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Quatrième partie


Les fenêtres se vidèrent tout à coup de leur lumière, puis elle réapparut ainsi qu’une double raie livide qui s’évanouit à son tour. Alors la nappe grise instantanément répandue se mit en marche, défila majestueusement, noire vers son centre, éclairée vers les bords d’un jour blême, avec une extraordinaire lenteur... Mais presque aussitôt elle se piqua de points aveuglants, flotta une seconde, commença de tourner furieusement, s’ouvrit de haut en bas, et découvrit de nouveau la fenêtre calme, traversée du même rayon oblique, comme suspendue dans l’air du soir. L’abbé Chevance se frotta doucement les yeux.

– Quel ennui ! dit-il tout haut, quelle infirmité ! Que faire ?

Il s’assit au hasard, sur le lit, soupira. Son regard errant était plein de la tristesse innocente des enfants, si ingénue qu’elle ressemble à la joie, et sa bouche avait la même moue impatiente, qui annonce les larmes ou le rire, on ne sait. La porte s’ouvrit brusquement.

– Madame de la Follette, dit le pauvre prêtre, je viens d’avoir encore un étourdissement. À la fin, n’est-ce pas, ça m’inquiète. Hein, n’est-ce pas ?

Mais la concierge se contenta de hausser ses fortes épaules.

– M. de la Follette, dit-elle, est retenu ce soir à son bureau et dînera-t-en ville. J’ai fait réchauffer l’haricot vert, avec une petite saucisse. Je demande à Monsieur si je peux les monter. C’est déjà la demie de sept heures.

L’abbé Chevance devint pourpre.

– Je suis un peu en retard, avoua-t-il, je n’y pensais pas. Je suis réellement indisposé. D’ailleurs j’avais laissé la fenêtre ouverte pour être sûr d’entendre sonner l’horloge de Saint-Eustache.

– Alors ?

– Hé bien, madame de la Follette... comment dirais-je ? Vers le soir, voilà que j’ai des bourdonnements d’oreille à présent – la tête lourde, comprenez-vous ? En somme, je ne suis pas très bien, pas à mon aise, pas tout à fait dans mon état normal. Quel ennui !

– « Qui s’écoute trop, meurt bientôt », fit Mme de la Follette. Le fait est : depuis quelques jours, passé cinq heures, je vous vois rouge comme un coq.

Elle s’arrêta, tenant serrée contre sa poitrine, entre ses énormes bras, la petite table de bois blanc, et toisa son interlocuteur de haut en bas, avec une grimace de dégoût.

– M. de la Follette, dit-elle enfin, est d’avis que le prêtre devrait se faire saigner chaque quinzaine. Autrement, faut que le sang vous étouffe. Misère !

– Oh ! je ne suis pourtant pas sanguin, protesta l’abbé Chevance. Comme vous voyez, je mange fort peu ? Peut-être que je ne mange pas assez ? Néanmoins, je me force beaucoup.

– « Qui mange à contrecœur se prépare bien des douleurs », remarqua simplement Mme de la Follette, en dépliant la nappe. Je ne me mêle jamais des affaires d’un chacun. Liberté pour tous.

Elle tourna la tête, écouta :

– Zut et crotte pour le réveil ! Il ne se taira donc jamais cet animau-là !

Elle courut dans la pièce voisine, et reparut aussitôt, un réveil de nickel à la main, qu’elle jeta violemment sur le lit.

– C’est plus fort que moi : je ne peux plus l’entendre, il me tire le nerf de l’estomac, je deviendrais folle. Avec ça qu’il en est encore à marquer le quart moins de dix, l’imbécile bête !

– Madame de la Follette, dit sévèrement l’abbé Chevance, vous l’avez détraqué. Voyez-vous, il faut être juste, même pour les pauvres choses inanimées. L’ouvrier a fait de son mieux, madame de la Follette. Il a dû monter cette mécanique avec grand soin, avec le plus grand soin. Nous n’en ferions autant, ni vous ni moi. Dès lors, il n’est pas permis de mépriser son travail, je vous assure. Ah ! madame de la Follette, nous ne sommes pas bons les uns pour les autres. Non ! nous ne sommes pas bons ! Je ne voudrais pas vous froisser, madame de la Follette, mais nous devrions nous attacher à vivre et mourir dans la paix.

– Vous parlez bien, dit généreusement la concierge, seulement vous agissez tout de travers. M. de la Follette n’aime pas le prêtre : c’est un homme qui s’est fait lui-même : à quinze ans, il suivait les cours du soir. Comme bien entendu, il en sait plus long que vous et moi. N’empêche que j’admire sa force d’âme à supporter les contrariétés, les rhumes, et tout. L’instruction fait pour beaucoup, d’accord. Mais M. de la Follette n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui, du moins sa famille. Son arrière-grand-oncle fut colonel ou capitaine sous l’Empire : ainsi, voyez-vous, c’est l’hérédité, c’est la nature. Au lieu que, passez-moi l’expression, vous geignez du matin au soir. Hier mal à la tête, aujourd’hui des étourdissements, comme on dirait des vapeurs, pas de sommeil, pas d’appétit, et cætera. Rapport à ces misères, non, vous n’êtes pas facile à servir ! Je n’en peux plus... Et tenez, d’abord, une : si c’est pour pas toucher à mon haricot, inutile que je vous le monte au cinquième, avec les varices que j’ai.

– Madame de la Follette, avoua l’abbé Chevance, il y a beaucoup de vrai dans ce que vous venez de dire. Je ne vais pas bien... Oh ! je ne suis pas dans mon assiette ordinaire...

– Encore !

– Hé bien... oui..., voilà ! fit-il avec un sourire désolé. N’en parlons plus.

– Bon ! Bon ! Je lis en vous comme dans un journal, reprit dédaigneusement la concierge. En politesse et manières, tout simple abbé que vous êtes, vous valez le jésuite. Seulement, vous gardez les choses sur le cœur, ça me dégoûte, à parler franchement. Dites quoi ? Dites-le donc ?

Jamais, du moins depuis bien longtemps, l’ancien curé de Costerel-sur-Meuse n’avait résisté à des sommations pareilles. Avant de répondre, il regarda tristement ses souliers.

– Madame de la Follette, déclara-t-il avec force, aux termes de notre petite convention, vous vous étiez engagée à cirer mes chaussures chaque matin...

– Engagée ! s’écria-t-elle, engagée ! Monsieur Chevance, votre mauvaise foi me fait honte. Pour cirer vos chaussures, il faudrait que je les trouve à votre porte, où vous négligez régulièrement de les mettre, par oubli ou par méchanceté. Quand j’arrive, elles sont à vos pieds. Monsieur Chevance, défaut d’éducation n’est pas vice. Je vous ferai observer néanmoins que je ne suis pas femme à me mettre aux pieds de personne pour décrotter des souliers. À présent, voulez-vous que je monte l’haricot, oui ou non ?

De surprise, le pauvre prêtre avait laissé tomber le mouchoir qu’il serrait entre ses doigts, et il contemplait son bourreau d’un air grave et attentif.

– C’est vrai, fit-il enfin, c’est la vérité. J’oublie de les déposer à la porte. Je dois vous dire, madame de la Follette, que je crains d’avoir jusqu’ici vécu dans le monde avec une excessive simplicité, qui finit par attirer l’attention. Or, pour être irréprochable, un prêtre doit passer inaperçu. Le clergé parisien, madame de la Follette, a une réputation de tenue, d’élégance même : ce n’est pas à un ancien desservant de campagne qu’il appartient d’avoir une opinion là-dessus. Mieux vaut se conformer aux traditions et aux usages. Je ne vous cache pas que cela me coûte un peu. Ainsi je me fais raser désormais deux fois par semaine, et c’est une grosse dépense. Il en sera ce que Dieu voudra. Je vous l’ai répété souvent, madame de la Follette, ma nomination est attendue d’un moment à l’autre. Je serai bientôt curé. Peut-être même aurai-je la responsabilité d’un vicaire. Je devrai faire honneur à mon petit monde.

– Vous m’avez dit, mais je ne vous crois pas. Du moins, reprit Mme de la Follette, je pense qu’on vous a raconté des blagues. Un curé de Paris, voyez-vous, c’est autre chose.

– Bien sûr, répondit l’abbé Chevance. Seulement, on manque de bras. Il faut faire vite. C’est prodigieux ! D’ailleurs, ma paroisse (il articula ces deux mots avec une douceur divine) ma paroisse est une de ces petites paroisses de banlieue, toute nouvelle. Songez ! elle n’a pas encore de nom... Si pauvre ! si pauvre ! pensez donc ! Pas même de nom !

Il croisa d’instinct ses deux bras, comme pour serrer ce trésor sur son cœur.

– Sûr qu’on vous a fait une blague, répéta la femme obstinée. Vous croyez déjà tenir la bonne combine, c’est fatal. Tout sérieux qu’il est, M. de la Follette y a été trompé la même chose : il a cru passer l’année dernière employé principal au Mont-de-Piété de la rue de Rennes – bernique !

– Je vous affirme, madame de la Follette...

– Oh ! pour affirmer, vous affirmez... Mais à votre âge on sait vivre, on raisonne. Entre nous, tenez, autant régler maintenant nos petites affaires, les bons comptes font les bons amis. Une supposition que j’aurais écouté M. de la Follette, je n’aurais jamais loué à un fonctionnaire, surtout curé. Ce qui est fait est fait : ne revenons pas là-dessus. Je passe pour être mufle, mais de plus loyale dans le commerce, vous n’en trouverez pas. Réclamer son dû n’est pas tourmenter le client, hein ? Je vous préviens donc que le premier mois payé d’avance – deux cents francs du meublé, trois cents du manger – est, comme on dit, écoulé, depuis près d’une semaine. Reprenez-moi si je m’exprime mal.

– Je... vous... enfin, vous vous exprimez très bien ...Parfaitement !...Parfaitement ! ... balbutia le pauvre prêtre... Madame de la Follette, je m’excuse de... de mon oubli... de ma distraction... Oh ! je me suis mis des charges sur les bras, de grosses charges !

Il tira de sa poche un second mouchoir, le posa soigneusement sur la cheminée, puis ouvrit son porte-monnaie, et y fouilla longuement des deux doigts, avec un sérieux extraordinaire.

– Je paierai demain, dit-il enfin, je vous paierai demain soir sans faute, madame de la Follette. Je suis un peu gêné pour le moment...

Il reprit son mouchoir, et s’essuya convulsivement le front et les joues.

– C’est seulement malheureux que j’y sois de mes sous, conclut Mme de la Follette. Charité bien ordonnée commence par soi-même. L’honnête homme vit selon ses moyens ; à bon entendeur, salut. Maintenant, je vais me payer de monter et de descendre vos cinq étages jusqu’à demain soir, gratis pro deo, comme vous dites à la messe.

– Arrêtez, madame de la Follette... un moment ! fit le vieux prêtre, avec un profond soupir. Je sais que je gouverne très mal mon petit budget : je n’ai pas d’ordre. Oh ! je serais désolé que vous fussiez tenté de juger d’après moi mes confrères. En général nous sommes de bons clients, de très bons clients. Vous, vous êtes une femme économe, avisée. Le bon Dieu a béni aussi ces femmes-là, madame de la Follette. Ne croyez pas surtout que je méprise l’ordre ! Il est beau d’avoir de l’ordre. Il y a de l’ordre dans le Paradis. Pour moi, je me suis toujours contenté de peu, je ne suis pas ce qu’on appelle un homme d’argent. Mais je vous le répète encore une fois, madame de la Follette : je dois faire de gros sacrifices en prévision de ma nomination. Il y a un rang à tenir : j’ai reçu à ce sujet des instructions très précises, j’ai le devoir de m’y conformer. Lorsque mon presbytère sera bâti...

– Elle est bonne ! remarqua la concierge, amèrement. Il parle d’être curé, et il n’a même pas de presbytère !

– Certainement, certainement, c’est ennuyeux, concéda l’abbé Chevance, toujours rêvant. Du moins ai-je ici un domicile convenable, très convenable. N’est-ce pas ? Je puis recevoir dans la pièce à côté, c’est mon parloir. D’ailleurs, nous sommes à deux pas de la porte de Vanves : quarante-cinq minutes de tramway, je suis à pied d’œuvre. Le petit ennui, c’est de partir de bonne heure, parce que je ne peux voir mes paroissiens que très tôt, ou très tard, au choix. Le jour, ils dorment.

– Ils dorment le jour ! Et qu’est-ce qu’ils font donc, vos paroissiens ?

– C’est surtout des chiffonniers, avoua gravement l’abbé Chevance. Oh ! il y a chiffonniers et chiffonniers, notez bien, madame de la Follette !

– Des chiffonniers ! Je vois ça d’ici : un wagon réformé dans la zone, avec une cabane à lapins, des gosses autant que les lapins, et des poux en veux-tu en voilà ! J’aime mieux vous prévenir : M. de la Follette a épousé une simple ouvrière, mais s’il rencontre jamais un de ces pouilleux dans l’escalier, aussi vrai que Dieu tonne, il ira le déposer sur le trottoir, avec un coup de pied où vous savez. Vu !

– Je m’arrangerai, dit l’abbé Chevance. On peut toujours s’arranger. Je vous ai affirmé que j’allais prochainement être nommé curé, madame de la Follette. Naturellement, ce n’était pas curé de la Madeleine ! En conscience, je ne pense pas vous avoir trompé sciemment... Je suis à un tournant, c’est cela même, à un véritable tournant de ma vie. Si vous patientez un peu, tout ira bien. Le point noir, voyez vous, c’est ma santé...

– Huit heures qui sonnent ! interrompit cruellement la patronne. L’haricot est sûr d’attacher !

– Permettez ! Permettez ! dit l’abbé Chevance... Je voudrais... Enfin, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je me passerais bien de souper. Non ! reprit-il découragé soudain, avec une affreuse moue de sa bouche tremblante, je ne crois pas possible de manger ce soir. Je me sens trop mal.

– Oh ! vous êtes plus douillet qu’une femme enceinte, remarqua Mme de la Follette, sur le ton de l’indifférence absolue. Des gens qui se frappent comme vous ne vont pas loin. J’ai été fille de salle à la Pitié, moi qui vous parle, j’ai l’expérience. Vous filez un mauvais coton.

– Est-ce possible ? fit le pauvre prêtre, les larmes aux yeux. Je devais voir le médecin, n’est-ce pas ? C’était une dépense sans doute, mais c’était une dépense utile, nécessaire. Me voilà sévèrement puni. J’aurais bien de la peine à mourir, madame de la Follette...

Elle porta les deux mains à sa bouche, et gonfla les joues, toute jubilante d’un rire intérieur d’une atroce ingénuité :

– Ça n’amuse personne, dit-elle. C’est un travail que je donnerais de bon cœur à faire au voisin. Tout de même ! ajouta-t-elle après un silence, vous n’êtes pas ordinaire ! De la Follette vous avait jugé du premier coup. On dirait d’un gamin : pas de défense, et des réflexions qui n’en sont pas. Vrai – entre nous – j’aurais cru qu’un prêtre avait plus de connaissance... Et pourquoi donc que ça vous coûterait tant de mourir ?

– Oh ! madame de la Follette, je ne crains pas la mort, précisément, vous comprenez ? Seulement, j’étais content d’avoir beaucoup d’ouvrage, je m’étais tracé un petit plan.

Il regarda furtivement l’étroite glace de chevet, passa dans ses cheveux une main fébrile.

– Évidemment, nous n’en sommes pas là, bien entendu. Mais si j’étais malade, cela ferait le plus mauvais effet. Madame de la Follette, l’évêché veut pouvoir compter sur ses collaborateurs, je l’ai senti. Les circonstances ne permettent pas les demi-mesures : à la guerre comme à la guerre. Tant pis pour les éclopés !

Il eut de nouveau ce rire d’enfant, d’un accent si douloureux, mais sans aucune espèce d’amertume.

– Enfin, voyons, madame de la Follette (il s’approchait de la fenêtre, tâchait de se placer en pleine lumière), répondez-moi franchement : comment me trouvez-vous ?

– Comment je vous trouve ?

– Oui, physiquement...

– Physiquement ?

– Bah ! bah ! vous me comprenez très bien. Madame de la Follette, permettez-moi de vous le dire, vous avez tort de vous moquer de moi. Les malades sont bien à plaindre... oh oui ! c’est un état bien humiliant pour la nature : on ne fait rien de bon, le goût de la prière s’en va. On ne pense qu’au travail qui nous presse, aux occasions manquées, au temps perdu, à ce pain inutile qu’on mange... Je ne parle pas de petites douleurs çà et là. Grâce à Dieu, je ne souffre guère, je n’y porte pas trop d’attention... Mais voilà : je crois que mes forces déclinent. Je suis sur une pente, madame de la Follette.

Elle le fixait curieusement, de ses yeux calmes et plats, la bouche un peu crispée, avec ce rien de cruauté presque animale – telle qu’on pouvait la voir chaque dimanche, au Jardin des Plantes, face à la cage du boa, contemplant devant la bouche énorme et molle, le petit lapin hérissé.

– Je finis par croire que vous n’avez pas de méchanceté, dit-elle pensivement... Pourquoi faut-il que depuis une semaine vous me rompiez la tête avec vos maladies ?

– Oh ! depuis une semaine, vous exagérez un peu, madame de la Follette... Je ne souffre vraiment que depuis avant-hier... non ! mardi... mardi tout au plus. J’ai été surpris, bousculé, voyez-vous, pris de court. En somme, les étourdissements surtout m’inquiètent, la vue baisse, j’entends mal. Pourrai-je seulement prêcher, confesser ? Peut-être aussi vois-je les choses pires qu’elles ne sont ? Alors, je me permettais de compter sur vous : une personne non prévenue juge très bien des apparences, de la mine, que sais-je ? Le croiriez-vous, madame de la Follette ? J’ai si peu l’habitude de m’observer que mon propre visage même ne m’est pas – comment dirais-je ? – trop familier... Jusqu’à ces derniers jours, je me regardais rarement dans la glace, c’est un fait.

– Que voulez-vous que je vous dise, monsieur Chevance ? De plus mauvaise mine, il n’y en a pas. Après ça vous vivrez peut-être cent ans ? Sait-on ? Je vous le souhaite. N’empêche que vous n’avez pas beaucoup d’amour-propre pour aller demander de la sympathie, et des consolations, et des renseignements et tout, à une étrangère qui, elle, ne vous a jamais rien demandé que son dû...

Le pauvre prêtre porta vivement les deux mains au creux de ses reins et, se renversant légèrement, tendit vers le mur son misérable visage dont toutes les rides se creusèrent à la fois. L’espèce de souffrance hallucinée qui traversa tout à coup son regard fut telle que la concierge tourna la tête et fit mine, par décence, d’essuyer un verre avec le coin de son tablier.

– Vous voyez, vous voyez, disait l’abbé Chevance de sa voix douce et paysanne, c’est sérieux, madame de la Follette, c’est très sérieux... Ah ! si Son Éminence m’avait vu ainsi, j’étais perdu. J’ai tant répété à ces Messieurs que j’avais une santé de fer ! Cela me tient aux reins, madame de la Follette... qu’est-ce que ça peut bien être ?

Il s’essuyait gravement le front, de son mouchoir roulé et serré dans ses doigts.

– Pour moi, vous aurez fait un effort, probable.

– Mon Dieu ! je l’ai d’abord cru, fit-il piteusement. Mais il y a d’autres symptômes... Je dois vous dire, madame de la Follette, que les fonctions rénales me paraissent... me paraissent s’effectuer difficilement, parcimonieusement...

– C’est-y que vous ne pissez plus ? dit-elle avec une grimace.

Le bonhomme rougit, balbutia.

– Vous avez de l’audace, quand même ! reprit la grosse femme indignée. Parler de ça à moi, quelle horreur ! A-t-on idée d’un toupet pareil. Et voilà trois quarts d’heure que je passe à vous écouter causer. Ainsi !

Elle empoigna rageusement la porte, et d’une saccade de sa main énorme, l’ouvrit toute grande... Alors la voix de l’abbé Chevance la cloua littéralement sur le seuil.

– Madame de la Follette, disait-il, jusqu’à présent vous n’aviez offensé qu’un ver de terre comme moi, peu de chose, enfin rien du tout. Cette fois, vous venez d’offenser gravement le bon Dieu. Il faut réparer, madame de la Follette, il faut vous hâter de réparer. Oh ! nous sommes des étourdis, nous ne nous rendons pas compte. Il n’est pas toujours facile de prendre notre part de la souffrance du prochain, de la comprendre. Seulement, il ne faut jamais la tourner en dérision, la déshonorer, madame de la Follette, jamais, jamais. Dans notre pauvre petit monde, voyez-vous, la douleur, c’est le bon Dieu. On passe à côté de lui sans le reconnaître, bon ! Mais, l’ayant reconnu, l’outrager, oh ! cela est grave, très grave. Vous vous hâtiez de sortir, madame de la Follette, vous avez failli démolir la porte, vous croyiez avoir peur de moi – peur de moi quelle idée ! Ce n’est pas de moi que vous avez peur, pensez donc ! C’est de vous-même. Vous avez été cruelle exprès, comprenez-vous ? C’est comme si vous aviez tué votre âme, pour en finir, d’un seul coup. Oui, j’ai vu mourir votre âme, madame de la Follette. Et maintenant vous avez honte. Tant mieux d’avoir honte, mais en somme, hein ? ce n’est qu’un simple mouvement de la nature – vous sentez ? Nous nous tenons devant les anges avec ce cadavre dans les bras, comme Caïn. Nous sommes bien embarrassés. Qu’est-ce que Dieu nous demande de plus ? Peu de chose. Le regret d’avoir fait le mal, le désir de le réparer, parfois un seul petit regard de rien vers le ciel, le souhait d’être meilleur, de savoir, de comprendre... À chacun selon ses forces, selon les lumières qu’il a reçues, les grâces – que sais-je ? Et pour moi, je vous bénis, madame de la Follette, je vous bénis de tout mon cœur.

La sueur ruisselait toujours sur ses joues, et il l’essuyait du même geste machinal, sa bouche enfantine plissée d’un pâle sourire anxieux, ses yeux magnifiques touchés de biais par la lumière dorée du soir, frêle et tragique, ainsi qu’une note déchirante à la cime de la symphonie. Son vieux corps gainé de noir, en apparence immobile, mais comme soulevé de dedans par une ferveur surhumaine, s’inclinait imperceptiblement à droite ou à gauche, tantôt ramassé sur lui-même, tantôt jeté en avant, portant ses coups invisibles avec une précision incomparable, une rapidité inouïe. Et cette espèce de dialectique mystérieuse, tout entière dans l’avidité sublime du regard, la prière muette des mains, l’élan presque terrible des maigres épaules était si pressante que la grosse femme obscure, dans son coin d’ombre, reculait lentement, hochait la tête, sa large face bouleversée par une sorte de mélancolie. Elle disparut.

Alors, l’abbé Chevance s’assit au bord de son lit, et ferma les yeux. Une petite brise entrait par la fenêtre ouverte, et il lui présentait son visage, il en cherchait humblement la caresse, avec un frémissement de fatigue. La souffrance vague, mais profonde, essentielle, qu’il endurait depuis un temps (il n’eût su dire quel temps) était à cette minute comme engourdie, ou plutôt il la sentait plus vague encore, diffuse insidieusement, répandue à travers le corps entier, charriée par le sang et la lymphe, partout présente. Un autre que lui eût sans doute épuisé tôt son courage dans une lutte inégale, gaspillé en quelques jours les réserves de l’âme dont chaque homme n’a ici-bas que sa juste mesure, mais il durait cependant, par un miracle de douceur et d’abandon, une docilité céleste. Ainsi qu’un enfant ouvre ses petits bras à la mort par un geste sacré, il s’était livré du premier coup, incapable d’imaginer nulle défense, non pas seulement résigné à souffrir, mais dans l’extraordinaire ingénuité de son cœur, à souffrir petitement, bassement, lâchement, et à scandaliser le prochain. Il ne se méprisait même pas : il se prenait simplement en pitié, il déplorait son mal, comme il eût déploré celui d’un insecte, ou d’une de ces plantes innocentes qu’il achetait parfois, et qui se flétrissaient vite parce qu’il oubliait de les arroser.

– Je suis naturellement frivole, aimait-il à répéter de sa voix grave et chantante, voulant probablement exprimer par là qu’il manquait totalement de cette force d’âme tant admirée, tant désirée. « Notre Seigneur, disait-il encore, envoie aux grands de son royaume la douleur privilégiée, mais aux petites gens la détresse et l’humiliation. »

Ayant reçu enfin officiellement l’annonce de sa très prochaine nomination à une nouvelle paroisse de banlieue, si pauvre qu’elle avait rebuté les plus hardis, il avait aussitôt formé le projet d’aller camper sur un terrain vague, lotissement acheté par l’archevêché en vue d’y construire une chapelle provisoire et un baraquement de planches goudronnées, baptisé presbytère. Mais le chanoine Mesurier, son protecteur, l’en dissuada vite, faisant craindre qu’un tel empressement parût fâcheux et comme inconvenant, à Son Éminence. « Prenez garde de trop vous hâter, conseillait cet homme sagace, vous auriez l’air de donner des leçons à vos supérieurs. » Or, ce que l’abbé Chevance pouvait redouter le plus, en un moment de sa vie qu’il imaginait si important, si décisif, c’était justement de passer pour manquer de prudence, vertu cardinale, qu’il prétendait avoir eu beaucoup de peine à acquérir, mais qu’il recherchait toujours en secret, tourmenté de doutes et de scrupules, avec une patience et une assiduité de fourmi. « Un bon curé doit être bon administrateur », concédait-il à chaque visite au chanoine son ami, avec un sérieux émouvant, bien qu’il se fît toujours de l’administration et de ses secrets l’idée la plus baroque. Mais on le savait aussi bon quêteur que mauvais comptable, étant de ces hommes simples nés pour traverser modestement la vie des riches et des voluptueux, tenant la pauvreté par la main.


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