DANS L'AUBERGE
Pour bien comprendre ce qui s'était passé dans l'auberge, il faut revenir en arrière jusqu'au moment où M. Marvel fut aperçu de M. Huxter, par sa fenêtre.
À ce moment précis, M. Cuss et M. Bunting se trouvaient dans le salon. Ils en étaient à passer sérieusement en revue les événements bizarres de la matinée et, avec la permission de M. Hall, ils se livraient à un examen minutieux des affaires de l'homme invisible. Jaffers était à peu près remis de sa chute ; il était rentré chez lui, aidé par ses amis. Les vêtements éparpillés de l'étranger avaient été enlevés par Mme Hall ; on avait remis en ordre la chambre à coucher. Sur la table, devant la fenêtre où l'étranger avait ordinairement travaillé, Cuss avait trouvé trois gros livres manuscrits intitulés Journal.
« Journal ! » répéta Cuss, en s'asseyant et en plaçant deux des volumes de manière à supporter le troisième, qu'il ouvrit. « Hem ! pas de nom sur la feuille de garde ; c'est ennuyeux !… Des chiffres… Et des figures… »
Le pasteur vint regarder par-dessus son épaule ; Cuss tourna les pages, le visage subitement désappointé.
« Sapristi ! rien que des chiffres, Bunting.
– N'y a-t-il pas des figures, des dessins qui jettent quelque lumière ?…
– Voyez vous-même… Il y a, d'une part, des signes mathématiques et, d'autre part, des caractères, du russe, ou quelque autre langue de ce genre-là… Il y a aussi des lettres grecques. Pour ce qui est du grec, je pense que vous…
– Sans doute, sans doute !… » fit Bunting, en ôtant et en essuyant ses lunettes.
Il était subitement très gêné ; car, pour ce qui lui restait de grec dans la tête, ce n'était pas la peine d'en parler.
« Oui, le grec, évidemment, peut nous fournir un fil, une piste…
– Je vais vous en trouver un passage.
– J'aimerais mieux auparavant jeter un coup d'œil sur les trois volumes », reprit M. Bunting, en essuyant toujours ses verres. « D'abord une impression générale, Cuss, et alors, vous comprenez, nous pourrons chercher le fil… »
Il toussa, remit ses lunettes, les assujettit avec soin, toussa de nouveau… et fit des vœux pour qu'un incident quelconque vînt empêcher la fâcheuse épreuve qui paraissait inévitable. Il prit avec de lentes précautions le volume que lui tendait Cuss. À ce moment, l'incident souhaité se produisit.
La porte s'ouvrit tout à coup. Les deux hommes tressaillirent, regardèrent autour d'eux… Ils eurent presque du plaisir à voir une figure d'un rose de corail au-dessous d'un chapeau à la soie rebroussée.
« Ce n'est pas ici le bar ? demanda le personnage, immobile, les yeux fixes.
– Non, répondirent ensemble ces deux messieurs.
– De l'autre côté, mon brave ! ajouta M. Bunting.
– Et veuillez fermer cette porte ! cria M. Cuss d'un ton irrité.
– Parfait ! » dit l'intrus d'une voix profonde, tout à fait différente, semblait-il, de la voix rauque de sa première question.
Puis, avec sa voix de la première fois :
« C'est bon ! fit-il… Larguez ! »
Il s'en alla et ferma la porte derrière lui.
« Un matelot, je pense ! dit Bunting. Ce sont de braves gens. « Larguez… » oui, c'est un terme de marine s'appliquant, je pense, à son départ de cette pièce.
– Sans doute ! fit Cuss. J'ai les nerfs tout à fait ébranlés aujourd'hui. Cela m'a fait sauter, cette porte s'ouvrant de cette façon. »
M. Bunting sourit, comme si lui-même n'avait pas sauté aussi.
« Et maintenant, reprit-il avec un soupir, à nos livres !
– Une minute ! fit Cuss, qui alla fermer la porte à clef. Comme cela, nous serons à l'abri de toute invasion. »
Il en était là, lorsqu'il y eut un reniflement.
« Une chose est indiscutable, déclara Bunting en attirant un siège auprès de celui de Cuss. Il s'est certainement passé des choses étranges à Iping pendant ces jours derniers, des choses très étranges. Je ne puis pas ajouter foi, évidemment, à cette histoire absurde d'un homme invisible…
– C'est incroyable, en effet, vraiment incroyable. Mais ce fait subsiste que j'ai vu, j'ai certainement vu jusqu'au fond de sa manche…
– Mais avez-vous vu ? En êtes-vous bien sûr ? Supposez, par exemple, un miroir… Les hallucinations se produisent si facilement ! J'ignore si vous avez jamais vu un physicien vraiment habile…
– Je ne veux pas recommencer à discuter. Nous avons épuisé cette question-là ; Bunting. Maintenant il s'agit de ces volumes… Ah ! voici quelques lignes de ce qui me paraît du grec. Ce sont des lettres grecques, certainement. »
M. Cuss avait le doigt sur le milieu de la page. M. Bunting se pencha légèrement pour regarder de plus près : ce grec était écrit en caractères des plus fins. Il songea que tous ses paroissiens croyaient à sa connaissance des textes grecs et hébreux : fallait-il donc avouer ? ou bien retrouverait-il des bribes de science ?… Tout à coup il éprouva une singulière sensation à la nuque ; il essaya de remuer la tête : il rencontra une résistance invincible. C'était une compression extraordinaire, l'étreinte d'une main solide et lourde qui lui portait irrésistiblement le menton vers la table.
« Pas un mouvement, mes petits messieurs, murmura une voix, ou je vous casse la tête à tous les deux ! »
Bunting regarda la figure de Cuss, alors toute rapprochée de la sienne : il y vit le reflet de sa propre épouvante.
« Je suis fâché de vous traiter avec rudesse, reprit la voix, mais je ne peux pas faire autrement… Depuis quand avez-vous appris à fureter dans les notes secrètes d'un savant ? »
Deux mentons heurtèrent la table en même temps, et deux mâchoires claquèrent.
« Depuis quand avez-vous appris à envahir le domicile privé d'un homme dans le malheur ? »
Et le choc se renouvela.
« Où a-t-on mis mes vêtements ?… Écoutez ! la fenêtre est fermée, et j'ai pris la clef de la porte. Je suis passablement fort, et j'ai le tisonnier sous la main… et je suis invisible. Il n'y a pas à en douter, je pourrais, si je le voulais, vous tuer tous les deux et m'en aller le plus facilement du monde. M'entendez-vous ? Parfaitement. Eh bien, si je vous laisse aller, me promettez-vous de ne pas faire de bêtises et d'exécuter ce que je vous dirai ? »
Le pasteur et le médecin se regardèrent l'un l'autre, et le docteur fit la grimace.
« Oui », dit M. Bunting.
Et le docteur répéta :
« Oui ! »
Alors leur cou échappa à l'étreinte ; ils se redressèrent, la figure très rouge, faisant aller leur tête de droite à gauche et de gauche à droite.
« Veuillez rester assis où vous êtes, dit l'homme invisible. J'ai là le tisonnier, vous savez… Quand je suis entré dans cette pièce », poursuivit-il après avoir mis le tisonnier sous le nez de chacun de ses visiteurs, « je ne m'attendais pas à la trouver occupée, et je m'attendais, par contre, à trouver, avec mes livres de notes, toute ma garde-robe… Où est ma garde-robe ?… Non, ne vous levez pas. Je vois très bien qu'elle n'est plus ici. Or, en ce moment, quoique les journées soient assez chaudes pour qu'un homme invisible puisse aller et venir, les soirées sont froides : j'ai besoin de vêtements et de quelques autres petites choses. Il me faut aussi ces trois livres. »
CHAPITRE XII
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