– Empêchez-le de toucher au pansement, dit quelqu’un, derrière lui.
– C’est un vrai poison, répond Mme de la Follette. Il n’arrête pas de gigoter... (Pauvre Mme de la Follette !... Mais elle et son ombre s’éloignent déjà, s’effacent. Il est seul.)
La rue est déserte. Tout y invite au repos, au sommeil. Le silence est si profond qu’il doit prêter l’oreille pour entendre le bruit de ses pas : il a l’air de marcher dans du velours. En vrai paysan vosgien, il a toujours pensé d’accord avec ses jambes : à mesure que le corps se brise, l’idée s’allège, perd tout poids matériel, se lève à l’improviste, comme une alouette sauvage... Il allonge encore le pas sans fatigue, il voudrait courir. Jusqu’alors, il n’avait jamais songé à une nouvelle entrevue avec l’abbé Cénabre sans un grand serrement de cœur, et – pour tout dire – une angoisse surnaturelle. Qui pourrait tenir un tel secret sans dégoût ? Qui n’eût rêvé de l’oublier ? « Je suis le seul homme, se disait parfois l’abbé Chevance, devant lequel il puisse rougir. » Et il avait attendu des jours et des jours, puis des semaines, et des mois encore, avec le pressentiment qu’un échec serait irréparable, perdrait à jamais un misérable déjà cruellement humilié. Trop simple pour se croire capable de rien tenter par lui-même, le pauvre prêtre avait seulement espéré quelque signe mystérieux, l’appel si souvent entendu, et à sa naïve stupeur, la miséricorde était restée muette. Loin de les rapprocher, il semblait que les circonstances l’éloignassent de plus en plus du rival illustre qui, après une courte retraite, venait de reparaître dans le monde, non moins libre et audacieux, bien qu’avec une prudence accrue, et ce rien de gravité mélancolique, où ses dévots reconnaissaient la déception d’une grande âme.
Mais, pour l’abbé Chevance, ce qui allait et venait ainsi, recueillant son juste tribut d’admiration et d’honneurs, n’en était pas moins une vaine apparence d’homme, un homme creux. Le vrai Cénabre n’était qu’à lui. À lui seul, Chevance, l’aveu arraché au désespoir et à la honte... « J’ai perdu la foi ! » – moins qu’un aveu, un cri, un cri sincère. De ce cri, n’était-il pas comptable à Dieu ? Presque chaque jour, par une admirable intuition de sa charité, il prononçait lui-même les paroles dont il avait horreur, comme s’il eût craint que ne fût oublié le dernier gémissement de l’orgueil terrassé, l’espèce de prière infirme telle qu’on en doit entendre au seuil même de l’enfer, et n’osant toutefois parler ainsi à son maître, il allait jeter ce secret au coin le plus obscur de la chapelle de la Vierge, en tremblant, parce que l’ineffable cœur maternel est incapable de rien refuser. Quelquefois même, dans l’excès de la tristesse, il avait rêvé d’un miracle, que la paix était de nouveau descendue sur le beau front impérieux, enfin courbé... « Je l’aurais revu, se disait-il. Je l’aurais revu ! Il m’aurait lui-même appelé ! » Son expérience des âmes, son humble sagacité ne pouvaient d’ailleurs lui laisser aucun doute : l’homme qu’il avait vu cette nuit-là n’était pas seulement exercé par une tentation ordinaire : il luttait pour la vie. L’issue d’une telle lutte ne saurait être équivoque. « Son premier mouvement, se disait encore l’abbé Chevance, eût été de me demander pardon. » Car il savait mieux que personne qu’il est presque toujours vain d’espérer forcer de telles âmes, ou les reprendre par surprise. Et il avait attendu, patiemment d’abord, puis avec angoisse, luttant seul contre le silence qu’il sentait se reformer autour du révolté, ainsi qu’une malédiction chaque jour plus pesante, seul confident, seul témoin. Sa terreur était de mourir trop tôt, d’emporter avec lui la dernière chance du vaincu, sa possible justification. « Je suis maintenant son unique ami ! » L’évidence de leur commune solitude l’écrasait. D’être lié ainsi, malgré lui, à l’insu de tous, au prêtre célèbre dont il ne prononçait jadis le nom qu’avec une admiration enfantine, de partager – en quelle mesure ? – son redoutable destin, lui avait longtemps paru comme un mauvais rêve, dont il allait s’éveiller. Alors il doutait pour un moment d’avoir vu et entendu. Il s’accusait d’être un homme grossier, sans nuances, que le seul hasard a rendu maître d’un secret quand sa simplicité n’en saurait faire aucun usage. Il se retournait avec rage vers son labeur quotidien, sans pouvoir étouffer l’humble voix intérieure, l’objection naïve, mais inflexible : « Pourquoi n’est-il pas revenu ? Il sait le mal qu’il m’a fait... » Puis, il se jurait d’en finir, se fixait un délai bientôt dépassé, tour à tour frémissant d’inquiétude, ou éperdu de honte à la pensée de tant de suppositions téméraires que l’abbé Cénabre pourrait tenir justement pour autant d’outrages. « Du moins, Dieu ne permettra pas que je meure sans avoir connu mon devoir, et sans l’avoir accompli. » De cette seule pensée, le pauvre prêtre avait reçu quelque apaisement. Mais il croyait l’échéance encore lointaine. Elle était venue.
Elle était venue, et après un court moment de lucidité, il ne le savait déjà plus. De la mort apparue brusquement, ainsi que derrière la vitre un visage amer, il n’avait retenu que cette assurance obscure que toute hésitation n’aurait plus désormais de sens, que la sagesse était d’aller vite, de courir au bout, d’un trait, parce que le temps même était mesuré. Sans doute se souvenait-il vaguement d’avoir souffert, souffert à la limite de ses forces, mais il n’eût su dire de quelle souffrance, et il ne se souciait pas de l’apprendre – à quoi bon ? – Il semblait plutôt qu’une excessive douleur, loin de l’abattre, l’avait renouvelé tout entier, purifié, comme si elle eût fait le vide en lui, d’une puissante succion de ses mille petites bouches laborieuses, d’un seul coup. Avec elle, s’était écoulé le passé, quel qu’il fût, bon ou mauvais, qu’importe ? Il restait le présent – mais libre, intact, aussi frais et neuf que s’il n’eût jamais reposé jadis dans le trouble et douteux avenir – et ce présent, c’était en somme le seul Cénabre, vers lequel ses vieilles jambes le portaient si vite, d’un pas étrangement silencieux... Cénabre !
À l’instant même, l’abbé Cénabre ouvrit la porte, et sourit.
Il tenait de la main droite un bougeoir de cuivre, pareil à ceux que Mme de la Follette astiquait chaque semaine. Sa main gauche tendue dans un geste d’accueil paraissait énorme. La petite flamme dansante, rebroussée par le vent, faisait tourner toute l’ombre de la pièce autour de son visage glacé.
– Je vous attendais, monsieur, dit-il. Il est bien tard.
– Permettez ! s’écria l’abbé Chevance, avec une extraordinaire vivacité : je vous attendais aussi ! Voilà longtemps que je désirais reprendre avec vous une... une conversation... interrompue... interrompue malgré moi. Je ne mérite aucun reproche, je n’en supporterai aucun, monsieur. Que cela soit dit une fois pour toutes : c’est une convention entre nous, un simple accord, de gré à gré ! D’ailleurs, s’il n’y avait ici des témoins...
– Êtes-vous fou ? dit sévèrement l’abbé Cénabre. Nous sommes seuls. J’exige que vous vous en assuriez vous-même.
Il referma violemment la porte, éleva le bougeoir au-dessus de sa tête et pénétra dans l’appartement, traînant son hôte à sa suite. Les pièces étaient nues, absolument nues, retentissantes. Chaque pas y soulevait un peu de poussière, vite retombée. À la dernière, l’abbé Cénabre s’adossant au mur, se tint longtemps immobile en silence. Puis il dit tout à coup, d’une voix égale et triste.
– Si vous le désirez, je vous montrerai la place même où je vous ai jeté à terre, l’autre nuit. Je la connais. Mais vous êtes passé dessus sans la voir, bien que vous soyez un homme juste, exact, et qui tient son compte, au denier près. Néanmoins, notez-le, je ne vous dois plus rien : je vous défie de tirer désormais quelque chose de moi, que vous le vouliez ou non. J’ai vendu mes meubles, mes tapis, jusqu’à mes livres – oui, mes livres ! – vous n’en trouverez pas un seul ici. Je vis dans une extrême pauvreté, monsieur, une pauvreté parfaite, une pauvreté vraiment évangélique. Pourquoi me persécutez-vous ? Oui. Quid me persequeris, Chevance ?
Il marcha vers lui, posa les deux mains sur ses épaules, fixant étroitement son regard sur les yeux du prêtre stupéfait.
– Je vous ai déjà pardonné, Cénabre, fit-il. Vous le savez bien. Comment donc osez-vous parler ainsi ?
L’illustre historien haussa les épaules, avec mépris :
– Je vois que nous ne nous comprenons pas, dit-il sèchement. Vous êtes un petit prêtre raisonneur. Je vous ai désiré des mois et des mais. J’ai fait pour vous ce que je n’aurais fait pour personne. En réparation d’un préjudice de rien, d’un simple accès de mauvaise humeur, je me suis dépouillé de tout, condamné à la misère. Je n’ai même plus d’amis. Je viens de renvoyer le dernier, cette nuit même, afin de vous attendre en paix. Me voilà comme à l’heure de ma naissance, dans un dénuement absolu. Dieu n’est pas plus pauvre que moi.
Il posa son bougeoir sur le parquet, puis se relevant brusquement, il étendit les bras, et étreignit le vieux prêtre en sanglotant. Mais le cœur déçu de l’abbé Chevance se contracta douloureusement dans sa poitrine, et il détourna la tête, sans un mot.
– Vous me haïssez, dit Cénabre, avec un sourire amer. Je le savais. D’ailleurs, j’étais derrière vous, il n’y a qu’un instant, et je vous ai suivi jusqu’ici, observant vos pensées. Ah ! cher ami, vous êtes plein de ruse : néanmoins, si je voulais en prendre seulement la peine, je vous déviderais comme un écheveau, brin à brin, tenez-vous-le pour dit. Voilà tout.
Il écrasa du pied la bougie, furieusement, et le dernier son sorti de sa bouche parut happé au vol par la gueule béante de la nuit.
– Non ! non ! gémit doucement l’abbé Chevance, je ne vous crois pas. Je sais très bien que je rêve, il n’y a pas l’ombre d’un doute... Madame de la Follette, je vous prie – j’exige – je vous supplie, madame de la Follette, d’allumer les lumières, toutes les lumières, pas une de moins... Le paquet de bougies est au fond du tiroir... Allongez le bras, madame de la Follette.
– Il a les yeux grands ouverts, dit Mlle de Clergerie. Je crois qu’il parle. Ah ! dites-moi, monsieur, qu’il ne mourra pas sans nous avoir au moins bénis !
– C’est un tempérament prodigieux... véritablement prodigieux... commença l’abbé Cénabre, mais le reste de ses paroles se perdit dans un murmure indistinct.
– Écoutez-moi... où êtes-vous ?... Cénabre ! cria l’abbé Chevance, d’une voix tremblante.
– Cette comédie a assez duré, ne trouvez-vous pas ? reprit le prêtre aigrement. Je pensais argumenter posément, raisonnablement, et depuis un moment, vous vous conduisez dans cette maison honorable comme un insensé. Oui, il faut que vous soyez fou, fou à lier, pour douter un instant que nous soyons seuls ici, alors que le moindre examen des lieux peut vous convaincre de ma parfaite loyauté. Je suppose, cher ami, que vous avez le délire. Mais agonisant ou non, – écoutez bien, Chevance ! – je vous défends de mourir chez moi.
– Oh ! je ne demande pas mieux de mourir, dit l’abbé Chevance. Seulement je vous supplie de ne pas me laisser mourir ainsi, dans ce noir, en aveugle. Que je voie encore une fois, une petite fois, rien qu’une fois, Cénabre ! Que je voie au moins vos yeux ! J’ai toujours été un homme inutile, et me voilà maintenant vide, tout à fait vide, à votre merci. Mais vous savez aussi bien que moi qu’une telle nuit, c’est comme l’enfer.
– Détrompez-vous, répondit l’abbé Cénabre : je poursuis une expérience des plus intéressantes, et voilà pourquoi je ne saurais approuver en aucune façon un absurde entêtement qui menace de tout gâter. D’ailleurs, à vous entendre geindre, il m’est aisé de connaître que votre ridicule santé n’a jamais été meilleure. Vous n’êtes pas plus malade que moi.
Tandis qu’il parlait, l’abbé Chevance s’était mis en marche lourdement, l’oreille au guet, se guidant de son mieux vers la voix. Elle se tut. Alors il enfonça ses deux bras dans les ténèbres, et en retira une main inerte et molle, qu’il pressa sur sa poitrine, en gémissant.
– Laissez ma main tranquille ! grogna Cénabre, moitié riant, moitié fâché. Lâchez-la ! Quel fou !
– Je suis votre ami, je suis votre dernier ami, suppliait le vieux prêtre. Quand vous m’aurez poussé au désespoir, vous y tomberez avec moi. Mon Dieu ! je ne trouverai pas un mot à vous dire, ma tête se perd. Si vous voulez que je ne vous sois pas tout à fait inutile jusqu’à la fin, sortons d’ici. Allons ailleurs, n’importe où, que vous puissiez au moins me voir mourir.
– Je ne le refuserai pas, dit Cénabre, quoique j’aie de sérieuses raisons de craindre un piège. Et d’ailleurs, cher ami, à supposer que je vous voie mourir, j’ignore quel avantage vous pouvez espérer que j’en tire ? Tout cela paraît bien singulier, bien étrange, pour ne pas dire plus.
Il battit le briquet, souffla sur l’amadou, comme le petit garçon Chevance l’avait fait tant de fois jadis, à la lisière du Pâquis, lorsqu’il allumait son feu de brindilles où il jetait les châtaignes, une à une... Mais la chandelle rallumée n’éclaira que l’angle du mur nu, puis aussitôt après la tête rusée de l’abbé Cénabre, et enfin sa main rose, dont il protégeait la flamme.
– Hé bien ? dit-il.
– Vous êtes un homme dur ! cria l’abbé Chevance, hors de lui.
– J’ai pitié de vous, au contraire, reprit Cénabre. S’il est vrai que vous êtes dangereusement malade, il importe que nous réglions nos comptes, exactement, sans plus tarder. Je suis entièrement à vos ordres.
– Qui vous parle de compte à rendre ? demanda le vieux prêtre, tout tremblant. Vous vous moquez de moi comme toujours. Au point où nous en sommes, Cénabre, vous ne devez plus rien qu’à Dieu.
– Je vous ai jeté à terre, fit l’imposteur d’une voix morne. Je donnerais mille vies pour ne vous avoir jamais touché. Quoi que je fasse, je ne saurais plus me dégager de vous, je suis lié à votre détestable petite personne pour l’éternité, que l’enfer vous écrase.
– Pourquoi maudissez-vous Dieu, imbécile ! bégaya l’abbé Chevance. Pourquoi voulez-vous me perdre avec vous ?
Il s’élança, mais le sol manqua sous ses pieds, et il ne réussit qu’à se traîner sur les genoux, vers la haute silhouette noire impassible.
– Je suis en règle avec Dieu, dit Cénabre, de la même voix sombre. Je me suis dépouillé de tout, mon dénuement est total. Qui n’a rien ne doit rien, je vous prie de remarquer la parfaite correction de mon calcul. S’il me restait la moindre bagatelle, je la détruirais sur l’heure, car il est selon ma nature de détruire plutôt que de donner. Cependant nul n’y pourrait trouver à reprendre, puisque je suis la première victime de mes infaillibles déductions. Ainsi qu’un débiteur insolvable, j’échappe à la justice par l’excès de ma propre misère. Je crois que personne n’a jamais tenu devant Dieu une position plus forte : de ce côté, ma sécurité est parfaite. Et à l’égard de mes congénères, morts ou vivants, je ne serais pas moins irréprochable, n’ayant d’obligation à aucun d’entre eux, vous excepté. Vous seul pouvez me demander compte du seul acte de violence que j’ai commis, j’ose dire du seul acte déraisonnable. Tel quel, si insignifiant qu’on le suppose, il introduit dans une opération délicate, une espèce d’élément irréductible. Votre pardon, pourvu que j’aie la naïveté de le recevoir sans contrepartie, achèverait de la bouleverser de fond en comble, car on ne saurait faire figurer le pardon à un poste quelconque d’une comptabilité bien tenue. Si vous n’étiez pas au monde, petite vipère, je serais désormais hors de jeu.
Il leva le flambeau à la hauteur du menton, et l’abbé Chevance vit, juste entre les yeux fixes et tristes, jaillir une pointe déliée, d’un blanc éblouissant. La flamme aiguë, ténue comme un fil, s’étira brusquement, gagna le front, puis les cheveux, cerna la nuque d’un trait aussi net que le fil d’une lame, et presque aussitôt la tête tout entière se mit à brûler silencieusement.
Avant que le vieux prêtre ait pu faire un geste ni pousser un cri, elle avait perdu toute ressemblance humaine, bien qu’elle parût toujours d’aplomb sur les épaules, et il vit, à sa grande surprise, cette espèce de sphère éclatante se tourner lentement vers lui, s’incliner deux fois comme pour un geste d’adieu. Il n’éprouvait d’ailleurs aucune crainte, mais seulement une lassitude extrême, un alanguissement comparable à celui qui précède le réveil.
L’un de ses bras étendus reposait mollement, il sentait sur l’autre, à la hauteur du coude, la pression d’une main frémissante, et laissant alors retomber sa nuque, il s’aperçut, qu’il était couché sur le dos.
– Cénabre ! dit-il doucement, Cénabre !
De la silhouette noire, il ne voyait plus qu’une ombre vague et décroissante, à peine distincte de la pâle lumière qui allait s’élargissant au mur. Puis cette ombre même se dédoubla, et il referma un instant les yeux pour ne pas suivre son cheminement bizarre à travers la pièce où s’éveillait peu à peu le murmure de la vie.
– C’est tout ce que je peux faire : n’en demandez pas plus, fit une voix lointaine qui semblait suspendue dans le vide. Je pense qu’il gardera maintenant sa lucidité jusqu’à la fin.
L’écho de ces dernières paroles se prolongea longtemps, parut s’éteindre pour se ranimer encore, jusqu’à se confondre dans une autre rumeur plus vaste, où finit bientôt par ne plus tinter qu’une seule note, une vibration un peu monotone, mais d’une inexprimable pureté, qui acheva de se perdre elle-même dans la réelle lumière du matin... La chambre tout entière venait d’émerger d’une brume bleue, pareille à une eau impalpable, aérienne, dont le regard atténué du moribond recueillit toute la fraîcheur avant de se poser, à regret, sur les choses familières, et il retourna aussitôt, avec une plainte déchirante, vers le gouffre limpide de la fenêtre grande ouverte. Alors seulement, quand il eut dilaté une dernière fois sa poitrine, il acheva de soulever ses paupières et fixa longuement, sans la reconnaître, la muraille blême de l’alcôve. Enfin, il aperçut le lit bouleversé, la cuvette posée sur les draps, une tache vermeille, et tout à coup, sa main osseuse, aux ongles cernés de violet, déjà cadavre. L’aube misérable flottait au plafond. L’âcre odeur de la pluie matinale venait jusqu’à lui par bouffées.
Il voyait tout cela, mais d’une vision confuse : ses yeux allaient d’un objet à l’autre, comme s’il eût perdu le pouvoir de commander à leurs muscles délicats, puis ils glissaient de nouveau, insensiblement, vers la baie lumineuse de la fenêtre, où montait le disque pâle du soleil, dans un brouillard floconneux. Cependant, alors qu’il détournait un peu la tête, au prix d’un effort immense, il rencontra ce regard attentif, patient, volontaire, qu’il sentait posé sur lui, depuis des heures peut-être, à travers l’épaisseur de son rêve, et il s’y retint de toutes ses forces, ainsi qu’au seul point fixe dans l’universel écoulement. Même avant que d’y lire quoi que ce fût d’intelligible, il subissait sa douce contrainte, il entendait son appel muet. Le cercle de la vie se rétrécissait à mesure, et il ne restait plus sans doute au centre de la dernière spire que ce reflet pensif, suspendu entre le jour et la nuit, guetteur vigilant à la surface des ténèbres... Un moment, le silence parut s’approfondir encore, puis se déchira brusquement. Une voix – et non plus un vague murmure – mais certaine, indubitable, dont il reconnut en un éclair le timbre et l’accent, venait d’éclater à ses oreilles. La surprise du vieux prêtre fut telle, et si douloureuse la brutale résurrection de la conscience, qu’il essaya de se jeter hors de son lit sans réussir à soulever la couverture de son faible bras glacé.
– Ne vous agitez pas, disait Mlle Chantal. Dans un instant, vous pourrez parler, j’en suis sûre. M’entendez-vous ?
Il fit signe que oui. Mais il rassasiait d’abord ses yeux du désordre ignoble de la petite chambre, un pardessus jeté en travers de la table, une paire de manchettes souillées de sang, les serviettes éparses, ses pauvres vêtements roulés en boule sur le parquet, un long bas de laine noire pendu à l’espagnolette, et au coin même de la cheminée, les reliefs du dernier repas, le litre vide, un morceau de pain. L’humble désastre de sa misérable vie était là, écrit partout.
– Je vais mourir, ma fille, dit-il.
À ces mots, elle se laissa glisser doucement à genoux, appuya son menton sur ses deux mains jointes, et soutenant toujours le pauvre regard errant de toute la force de ses yeux calmes et fiers.
– Je le crois, fit-elle. Du moins ils l’ont dit. Je suis bien heureuse. Ce matin vous étiez si faible que nous pensions que votre cœur ne battait plus. J’avais tant de fois souhaité de mourir la première, vous souvenez-vous ? et que vous me bénissiez une dernière fois. Mais c’est un grand honneur que vous faites à votre petite fille de la garder près de vous jusqu’à la fin.
– Je vais mourir, répéta-t-il avec une espèce de dureté. Puis il tourna lentement la tête vers le mur et se tut.
Par la porte entrouverte de l’étroite pièce que l’abbé Chevance nommait son parloir, un rire discret vint jusqu’à eux, recouvert aussitôt d’un murmure de voix. À chaque bouffée de vent, la bouilloire sifflait et crachotait sur le poêle.
– Désirez-vous que je ferme la fenêtre ? Avez-vous froid ? demanda Mlle Chantal.
Elle le vit remuer péniblement la langue, rejetant à petits coups une salive épaisse. Et presque aussitôt l’air roula dans sa poitrine. Mais il fit un geste de surprise, serra violemment les mâchoires, et le râle cessa.
– Qu’est-ce que j’ai ? fit-il après un nouveau silence. N’y a-t-il rien à tenter ?
Une longue minute, Mlle Chantal le regarda fixement, sans parler, d’un air d’étonnement inexprimable.
– Je vais appeler le médecin, dit-elle. Il est dans votre parloir, avec papa.
Mais le moribond l’arrêta d’un regard impérieux, reprit sa rumination bizarre, et prononça enfin quelques mots dont elle n’entendit que les derniers :
– ...personne... vous seule... je veux savoir.
Elle hésita, les sourcils froncés, son mince visage tendu et comme vieilli par une révélation intérieure, l’imminence d’une découverte si déchirante et si pathétique que toute candeur parut s’effacer instantanément dans ses yeux sombres.
– C’est une crise d’urémie, dit-elle enfin avec lenteur, tenant sa bouche au plus près de l’oreille de l’abbé Chevance. Vous avez déliré cette nuit. Vous m’avez demandée sans cesse, et aussi M. Cénabre, peut-être ? On a prévenu papa vers six heures. Nous avons ramené ici notre médecin, le docteur Glorieux.
Elle recueillit ses forces, et ajouta non moins distinctement :
– Il dit qu’il y a peu de chose à tenter désormais, que vous serez bientôt devant Dieu.
Il parut ne pas entendre, mais l’oreiller se creusa un peu plus sous la nuque, et l’air roula de nouveau dans sa poitrine. Puis comme la première fois, ce râle cessa subitement. L’abbé Chevance venait de tourner les yeux vers l’entrée de son parloir, et les reportait sur Mlle de Clergerie avec une expression indéfinissable de terreur et de volonté.
– Je vous comprends, dit-elle à voix très basse. J’y vais.
Elle traversa la chambre, glissa la tête par l’entrebâillement de la porte, la ferma, et revint s’agenouiller à la même place, sans aucun bruit.
– Je crois qu’ils dorment, murmura-t-elle. Votre concierge a prêté deux grands fauteuils. Ils ne nous ont pas entendus. Que désirez-vous encore ?
– Rien, dit-il.
Les épaules se déplacèrent par petites secousses maladroites, puis il s’immobilisa, les paupières closes. L’affreuse détente de tous ses muscles fut visible sous le drap, et le râle qui sortit de sa gorge n’avait plus l’accent d’aucune plainte humaine : il était le creux soupir d’une bête harassée. Mlle de Clergerie cacha son visage dans ses mains.
– Est-il vrai que vous n’ayez rien à me dire ? demanda-t-elle. Rien ? Êtes-vous mécontent de moi ? Ne recommanderez-vous pas votre fille à Dieu – tout à l’heure – dans un moment ?
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