’on retrouve

des principes de Justice


L’analyse des pratiques montre d’abord un grand clivage, qu’on élucidera en se référant à l’analyse très complète réalisée dans les années quatre-vingt-dix par Derouet (1992), sur les pratiques dans les établissements scolaires. Son ouvrage majeur, École et Justice met en exergue, dans la lignée des travaux produits par Boltanski (1987, 1990), que certaines actions sont de l’ordre de la Justice. Elles s’appuient sur un système de valeurs, que Derouet appelle, à la suite de Latour et Callon (1989), une “ boîte noire ”. Celle-ci contient des règlements, des routines, des pratiques, et surtout un idéal commun qui rapproche les membres d’un groupe ; cet idéal a été longtemps celui de l’égalité des chances jusque vers 1970, et le débat critique a fait apparaître d’autres références qui ont fait éclater ce monopole, comme : la chaleur communautaire, la recherche du rendement… Tout consensus national sur les fins de l’école est aujourd’hui caduc, et pour Derouet, il ne s’agit plus que d’établir, sur la base du projet d’établissement, des “ compromis locaux ”, voire des accords de tribus, qui sont d’ailleurs susceptibles de “ dénonciation ” dans le temps. Ainsi des modèles, des logiques s’affrontent dans l’école d’aujourd’hui, articulés sur des principes fondateurs, auxquels tel ou tel enseignant, ou tel ou tel groupe d’enseignants, choisit de souscrire.

Une première confrontation des enseignants de notre échantillon, sur les pratiques et les principes d’action qu’ils expriment, fait apparaître une distinction forte entre les finalités éducatives, selon le type de public auquel on est confronté. Tantôt l’action enseignante est renvoyée à l’intégration sociale de l’élève, au retour de l’élève dans la communauté scolaire et éducative, selon le terme employé dans la Loi d’Orientation de 1989, et ce d’autant plus qu’on a affaire à des élèves en grande difficulté ; tantôt l’action de l’enseignant renvoie à l’instrumentation pédagogique ; dans ce cas, c’est l’efficacité du geste enseignant qui est recherchée, par l’enrichissement des situations scolaires ou la didactisation des séquences impliquant les tic.

Ainsi la classe respire de notre étude, créée (comme toutes les classes de ce type) dans le cadre de la charte départementale réunissant l’Éducation nationale, la pjj, (protection judiciaire de la jeunesse) la dass, le Fonds d’action sociale, doit accueillir au collège les élèves décrocheurs qui ont souvent un suivi éducatif et une histoire de pré-délinquance. Âgés de quinze à seize ans, ils sont une douzaine à être encadrés par un instituteur spécialisé, pour le scolaire, un éducateur pjj, pour l’éducatif, et un aide-éducateur spécialisé dans les Nouvelles Technologies. La classe est richement dotée de ce point de vue : cinq ordinateurs dont trois postes multimédias, un scanner, une imprimante couleur, une télévision et un magnétoscope, un accès à Internet. Les pratiques tic, encadrées le plus souvent par l’instituteur mais techniquement préparées par l’aide-éducateur, sont relativement modestes : de la copie de lettres ou de textes, grâce au traitement de textes, des exercices de renforcement (exerciseurs de type eao) pour les mathématiques ou pour la lecture, à l’aide du logiciel smao de sixième ou de quatrième selon les niveaux d’élèves (Éd. Chrysis). On trouve aussi des logiciels visant à préparer l’orientation professionnelle de l’élève, auquel on demande de s’interroger sur ses goûts, sa personnalité. De façon très ponctuelle, des outils comme Atlas Microsoft sont mis à contribution, pour offrir une ressource documentaire bien élaborée, plaisante à l’œil, que l’élève découvre et manipule. Sur le fond, il s’agit de réaliser le même recherche que sur un atlas en livre.

Mais on ne peut qu’être frappé par l’émerveillement des élèves devant les possibilités de l’outil. On est également frappé par l’acharnement mis par les élèves (une fois dépassée la grogne de devoir faire des exercices, même à l’écran !), pour exécuter la longue série des exercices prévus dans le logiciel, et leur très grande attention. Pour certains, il s’agit de “ gagner ” contre l’ordinateur ; il peut même y avoir perversion de l’outil quand l’élève en échec refuse de consulter le menu “ aide ”, car “ ça fait perdre des points ”. Même si le sentiment d’échouer devant l’écran les met en colère (ils brutalisent le clavier ou frappent l’écran : “ Je vais le niquer, ce bâtard ! ”), l’usage de l’eao et la très grande présence de l’enseignant (qui du fait du petit nombre d’élève, joue un rôle de répétiteur), suscite un travail méta-cognitif indéniable. L’écran, entre autres éléments, provoque un déplacement d’enjeux, de rôles traditionnels, et limite les violences liées à la hiérarchie des places dans la classe traditionnelle. L’environnement en est bouleversé. Une interface à trois participants, l’élève, l’enseignant et l’ordinateur, (le “ tiers-instruit ”, selon Michel Serres), crée la possibilité d’une situation de “ médiation ”, à tous les sens du terme (Tardif, 1998). Devant l’écran, le travail consiste à repartir des échecs, de mettre à jour les méthodes, de rappeler les règles utiles, et d’éliminer les approximations des élèves ; le travail sur le logiciel d’orientation amorce aussi un dialogue sur la trajectoire temporelle et sur la construction identitaire de l’adolescent, souvent avec l’éducateur pjj. Dans cette classe, la parole circule donc à deux niveaux au moins : dans l’accompagnement lié aux apprentissages, dans l’accompagnement lié à l’image de soi.

Ainsi l’enseignant insiste, avec chaleur et fermeté, pour que Simon et Gaël terminent leur série d’exercices sur l’ordinateur. Mi-fâchés, mi-plaisantants, ces derniers ouvrent un débat avec les adultes présents, où la récrimination-provocation permet malgré tout d’engager une discussion à partir de leur formule : “ Nous, on est jeunes, vous, vous êtes vieux ! ” (donc hors jeu par rapport à nos demandes, notre vie…). L’observation montre ainsi une certaine diffusion des rôles, l’éducation se tissant à l’instruction ; la machine suscite un réponse à la fois cognitive au “ pourquoi être là ? ” et un ferment de réponse de nature éthique, existentielle, au “ quoi devenir à partir de là ? ”, par un débat improvisé sur ce qu’est “ être jeune ”, “ être vieux ”, le sens des contraintes et du savoir scolaire… Car tous les intervenants savent bien que la classe est aussi un sas, un lieu provisoire et fragile de socialisation et qu’il importe de faire sens avec le bouleversement des contextes habituels du collège ; les outils et les techniques, plus présents qu’ailleurs, plus présents qu’avant, contribuent à modifier “ l’écologie cognitive ” des sujets, à les “ déterritorialiser ” (Lévy, 1990, p. 11). La technique autorise une réinterprétation de l’espace-temps scolaire, et se met au service d’une resocialisation d’élèves en rupture scolaire et sociale. Modifier des relations, des représentations, c’est tenter de replacer dans une communauté d’élèves des adolescents en rébellion ouverte contre l’école, leurs pairs, leur famille souvent. C’est une éducation globale qui est visée, celle de la personnalité et “ cette formation ne résulte pas d’un rapport analytique et dépersonnalisé, mais d’une imprégnation, qui passe autant par les rapports personnels que par l’intelligence ”. (Derouet, 1992, p. 101.)

Dans le domaine des pédagogies alternatives, des lignes de force identiques se dessinent : la classe est d’abord un contenant psychique, dans lequel le travail cognitif est indissocié du travail sur l’image de soi, les valeurs sociales. En ce lieu atypique où l’adolescent se reprend et reprend sa respir-ation, comparable à d’autres structures scolaires où l’espace-temps se restructure pour quelques mois (les classes de cippa par exemple, cycle d’insertion professionnelle par alternance, rattachées à la mgi, mission générale d’Insertion, ou les classes dites “ à projet ”), le contrat pédagogique et didactique est structuré par des relations particulières (tutoiement, tutorat, environnement technique individualisé, accompagnement à l’extérieur, visites, loisirs éducatifs…), la parole reprend ses droits. La pédagogie se met au service d’une ambition fondamentalement éducative, où l’on invite le sujet à une réflexion sur sa propre histoire.



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