XXVIII NUIT.
Dinarzade, suivant sa coutume, n’oublia pas d’appeler la sultane lorsqu’il en fut temps : Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. Scheherazade, sans lui répondre, commença d’abord, et adressant la parole au sultan :
HISTOIRE DE TROIS CALENDERS, FILS DE ROIS, ET DE CINQ DAMES DE BAGDAD.
Sire, dit-elle, en adressant la parole au sultan, sous le règne du calife15 Haroun Alraschid, il y avait à Bagdad, où il faisait sa résidence, un porteur qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pas d’être homme d’esprit et de bonne humeur. Un matin qu’il était, à son ordinaire, avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendait que quelqu’un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile de mousseline, l’aborda, et lui dit d’un air gracieux : « Écoutez, porteur, prenez votre panier, et suivez-moi. » Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sur sa tête, et suivit la dame en disant : « Ô jour heureux ! Ô jour de bonne rencontre ! »
D’abord la dame s’arrêta devant une porte formée, et frappa. Un chrétien, vénérable par une longue barbe blanche, ouvrit, et elle lui mit de l’argent dans la main, sans lui dire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu’elle demandait, rentra, et peu de temps après apporta une grosse cruche d’un vin excellent : « Prenez cette cruche, dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait, elle lui commanda de la suivre, puis elle continua de marcher, et le porteur continua de dire : « Ô jour de félicité ! ô jour d’agréable surprise et de joie ! »
La dame s’arrêta à la boutique d’un vendeur de fruits et de fleurs, où elle choisit plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches, des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin, et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans son panier, et de la suivre. En passant devant l’étalage d’un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu’il eût ; ce que le porteur mit encore dans son panier, par son ordre. À une autre boutique, elle prit des câpres, de l’estragon, de petits concombres, de la percepierre et autres herbes, le tout confit dans le vinaigre ; à une autre, des pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes, et d’autres fruits semblables ; à une autre encore, elle acheta toutes sortes de pâtes d’amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier, remarquant qu’il se remplissait, dit à la dame : « Ma bonne dame, il fallait m’avertir que vous feriez tant de provisions : j’aurais pris un cheval, ou plutôt un chameau pour les porter. J’en aurai beaucoup plus que ma charge pour peu que vous en achetiez d’autres. » La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.
Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d’eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, de poivre, de gingembre, d’un gros morceau d’ambre gris, et de plusieurs autres épiceries des Indes ; ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre. Alors ils marchèrent tous deux jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un hôtel magnifique dont la façade était ornée de belles colonnes, et qui avait une porte d’ivoire. Ils s’y arrêtèrent, et la dame frappa un petit coup…
En cet endroit, Scheherazade aperçut qu’il était jour, et cessa de parler. Franchement, ma sœur, dit Dinarzade, voilà un commencement qui donne beaucoup de curiosité : je crois que le sultan ne voudra pas se priver du plaisir d’entendre la suite. Effectivement, Schahriar, loin d’ordonner la mort de la sultane, attendit impatiemment la nuit suivante, pour apprendre ce qui se passerait dans l’hôtel dont elle avait parlé.
XXIX NUIT.
Dinarzade, réveillée avant le jour, adressa ces paroles à la sultane : Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie de poursuivre l’histoire que vous commençâtes hier. Scheherazade aussitôt la continua de cette manière :
Pendant que la jeune dame et le porteur attendaient que l’on ouvrît la porte de l’hôtel, le porteur faisait mille réflexions. Il était étonné qu’une dame, faite comme celle qu’il voyait, fît l’office de pourvoyeur : car enfin il jugeait bien que ce n’était pas une esclave : il lui trouvait l’air trop noble pour penser qu’elle ne fut pas libre, et même une personne de distinction. Il lui aurait volontiers fait des questions pour s’éclaircir de sa qualité ; mais dans le temps qu’il se préparait à lui parler, une autre dame, qui vint ouvrir la porte, lui parut si belle, qu’il en demeura tout surpris ; ou plutôt il fut si vivement frappé de l’éclat de ses charmes, qu’il en pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui était dedans, tant cet objet le mit hors de lui-même. Il n’avait jamais vu de beauté qui approchât de celle qu’il avait devant les yeux.
La dame qui avait amené le porteur s’aperçut du désordre qui se passait dans son âme et du sujet qui le causait. Cette découverte la divertit, et elle prenait tant de plaisir à examiner la contenance du porteur, qu’elle ne songeait pas que la porte était ouverte : « Entrez donc, ma sœur, lui dit la belle portière ; qu’attendez-vous ? Ne voyez-vous pas que ce pauvre homme est si chargé qu’il n’en peut plus ? »
Lorsqu’elle fut entrée avec le porteur, la dame qui avait ouvert la porte la ferma, et tous trois, après avoir traversé un beau vestibule, passèrent dans une cour très-spacieuse et environnée d’une galerie à jour, qui communiquait à plusieurs appartements de plain-pied, de la dernière magnificence. Il y avait dans le fond de cette cour un sofa richement garni, avec un trône d’ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d’ébène, enrichies de diamants et de perles d’une grosseur extraordinaire, et garnies d’un satin rouge relevé d’une broderie d’or des Indes, d’un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un grand bassin bordé de marbre blanc, et plein d’une eau très-claire qui y tombait abondamment par un mufle de lion de bronze doré.
Le porteur, tout chargé qu’il était, ne laissait pas d’admirer la magnificence de cette maison et la propreté qui y régnait partout ; mais ce qui attira particulièrement son attention fut une troisième dame, qui lui parut encore plus belle que la seconde, et qui était assise sur le trône dont j’ai parlé. Elle en descendit dès qu’elle aperçut les deux premières dames, et s’avança au-devant d’elles. Il jugea par les égards que les autres avaient pour celle-là, que c’était la principale, en quoi il ne se trompait pas. Cette dame se nommait Zobéide ; celle qui avait ouvert la porte s’appelait Safie ; et Amine était le nom de celle qui avait été aux provisions.
Zobéide dit aux deux dames en les abordant : « Mes sœurs, ne voyez-vous pas que ce bon homme succombe sous le fardeau qu’il porte ? Qu’attendez-vous pour le décharger ? » Alors Amine et Safie prirent le panier, l’une par-devant, l’autre par-derrière. Zobéide y mit aussi la main, et toutes trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le vider ; et quand cela fut fait, l’agréable Amine tira de l’argent, et paya libéralement le porteur…
Le jour, venant à paraître en cet endroit, imposa silence à Scheherazade, et laissa non-seulement à Dinarzade, mais encore à Schahriar, un grand désir d’entendre la suite ; ce que ce prince remit à la nuit suivante.
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