Les tic entre contrainte et soumission : une “ interprétation de la situation ” scolaire ?
Nous pouvons d’abord observer que dans tous les établissements scolaires aujourd’hui, en France, il y a un matériel déjà là, fourni par l’Institution, et que ce sera de plus en plus vrai, puisque le taux d’équipement dans les établissements est passé à un ordinateur pour dix-sept collégiens, un pour sept lycéens, un pour cinq lycéens professionnels, en septembre 1998 (revue l’epi, n° 95, 1999, p. 32). Qu’en disent des enseignants de notre enquête ? “ C’était imposé (la formation), dans la mesure où la démarche venait des inspecteurs. Il y a eu une dotation des établissements avec ce matériel, alors à partir du moment où on a le matériel, on ne le laisse pas dans un coin, hein ? ”.
Il y a donc un “ déjà-là ” technique, imposé par ce qu’on peut appeler avec Goffman “ l’ordre structurel ”, fait des attentes du politique, des discours culturels euphorisants sur les tic, de la nébuleuse socio-économique des producteurs d’informatique. Cet ordre de l’Institution qui marque aussi les places sociales des enseignants, nous pouvons aussi l’appeler l’“ ordre machinique ”, dans notre contexte.
Mais il existe aussi un autre ordre pour Goffman (1998), le domaine du face à face, “ qui pourrait être dénommé, à défaut d’un nom plus heureux, l’ordre de l’interaction, dont la méthode d’analyse préférée est la micro-analyse ” (p. 191). Que fait-on dans cet “ ordre de l’interaction ” ? On y exprime un arrangement de face à face, de comportements, parmi d’autres possibles. Mais “ les structures sociales ne déterminent pas culturellement des manifestations standard, elles ne font qu’aider à sélectionner parmi le répertoire disponible de ces manifestations ” (Goffman, 1998, p. 214). Ainsi Goffman parle-t-il volontiers d’un “ couplage flou ” (p. 215) entre les pratiques interactionnelles et les structures sociales, ou “ une sorte d’engrenage de diverses structures dans les rouages interactionnels ” ; il évoque aussi l’idée que “ les deux ordres sont en interface ” (p. 216). De sorte qu’on peut se demander, dans notre problématique, pourquoi tel rapport aux tic fonctionne plutôt que tel autre, pourquoi sont faits les choix d’action, dans le répertoire des possibles, qui va sur un large continuum, depuis ne rien faire du tout avec les tic jusqu’à proposer des travaux pluridisciplinaires dans l’établissement, ou créer ses propres produits multimédias !…
Il nous faut postuler l’existence d’une tension entre l’ordre machinique imposé par l’Institution et les gestes professionnels liés aux tic. Cette tension ne génère ni contrainte ni soumission, n’est pas un déterminisme, mais suscite diverses pratiques, diverses formes d’expression de soi, donc d’expression professionnelle.
Si l’on observe les sujets de notre échantillon, on constate diverses contraintes qui pèsent sur eux : les uns sont contraints, les plus jeunes, par leur formation (mention tic) et les épreuves pratiques du capes ; d’autres sont contraints par la formation continue reçue, lourde, et leur inscription dans d’autres formations en cours, dont des formations de recherche-action ; d’autres sont eux-mêmes formateurs en partie ou travaillent avec l’iufm ; un autre est inscrit dans une innovation pédagogique forte de type “ challenge éducatif ”, avec détachement sur candidature et attribution de “ moyens ” logistiques tic supplémentaires, techniques et humains. Il y a donc déjà un début de réponse au : pourquoi personne d’entre ceux-là ne laisse dormir les ordinateurs dans les cartons ? On peut y voir l’expression de pratiques à l’interface de deux ordres : il y a mise en cohérence de l’image suscitée par l’institution (les attentes de l’ordre machinique), et de l’image reflétée par tel ou tel individu, tel ou tel groupe à l’Institution, sa réponse, sa façon d’entrer en interaction avec cet ordre.
On peut faire l’hypothèse que les pratiques tic exprimées, choisies, fonctionnent comme une autojustification identitaire, devant les contraintes de l’ordre machinique. Ces pratiques sont comme autant d’arrangements interactionnels, et sont produites en fonction des contraintes éprouvées (prouver ses compétences tic quand on a choisi la mention tic ; expérimenter des tic quand on a été ou qu’on est dans un groupe de recherche-formation ; utiliser les tic en réponse à la mission d’intégration, qui a été acceptée…
S’il n’y a pas de déterminisme, mais seulement un couplage flou, c’est qu’effectivement, dans le répertoire des possibles, on peut encore aujourd’hui justifier (mais… jusqu’à quand ?) de son identité, de son “ professionnalisme ”, sans user des tic : si on a peu ou pas reçu de formation ; si le label “ tic ” n’est pas fortement exigé dans les compétences requises. Certes, ne pas user des tic reste possible dans l’école mais à certaines conditions. Par contre, ne pas user des tic en sections commerciales ou en bureautique deviendrait vite scandaleux !
On voit aussi des situations scolaires ambiguës où l’on a des “ pratiques tic ” sans vraiment en avoir, comme encore par “ sens du devoir ” ou par soumission, car la sous-traitance à un tiers supposé être l’expert, seul compétent, (documentaliste, emploi-jeune) aboutit à troubler les jeux ; on peut faire ici un parallèle avec des pratiques qu’on a repérées avec netteté dans l’école primaire ; là encore tout un continuum de pratiques tic est possible, depuis le degré zéro de la pratique jusqu’à l’activité impressionnante de l’enseignant-webmaster, qui construit et fait vivre le site de sa classe avec ses élèves ! Souvent dans le cadre du primaire, des emplois-jeunes (aides-éducateurs) ont été demandés par l’école et obtenus, avec le profil tic explicite. Mais il s’avère que plus l’enseignant titulaire de la classe est intéressé par les tic, formé et techniquement à l’aise, plus il collabore avec l’emploi-jeune, au sein de la classe ; les préparations, les recherches se font en commun, les enfants sont encadrés par plusieurs personnes ; par contre, plus le maître est en difficulté devant les tic ou refuse de s’y intéresser, plus la classe tend à faire de l’initiation aux tic avec le seul emploi-jeune, sur des plages régulières, d’une durée moyenne d’une heure et demie par semaine ; le maître (la maîtresse, plus souvent !) s’occupe donc d’une demi-classe tandis que l’emploi-jeune, dans la salle en réseau, traite des tic sous diverses formes. Au mieux ces formes pédagogiques ont été concertées avant avec la titulaire, au pire, l’aide-éducateur les mène à sa guise, c’est-à-dire souvent à travers du butinage : présentation de divers logiciels ou cd-rom (parfois un nouveau à chaque séance) et recopiage : copie “ au propre ” des écrits rédigés avec la maîtresse, avec un logiciel de traitement de textes. Donc des activités qui, sans être inutiles, ne sont que d’un bas niveau cognitif et peu intégratives pour les apprentissages130.
Donc on constate des arrangements, visibles à travers les pratiques, qui laissent du jeu à l’action : car on peut y mettre plus ou moins de fréquence, de créativité, à conditions matérielles égales. On n’est pas très loin de la théorie de l’incertitude développée en sociologie des organisations par Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977). Pour eux, en effet, d’une part “ tout individu dépend, au moins partiellement, des autres, des perceptions et définitions de soi qu’il en reçoit, pour la construction ou le maintien de sa propre identité ” (1977, p. 212). D’autre part, l’autonomie relative des acteurs s’incarne dans des stratégies et des jeux avec le pouvoir, car le système ne peut simplement conditionner les individus. “ S’il s’agit d’un jeu de coopération, comme c’est toujours le cas dans une organisation, le produit du jeu sera le résultat commun recherché par l’organisation. ” (p. 113).
En somme, les sujets de notre recherche interprètent à leur manière leur espace de liberté et inscrivent leur liberté relative dans tel ou usage professionnel des tic, dans un comportement finalement coopératif avec l’ordre institué, ou ordre machinique.
Dans ces jeux de relativité entre contrainte relative et liberté relative, certains concepts nous paraissent devoir être écartés : celui de “ bricolage identitaire ” de l’enseignant (Derouet, 1992), qui renvoie à une construction décisoire subjective, celle de l’appartenance aux mondes normatifs qui sont ceux des sujets. De fait, ce modèle des idéaux et des finalités de l’action, qu’on a utilisé pourtant en début d’analyse, nous paraît ici tourner court assez vite car il ne rend pas suffisamment compte de la complexité des réponses des acteurs, de leurs stratégies possibles ; le modèle fondé sur les grands principes éthiques et les valeurs éclaire seulement de très vastes catégories d’usage et des modalités d’entrée diverses dans des pratiques tic, à savoir béhaviorisme pédagogique en éducation, contre instrumentation didactique en apprentissage.
Mais ce modèle occulte le rôle caché d’au moins trois variables que nous avons relevées : la discipline d’enseignement, l’âge et le type de formation reçue, les modalités d’appropriation de la formation, le tout dans le cadre des contraintes de l’Institution, qui orientent l’action de l’enseignant, et la produisent, avec ou sans les tic. C’est l’ensemble de tous ces facteurs très fins et des appartenances, des allégeances de chacun, qui peut éclairer la diversité des réponses qui sont apportées, parmi les interactions possibles.
Nous avons un travail d’acteurs, peut-être une “ mise en scène ”, au sens de Goffman, qui cherchent à s’identifier par leurs pratiques, au regard de l’ordre machinique. On est presque dans une “ interprétation ” de la situation, au sens théâtral du terme, car il y a dans une pièce un choix d’interprétations possibles, plus ou moins classiques ou romantiques, ou obéissant à des partis pris scéniques particuliers… Ici, en réponse à la culture informatique et au volontarisme ministériel, les individus s’inscrivent dans des arrangements pédagogiques qui leur assurent légitimité et visibilité. C’est l’ensemble de tous ces facteurs qui orientent la construction individuelle et collective de la relation à la technique et au politique. Pour finir sur un mot inspiré de Goffman, qui souhaitait qu’on dise “ non pas les hommes et leurs moments, mais les moments et leurs hommes ”, il faut sans doute dire aussi : “ non pas les hommes et leurs machines, mais les machines et leurs hommes ”.
Chapitre x
tic et pédagogie : une perspective systémique
François Mangenot
Au chapitre des effets globaux induits par l’introduction des tic à l’école, de nombreux auteurs se sont interrogés sur les rapports qu’entretiennent technologie et pédagogie. Les tic induisent-elles des changements (voire une révolution...) pédagogiques, comme l’affirment certains (notamment parmi les “ décideurs ”) ? Ou au contraire un certain type de pédagogie est-il le prérequis de leur efficacité ? Il nous semble que l’on ne peut répondre à ces questions qu’en élaborant des modèles complexes d’intégration des technologies, en évitant de chercher des rapports directs de cause à effet ; les variables sont en effet nombreuses et rarement isolables. L’approche systémique – certains utilisent de manière quasiment équivalente le terme “ écologique ” (Scavetta, 1997 ; van Lier, 1999) –, suggérée par certains spécialistes canadiens des technologies éducatives (cf. Lapointe, 1993), pourrait constituer une grille pertinente pour répondre à cette problématique. Rappelons que la perspective systémique s’intéresse moins à l’étude isolée de telle ou telle variable (les logiciels, les enseignants, les apprenants, l’Institution, les contenus à enseigner) qu’aux interactions entre ces variables ; elle permet notamment une meilleure planification du changement en fournissant des modèles d’action sur des ensembles de variables corrélées. C’est souvent faute d’une telle approche que l’introduction des tic s’est révélée un échec ; on peut en prendre pour exemple le plan ipt, qui a parallèlement cherché à introduire des ordinateurs en très grand nombre, à fournir une “ valise de didacticiels ”, à former les enseignants, mais sans établir le lien d’une part entre ces différentes variables, d’autre part et surtout entre les pratiques pédagogiques existantes et l’apport possible des nouveaux outils : ainsi, seuls quelques rares pionniers se sont passionnés et engagés dans des pratiques nouvelles, la grande masse des enseignants restant très peu concernée par ce plan, pourtant ambitieux et coûteux131.
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