Les mille et une nuits tome I



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CXLII NUIT.


« Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout, continua le jeune boiteux ; et, quoique je pusse dire pour l’obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa pas qu’il n’eût contrefait de même tous ceux qu’il avait nommés. Après cela, s’adressant à moi : « Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens ; si vous m’en croyez, vous serez des nôtres, et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands parleurs qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours, et vous faire retomber dans une maladie pire que celle dont vous sortez ; au lieu que chez moi vous n’aurez que du plaisir. »

« Malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire de ses folies. Je voudrais, lui dis-je, n’avoir pas à faire, j’accepterais la proposition que vous me faites, j’irais de bon cœur me réjouir avec vous ; mais je vous prie de m’en dispenser, je suis trop engagé aujourd’hui ; je serai plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie : achevez de me raser, et hâtez-vous de vous en retourner ; vos amis sont déjà, peut-être, dans votre maison. – Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande, venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en seriez si content que vous renonceriez pour eux à vos amis. – Ne parlons plus de cela, lui répondis-je, je ne puis être de votre festin. »

« Je ne gagnai rien par la douceur. « Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j’aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m’avez donné ; mes amis mangeront, si bon leur semble ; je reviendrai aussitôt, je ne veux pas commettre l’incivilité de vous laisser aller seul ; vous méritez bien que j’aie pour vous cette complaisance. – Ciel ! m’écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd’hui d’un homme si fâcheux ? Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns ; allez trouver vos amis, buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d’aller avec les miens. Je veux partir seul, je n’ai pas besoin que personne m’accompagne ; aussi bien, il faut que je vous l’avoue, le lieu où je vais n’est pas un lieu où vous puissiez être reçu ; on n’y veut que moi. – Vous vous moquez, seigneur, repartit-il ; si vos amis vous ont convié à un festin, quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner ? vous leur ferez plaisir, j’en suis sûr, de leur mener un homme qui a comme moi le mot pour rire, et qui sait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous me puissiez dire, la chose est résolue ; je vous accompagnerai malgré vous. »

« Ces paroles, mes seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. « Comment me déferai-je de ce maudit barbier ? disais-je en moi-même. Si je m’obstine à le contredire, nous ne finirons point notre contestation. » D’ailleurs, j’entendais qu’on appelait déjà, pour la première fois, à la prière de midi, et qu’il était temps de partir : ainsi je pris le parti de ne dire mot, et de faire semblant de consentir qu’il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser, et cela étant fait, je lui dis : « Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provisions, et revenez ; je vous attends : je ne partirai pas sans vous. »

« Il sortit enfin, et j’achevai promptement de m’habiller. J’entendis appeler à la prière pour la dernière fois, je me hâtai de me mettre en chemin ; mais le malicieux barbier, qui avait jugé de mon intention, s’était contenté d’aller avec mes gens jusqu’à la vue de sa maison, et de les voir entrer chez lui. Il s’était caché à un coin de rue pour m’observer et me suivre : en effet, quand je fus arrivé à la porte du cadi, je me retournai, et l’aperçus à l’entrée de la rue ; j’en eus un chagrin mortel.

« La porte du cadi était à demi, ouverte ; et en entrant je vis la vieille dame qui m’attendait, et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à la chambre de la jeune dame dont j’étais amoureux ; mais à peine commençais-je à l’entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre, et vit au travers de la jalousie que c’était le cadi son père qui revenait déjà de la prière. Je regardai aussi en même temps, et j’aperçus le barbier assis vis-à-vis, au même endroit d’où j’avais vu la jeune dame.

« J’eus alors deux sujets de crainte : l’arrivée du cadi et la présence du barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père ne montait à sa chambre que très-rarement, et que, comme elle avait prévu que ce contretemps pourrait arriver, elle avait songé au moyen de me faire sortir sûrement ; mais l’indiscrétion du malheureux barbier me causait une grande inquiétude, et vous allez voir que cette inquiétude n’était pas sans fondement.

« Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à un esclave qui l’avait mérité. L’esclave poussait de grands cris qu’on entendait dans la rue ; le barbier crut que c’était moi qui criais et qu’on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt ; on lui demande ce qu’il a, et quel secours on peut lui donner. « Hélas ! s’écria-t-il, on assassine mon maître, mon cher patron ; » et, sans rien dire davantage, il court chez moi, en criant toujours de même, et revient suivi de tous mes domestiques armés de bâtons. Ils frappent avec une fureur qui n’est pas concevable à la porte du cadi, qui envoya un esclave pour voir ce que c’était ; mais l’esclave, tout effrayé, retourne vers son maître : « Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force, et commencent à enfoncer la porte. »

Le cadi courut aussitôt lui-même, ouvrit la porte, et demanda ce qu’on lui voulait. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes gens, qui lui dirent insolemment : « Maudit cadi, chien de cadi, quel sujet avez-vous d’assassiner notre maître ? Que vous a-t-il fait ? – Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurais-je assassiné votre maître, que je ne connais pas et qui ne m’a point offensé ? voilà ma maison ouverte, entrez, voyez, cherchez. – Vous lui avez donné la bastonnade, dit le barbier ; j’ai entendu ses cris il n’y a qu’un moment. – Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m’a pu faire votre maître pour m’avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites ? Est-ce qu’il est dans ma maison ? et s’il y est, comment y est-il entré, ou qui peut l’y avoir introduit ? – Vous ne m’en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier ; je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître, et lui a donné rendez-vous dans votre maison pendant la prière du midi ; vous en avez sans doute été averti, vous êtes revenu chez vous, vous l’y avez surpris, et lui avez fait donner la bastonnade par vos esclaves ; mais vous n’aurez pas fait cette méchante action impunément : le calife en sera informé, et en fera bonne et brève justice. Laissez-le sortir, et nous le rendez tout à l’heure, sinon nous allons entrer et vous l’arracher, à votre honte. – Il n’est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat ; si ce que vous dites est vrai, vous n’avez qu’à entrer et qu’à le chercher, je vous en donne la permission. » Le cadi n’eut pas achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison comme des furieux, et se mirent à me chercher partout. »

Scheherazade, en cet endroit, ayant aperçu le jour, cessa de parler. Schahriar se leva en riant du zèle indiscret du barbier, et fort curieux de savoir ce qui s’était passé dans la maison du cadi, et par quel accident le jeune homme pouvait être devenu boiteux. La sultane satisfit sa curiosité le lendemain, et reprit la parole dans ces termes :



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