La baronne avait admis que rares étaient ceux qui tenaient parole, qu’elle ne pouvait se montrer exigeante, mais le fait d’avoir des comtes à sa table la mettait à l’abri de certaines tracasseries.
Je sais. Mais ils ne trouveront pas pour vous une autre musicienne. Vous ne pouvez pas renoncer aux concerts : dites à toutes ces femmes de venir chanter et jouer chez vous !
Elles refuseront.
Pas si la première à se produire est aussi belle que Michelle est douée... Je peux vous trouver une actrice qui ne parlera que l’anglais, qui sera la veuve d’un lord, qui n’aura qu’un filet de voix mais un corps à faire rougir Satan. Les hommes seront séduits mais les femmes penseront quelles chantent beaucoup mieux que l’étrangère; elles se presseront ensuite à votre appel-.
La baronne avait éclaté de rire, puis promis de réfléchir à cette curieuse proposition.
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Elle balançait encore en caressant son visage avec la queue dun loup-cervier : elle serait déçue de renoncer à s’assurer la fidélité des aristocrates, mais excitée à l’idée de soutirer plus régulièrement de l’argent aux bourgeois. Emile Cléron avait raison; en dix mois, elle avait atteint une partie des buts qu’elle s’était fixés, mais elle admettait n’avoir pas reçu autant de nobles qu’elle l’avait espéré; elle devrait peut-être songer à améliorer l’accueil réservé aux bourgeois. Si elle acceptait le plan d’Emile Cléron, il faudrait qu’elle achète des instruments de musique ; les prix demandés par le luthier de la rue Court-Vilain l’avaient renversée mais une courte enquête lui avait appris que les prétentions de l’artisan n’étaient pas excessives.
Il était peut-être temps de vendre les fourrures de Simon Perrot. Emile Cléron saurait qui prisait ce genre de curiosités.
La baronne étala les pelleteries sur son lit, les flatta les unes après les autres avec une pointe de mélancolie; elle avait pris l’habitude de se lover dans les fourrures, de s’y blottir, de s’y réchauffer. Elle se promit
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d en racheter autant et d en tapisser l’alcôve avant une année !
Elle souleva la clochette d’argent que lui avait donnée Emile Cléron lors de sa dernière visite et la fit tinter : une servante frappa aussitôt à la porte de la chambre.
Allez me chercher Michelle-Angèle, dit la baronne. Jeanne baissa la tête, prévoyant la colère de sa maîtresse ; la musicienne était encore sortie sans la prévenir, mais c’est elle, Jeanne, qui serait grondée. Et peut-être même punie ! Si la baronne décidait de lui retenir une partie de ses gages ? Elle ne pourrait rien acheter à la foire Saint- Germain ! Cette Michelle-Angèle consacrait bien du temps à prier pour les malades, elle accompagnait les religieuses qui visitaient les pauvres, elle consolait les prisonniers à la Bastille, mais elle se moquait qu’une servante se fasse attraper par sa maîtresse à cause d’elle !
Alors? Où est-elle? s’impatienta la baronne.
Sortie, Madame, comme à son habitude, répondit Jeanne avec aigreur. Elle n’a rien voulu dire !
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Combien de fois vais-je te répéter de me prévenir quand elle veut sortir ? Je saurais lui parler, moi !
Je n’ai pas eu le temps ; j’étais à la cuisine à repasser votre robe de cissac rouge quand je l’ai entendue ouvrir la porte. Je n’ai pas couru après. J’aurais dû ? Elle ne serait point revenue ! Elle est têtue, vous savez, madame la Baronne. Je lui ai dit qu’une jeune dame ne devrait pas aller à la prison toute seule. Elle m’a dit que bien des femmes étaient enfermées toutes seules et qu’on ne se souciait pas d’elles ! Pour sûr ! On ne les connaît même pas !
C’est elle que je devrais enfermer ici î lâcha la baronne. Elle souleva le couvercle marqueté d’une boîte d’ébène d’où elle tira un paquet de cartes à jouer. Une patience la calmerait peut-être ? Depuis que le marquis de Saint-Onge avait pris Michelle sous sa protection, cette dernière allait et venait comme bon lui semblait. Enfin, elle n’était pas allée visiter des lépreux, des galeux ou des pestiférés, mais plutôt voir Guy Chahinian. La baronne l’interrogerait avec subtilité à son retour. Incarcéré pour hérésie,
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l’homme n’avait pas encore été exécuté ; il devait donc détenir un formidable secret. La manière de changer le plomb en or ? Ce serait inouï si... Rêveuse, la baronne perdit son premier jeu contre elle-même ; elle envoya valser les cartes, décidant que cette journée s’annonçait très mal. D’abord, elle avait dû supporter les cris d’une marchande de fruits, «les pruneaux de Tours, les beaux», postée à l’angle des rues Sainte-Croix et Bourubourg, puis elle avait renversé sa tasse de faïence remplie de café, et maintenant elle devait attendre le bon vouloir de sa pupille pour voir Emile Cléron. C’est toujours Michelle qui faisait prévenir Victor Le Morhier de lui amener son ami; il avait des choses à cacher, assurément, mais qui n’en avait pas ?
Même 1 angélique Michelle Perrot taisait ses entretiens avec l’orfèvre. Elle disait que Guy Chahinian ne lui parlait que du trésor de Marie LaFlamme ; il répétait sans cesse qu’il avait menti. Ce trésor n’existait pas. La baronne s’était réjouie d’apprendre que Simon fondait de grands espoirs sur une fable ! Il retrouverait peut-être Marie LaFlamme, mais il ne s’enrichirait pas pour autant.
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Michelle Perrot avait dit la vérité en rapportant les paroles de Chahinian ; il lui avait expliqué la ruse d’Anne LaFlamme à sa première visite à la Bastille. Puis il avait parlé de Lulli et de Charpentier et Michelle avait compris qu’il craignait d’aborder d’autres sujets que la musique. Il l’avait chaleureusement remerciée de lui avoir fait quitter sa première prison : il était cent fois mieux traité à la Bastille qu’au Grand Châtelet; il avait une vaste cellule, dont on changeait la paillasse chaque jour, on avait ajouté une table et deux chaises à son lit et on lui donnait autant de papier qu’il en voulait. Il montrait aux geôliers et aux visiteurs des croquis qu’il dessinait entre les moments où il rédigeait secrètement ses mémoires. Il détestait écrire, mais il était le grand maître de la Confrérie et devait léguer un testament moral à ses Frères de Lumière.
Guy Chahinian ne parlait pas de ses brûlures, de son amputation, ni de son incarcération : il n’était pas le premier à être persécuté, et ne serait pas le dernier. Il s’efforçait plutôt d’expliquer ce qu’il allait découvrir quand on l’avait arrêté chez Jules Pernelle : les nouvelles possibilités du
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mercure et les étincelles lumineuses obtenues par frottement du verre. Il fallait poursuivre dans cette voie et réunir ces énergies pour réussir à produire une lumière qui serait continue.
Comme ses instruments de chimie lui manquaient ! Ses ballons, ses cornues, ses balances, ses poids, ses minerais, ses poudres! Et l’athanor! Qu’il ferait bon rôtir son visage devant le fourneau ! Il avait eu si froid dans l’immonde geôle du Chatelet qu’il avait l’impression qu’il ne pourrait plus jamais se réchauffer. Sa cellule de la Bastille était confortable, le marquis lui avait payé plus d’une couverture et Michelle lui avait apporté un manteau, mais ses doigts étaient toujours glacés. Il rêvait souvent qu’il plongeait au cœur de la terre et présentait ses mains gelées à l’archée, ce feu qui cuisait les pierres et les métaux.
Chahinian ! La demoiselle te demande ! cria le geôlier en introduisant une clé dans la serrure rouillée.
Le grincement fit frémir Michelle. Elle portait un sac de jute qu’elle posa sur la table branlante.
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C’est une tourte auxbéatilles. Comme celle que faisait Nanette Vous en avez déjà mangé chez Marie ?
Chahinian hocha doucement la tête, se disant pour la centième fois que les contraires s’attirent : Michelle et Marie étaient aussi différentes que l’eau et le feu, l’hiver et l’été, le sucre et le sel, le blanc et le noir, la vie et la mort.
Vous admirez Marie ?
Michelle, qui coupait la tourte, s’arrêta, troublée.
Oh, je sais que vous ne l’aimez pas. Et vous avez de bonnes raisons pour ça... Moi-même, je refuse de penser à ce qu’elle vous a fait. J’ai peur que Simon ne lui ait donné un bien mauvais exemple. J’essaie de me souvenir seulement de Nantes. Elle m’a toujours protégée. Elle est gaie, drôle, vive, téméraire, forte. Tout à l’opposé de moi. Elle m’a appris à nager, elle a soigné mon oiseau, elle a applaudi quand j’ai soufflé dans une flûte, elle m’a encouragée à venir à Paris.
Michelle rougit, se souvenant que Marie l’avait poussée à suivre la baronne car elle espérait avoir ainsi des nouvelles plus
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régulières de Simon. Elle échappa la part de tourte qui tomba à côté de la gamelle et bredouilla quelle était si maladroite. Marie, elle, ne laissait jamais rien échapper.
Mais Marie ne connaît pas la musique, fit lorfèvre. Et n’irait pas vivre chez un marquis.
Michelle pouffa : imaginer Marie dans les longs couloirs du château de Saint- Onge était un exercice amusant. Comment accepterait-elle de porter des robes qui vous donnent l’impression d’avoir avalé une épée ? Qui la persuaderait de ne parler qu’après avoir été interrogée, de faire semblant de s’amuser au jeu des charades, de garder les yeux baissés en permanence, d’avoir de la modestie dans ses propos ?
Elle est plus heureuse en Nouvelle - France qu’au château de monsieur le Marquis. C’est ce quelle m’a écrit dans la lettre que m’a remise Victor.
Elle devait vous dire aussi son désir de voir... votre...
Guy Chahinian fut incapable de proférer le nom de Simon Perrot. Il aurait voulu y arriver, pour Michelle, pour lui-même, mais
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angoisse lui nouait la gorge quand il repensait à son tortionnaire.
Simon ? Il n est plus mon frère, vous le savez. J ai écrit à Marie quelle doit l’oublier. Je lui ai raconté ce que vous aviez subi. Pardon, je ne voulais pas remuer ces souvenirs, mais...
Quand lui avez-vous écrit ?
Dimanche : un messager allait à Saint-Malo. Je veux que ma lettre prenne le premier bateau qui fera le trajet vers la Nouvelle-France. Si Marie n’a pas l’intention de revenir pour témoigner en votre faveur au sujet du meurtre de Jules Pernelle, elle doit rester à Québec où elle soigne les malades à l’Hôtel-Dieu. Elle est plus utile là-bas. Tant mieux; elle a fait trop d’erreurs ici. Je voulais lui parler du trésor, mais Victor a refusé. Il sait pourtant mieux que quiconque que c’est une fable ! Je ne comprends pas son silence.
Croyez-vous que Victor viendrait me visiter?
La jeune femme eut pour l’orfèvre un regard d’une extrême douceur et promit d’emmener Victor même si elle se
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demandait pourquoi il tenait tant à le rencontrer : il ne lui raconterait rien de plus que ce quelle lui avait dit. Il répéterait que Marie avait assisté à la mort de l’apothicaire et à son arrestation, cachée dans un recoin de la boutique. Et que c’était la frayeur qui l’avait poussée à s’enfuir à Dieppe.
Qu’espérait Guy Chahinian de Victor ?
Savoir ce qui était advenu des coupelles sacrées. Il en était obsédé. Avaient-elles roulé dans l’apothicairerie pour être foulées par les sabots des curieux ou Marie les avait-elle récupérées? Simon Perrot était sorti de la boutique sans les retirer de la main de Pernelle. Mais ceux qui avaient enlevé le cadavre de Pernelle avaient peut- être entendu tomber le soleil d’or et la lune d’argent sur les tuiles de l’apothicairerie ?
Il souhaitait de toutes ses forces que Marie ait fermé les yeux de son maître, qu’elle ait prié à côté de lui, qu’elle ait découvert les coupelles. Et qu’elle ne les ait pas revendues au premier marchand venu!
Si Marie détenait toujours les objets sacrés, il continuerait la lutte. Il vivrait pour
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découvrir la vérité des enseignements. La manière de produire spontanément de la lumière occupait son esprit, mais les inscriptions gravées sur les coupelles hantaient son âme. Il n’avait pas fini de les déchiffrer quand il avait été arrêté. Il avait bien copié les inscriptions quand le Premier Maître lui avait remis les astres, mais Simon Perrot ne s’était pas privé de lui dire qu’il avait été chez lui prendre ses affaires — « puisque tu n’en auras plus jamais besoin » — qu’il avait gardé un pourpoint de flanelle et un beau chapeau vert, et que le lieutenant Tardieu avait conservé ses livres et ses écrits comme preuves de son hérésie. Les inscriptions étaient transcrites en un langage secret dans un de ces bouquins.
Il fallait que Marie ait les coupelles !
Victor trouva les questions de Guy Chahinian bien étranges ; il semblait s’inquiéter des moyens de subsistance de Marie. Avait-elle de l’argent quand ils s’étaient embarqués à Dieppe? Comment avait-elle payé son voyage? S’était-elle subitement enrichie à Québec? Avait-elle déjà dit qu’elle possédait des objets de valeur?
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Son trésor, bien sûr. Elle m’en a cassé les oreilles !
Rien d autre ? Elle aurait pu voler chez Saint-Arnaud.
Elle avait gardé la bague que vous aviez créée. Mais le capitaine de l'Alouette
lui a prise.
Chez mon ami Jules Pernelle ?
Lorfèvre avait dit «mon» ami. Victor
l’admira de pouvoir pardonner ainsi la trahison ; il était assurément digne de l’estime que ses parents lui vouaient. Comment l’aider à son tour?
Essayez de vous souvenir, Victor, Marie n’a rien pris chez son patron ?
La voix de Chahinian tremblait d’anxiété. Victor essayait de deviner ce qu’il voulait entendre, mais il revoyait Marie au port de Dieppe, assise sur un tas de cordages. Elle disait qu’elle s’était permis d’emporter les poudres de l’apothicairerie, les graines, les herbes, les onguents car elle n’avait pas reçu un sou de Pernelle.
Elle avait une besace bien remplie. Et bien utile durant le trajet de mer. Elle a même délivré une femme. Qui est morte,
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hélas, mais Marie a adopté l’enfant. C’est une fille et j’en suis le parrain! Je lui ai offert une peau de fourrure pour l’hiver, car Marie gagne très peu à l’Hôtel-Dieu. Elle réussit tout juste à payer Emeline Blanchard, la nourrice.
Elle ne pouvait pas vendre des bijoux?
Quels bijoux? Vous l’avez enlevée ! Elle n’a pas pu voler Saint-Arnaud. Elle a avoué qu’elle avait «peut-être» pensé à fouiller dans les poches de Jules Pernelle pour lui « emprunter » quelques livres mais quelle lui avait seulement fermé les yeux. Elle n’avait même pas pu lui croiser les mains sur la poitrine car le corps s’était vite raidi.
À sa grande surprise, Victor vit le visage de l’orfèvre exprimer une joie profonde. Il fixait l’épais mur de pierre de la prison avec une grande sérénité; Victor crut un instant que l’homme avait eu une apparition. La Vierge ? Une fée ? Michelle lui avait dit que Chahinian était le grand maître d’une société secrète ; avait-il des pouvoirs magiques? Communiquait-il avec les esprits? Et si c’était Anne LaFlamme qui venait le visiter? Victor se retourna subitement et
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se sentit ridicule d’avoir imaginé pareille chose : le mur était gris et sale comme tous les autres murs de la prison ; aucune sainte, aucune sorcière ne l’illuminait.
Guy Chahinian avait, pour la première fois depuis son arrestation, envie d’être seul ; il toucha son moignon et dit à Victor qu’il devait se reposer et le remercia de sa visite avec beaucoup de chaleur.
Rue Saint-Antoine, Victor regarda stupidement les tours crénelées de la Bastille ; entre le moment où Chahinian avait eu cette sorte de vision et le moment où le gardien lui avait ouvert la grille extérieure, il ne s’était pas écoulé plus de deux minutes. Avait-il rêvé cette visite à l’orfèvre? Il croyait qu’ils évoqueraient ses souffrances, son séjour à Nantes, son passé, son futur procès. Chahinian n’avait parlé que de Marie. Fallait-il qu’il aime Anne LaFlamme pour se soucier encore de sa fille ? Même après qu’elle eut brisé sa vie ? Victor avait jeté des regards furtifs à la jambe mutilée de l’orfèvre, il devinait le moignon douloureux sous le pansement, il voyait combien Chahinian avait du mal à
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trouver son équilibre; il s’assurait toujours que sa béquille était à portée de la main. Chahinian était un saint pour pardonner à Pernelle et à Marie.
« Et moi je suis un idiot d’aimer encore cette femme », songea Victor Le Morhier en se dirigeant vers la place Royale où il devait retrouver Emile Cléron. « Un idiot, un sot, un benêt ! » Il tourna rue Royale et fut encore ébloui par la beauté de la place ; il n’avait jamais vu, avant son séjour à Paris, d’ensemble aussi parfait que ces maisons d’une même symétrie dont les façades identiques formaient un carré bien net. Des palissades, qui ne ressemblaient guère à celle qui entourait le fort des Hurons de Québec, délimitaient le centre de la place où trônait une statue d’Henri IV, et les parterres de gazon, les allées sablées, les bancs qu’on avait disposés à chaque bout invitaient les passants à s’attarder. Emile Cléron soutenait que des dames du marais, comme la comtesse de Fiesque et Mlle d’Haucourt, venaient y bavarder l’après-midi avec leurs amies, mais les créatures qui s’y promenaient le soir n’avaient rien de commun
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avec les précieuses et étaient moins farouches ; ces femmes du monde, comme on les appelait, appartenaient justement à tout le monde.
L’humidité désolante de février avait découragé aristocrates et catins; la place Royale était quasiment déserte, à l’exception d’un sabouleux qui fit un clin d’œil à Victor. Pour l’avoir vu en compagnie de Cléron-Marmiton, il savait qu’il ne révélerait pas sa ruse aux étrangers qui s’approchaient. Il glissa un morceau de savon dans sa bouche et gesticula d’une manière désordonnée afin de faire croire à son épilepsie.
Victor grimaça ; il lui semblait deviner le goût du savon. Il comprit sa chance; il repartirait pour Nantes, Dieppe ou Saint- Malo. Peut-être avant l’été. Il naviguerait de nouveau, il serait même payé pour faire ce qu’il aimait. Il n’était pas obligé de se tordre en tous sens pour attirer la pitié des promeneurs. Il vit un coquillard venir vers lui ; il s’apprêtait à lui donner une pièce quand celui-ci l’appela par son nom.