A l'extrême limite



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II


La chaleur parut augmenter. L’air vibrait, en flammes blanches. La terre semblait vouloir se dissimuler, n’osant pas bouger, sous la colère terrible du soleil. À peine sorti de la ruelle, Tchige se sentit importuné par l’eau visqueuse qui, ruisselant de son front, s’accumulait aux sourcils et tombait en grosses gouttes sur sa moustache. Il ne voyait plus clair ; de lourds marteaux battaient ses tempes.

Tchige était désespéré et il décida d’entrer au cercle.

Le cercle — une maison blanche à deux étages — était frais et désert. Par les portes entrebaîllées de la bibliothèque, on pouvait voir d’harmonieuses rangées de livres, dont, semblait-il, personne n’avait besoin. À travers les vitres des armoires, leurs titres, en lettres d’or, brillaient d’un éclat sévère. Dans la salle de jeu les tables vertes attendaient. Il y faisait calme, ainsi que dans une église. Au buffet seulement, les assiettes tintaient. Tchige accrocha sa casquette au portemanteau où il n’y avait que le chapeau, qu’il connaissait bien, du docteur Arnoldi. Ensuite il traversa la première salle, longeant les petites tables de jeu aux jambes torses, et se dirigea vers la salle à manger.

Le docteur Arnoldi était là. Un carafon d’eau-de-vie se trouvait devant lui, et cette volumineuse masse de chair, suffoquant de chaleur dans un ample veston de tussor mouillé aux aisselles, dévorait quelque chose de gras arrosé de crème aigre et parsemé de raifort.

Fortement noués sur la nuque du docteur, les bouts d’une serviette empesée apparaissaient comme des oreilles de sanglier.

— Bonjour docteur, dit Tchige.

Le docteur Arnoldi bredouilla quelques mots, tendit une main grasse et molle — une main d’évêque — et demanda, désignant des yeux le carafon :

— De la vodka ?

— Zut !... Par une telle température, boire encore de la vodka, refusa Tchige avec un geste indigné.

— Rien qu’une ?

— Non merci !

Ayant fait une décisive grimace de dégoût, Tchige attira une chaise et s’assit à côté du docteur.

Il voyait par la fenêtre ouverte la vaste cour de la caserne des pompiers, d’où venait une haleine étouffante de fumier humide et de foin poudreux. Sous un long auvent, des voiturettes de secours, faites avec des tonneaux, dressaient en l’air leurs brancards ; et elles semblaient aussi accablées par la chaleur. Une cloche de cuivre éclatant, inclinée sur un pilier, scintillait comme une bizarre langue d’or.

— Il fait chaud, fit Tchige.

Le docteur haleta en tapotant son assiette :

— Oui ! chaud...

Un garçon somnolent, ébouriffé, comme s’il venait d’être tiré par les cheveux, s’élança du buffet et courut vers le docteur ; mais à mi-chemin, il se souvint de ce qu’on lui avait demandé, revint sur ses pas et se mit à arroser de crème une nouvelle portion de porc froid.

— Dites, docteur, commença Tchige d’un ton d’ennui, chicaneur, est-ce que vous n’en avez pas encore assez de ce trou du diable ? Il y a dix ans, je crois, que vous êtes ici ?...

— Dix-sept, rectifia le docteur, mettant dans son assiette un pied de cochon qu’il assaisonna abondamment de crème.

Tchige, dépité, remua les mâchoires et se détourna. Quoiqu’il n’eût aucune envie de manger, la salive chatouilla son palais. Il jeta un long regard sur la cour des pompiers, puis sur la forte corpulence du docteur, et se laissa aller à une mélancolique rêverie.

Le Dr Arnoldi se versa un verre d’eau-de-vie, l’examina attentivement à la lumière, cligna de l’œil et prononça avec une expression indéfinissable :

— On ne sait où aller...

— Comment, on ne sait où ! s’écria Tchige. Mais d’ici, on irait même en Sibérie !

— Non. Il fait encore pire en Sibérie, dit le docteur Arnoldi indifférent.

Tchige devint confus.

— Assurément pas en Sibérie... Mais vous êtes célibataire ; les ressources, à ce qu’il paraît, ne vous manquent pas... Pourquoi n’iriez-vous pas à l’étranger par exemple ?...

— Qu’y a-t-il là-bas, que je n’aie vu ! fit le docteur Arnoldi en essuyant avec la serviette ses lèvres grasses, rosées comme celles d’un vieil acteur.

— Comment ! mais vous n’avez rien vu ! Le docteur murmura paresseusement :

— J’ai tout vu...

— Par exemple ?

— Mais tout ce qu’il y a... Eh bien, les gens, les théâtres, les chemins de fer... J’ai tout vu...

— Vous n’affirmerez point, j’espère, avoir vu tout l’univers ? demanda Tchige, querelleur.

— Soit, consentit flegmatiquement le docteur.

— En voilà un ? s’exclama Tchige sincèrement surpris, et, après avoir regardé curieusement son compagnon, il éclata de rire. Le docteur Arnoldi écarta son assiette, plia soigneusement sa serviette et fit, dans la direction du buffet, un petit signe, semblable aux signes maçonniques. Probablement tous ses gestes étaient-ils connus ici, car le garçon servit immédiatement une bouteille de bière.

— Voulez-vous boire ? demanda le docteur à Tchige.

— De la bière, avec plaisir !...

Le docteur emplit deux bocks. Et pendant qu’il versait, tous les deux observèrent dans le verre embué l’apparition des petites flammes jaunes de l’exquise boisson glacée. Ils en éprouvèrent même une sensation de fraîcheur.

— Donc, vous avez vu l’univers ? questionna Tchige égayé.

Il avait envie de se moquer un peu de son gros compagnon.

— Voyez-vous... répondit le docteur Arnoldi, sans la moindre animation dans ses petits yeux intelligents, entourés de graisse, l’univers, je ne l’ai certes pas parcouru... il faudrait pour cela trop de temps et de travail... J’en ai une représentation définie et qui me suffit.

— Eh bien, non... ce n’est pas assez ! riposta Tchige avec assurance, parce qu’il se sentait supérieur. La question n’est pas de se faire une idée générale de l’univers, mais de connaître les détails même de la vie et de la nature... La beauté est faite précisément de la variété des couleurs, des formes, des costumes... Ne le comprenez-vous pas ?

— Je comprends tout, répondit flegmatiquement le docteur Arnoldi, mais ma seule fantaisie a plus de diversité...

— Comment ?

— Eh bien ! comme cela... tout simplement... La mer est toujours bleue ou verte, mais moi je puis me l’imaginer colorée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel... Il y a bien un conte où l’on décrit un lac noir habité par des nymphes et qui n’a pas de fond... eh bien quoi ! On dit que l’Everest est d’une hauteur de huit kilomètres ; moi je puis imaginer une montagne cent fois plus haute encore. Les contes nous parlent de châteaux de cristal, de rivières de lait, d’oiseaux qui parlent... eh bien quoi !

— Oh, les contes ! traîna Tchige avec répulsion.

— Tout m’est égal... Et il y a peu de joie, acheva le docteur Arnoldi avec un geste négligent.

— Et les hommes ?... Des nouvelles formes, des mœurs et des types nouveaux... Cela ne vous attire pas ?

— Non, répondit mollement le docteur. Quel ordre neuf voulez-vous voir ? partout c’est la même lutte pour l’existence, etc. Je sais. C’est toujours la vieille antienne avec un nouvel air, allez, je ne suis pas un enfant... Tout est également laid et ennuyeux... et partout...

— C’est-à-dire que, pour vous, tous les gens sont pareils ?

— Eh bien, quoi ? Certainement. Tout homme est mortel, insatisfait de sa vie, puis... allons ! l’un porte un haut de forme, l’autre des lapti,1 le troisième s’en va tout nu... n’est-ce pas égal au fond ?

En écoutant le gros docteur, Tchige devait contenir son indignation. Mais son visage d’oiseau, pointu, exprimait une pitié méprisante pour cet homme mort.

— Allons, bien, dit-il, comme s’il fallait de l’indulgence pour continuer la conversation, et le progrès ? tenez là-bas, on vole déjà... le savez-vous ?

— On vole ?

— Oui, répondit Tchige avec autant de suffisance que si les succès de l’aviation dépendaient de lui.

— Eh bien, qu’ils volent ! Tout compte fait ils ne s’envoleront pas bien loin...

Le docteur prononça ces paroles d’un ton de si désespérant ennui que Tchige en perdit tout désir de causer davantage.

Cette mentalité lui était si étrangère et si incompréhensible qu’il douta même un instant de la sincérité du docteur.

— C’est, sans doute, petite mère notre flemme nationale qui l’accable, pensa-t-il avec dégoût.

Pour le petit étudiant, la vie était un bouillonnement continuel et la nature, un inépuisable trésor de richesses et de beauté. Comme le gueux, qui n’a jamais vu d’autres palais que la masure branlante d’un seigneur ruiné, s’imagine que rien au monde ne saurait être plus riche ou plus beau, il semblait à Tchige que la terre, avec ses mers azurées, ses arbrisseaux touffus et ses monticules roses était une magnifique guirlande de beauté et de grandeur. Sa pensée rampant sur la terre, ne pouvait pas s’élever assez haut pour atteindre les espaces illimités, l’éternel froid cristallin, les milliards d’astres flambants, et l’immobilité grandiose de l’éternité.

Et la vie humaine insipide et dénuée de sens suscitait en lui de la vénération. Sa tête brûlait lorsqu’il songeait à la lutte des peuples, contre les petits despotes créés par leur propre stupidité, à la science qui construit les vaisseaux et guérit les pustules, à l’art qui s’efforce de reproduire la nature.

Actuellement sa vie était sans but, stupide et maussade ; mais Tchige ne se croyait pas coupable de lui avoir donné la vanité d’un brouillard sur la steppe. Il en accusait la petite ville, les gendarmes, le gros docteur. Il examina celui-ci aussi attentivement que s’il le voyait pour la première fois. Le docteur sommeillait en humant sa bière.

— Et pourtant ce fut un homme !... On dit qu’il a passé dix ans en exil... Où est tout cela ?... Il est gros, s’empiffre de porc au lait, boit de la bière et s’endort à chaque pas... A-t-il au moins quelques pensées, ou ses paroles ne sont-elles qu’un vain murmure ? Est-ce possible que quelques années dans le marais provincial courbent et abîment ainsi un homme ?

Et Tchige s’effraya tout à coup. Il se souvint que parfois tout lui devenait indifférent, et que certains jours il ne désirait ni lire, ni parler, ni travailler, ni penser.

— Je commence à décliner, pensa-t-il, parcouru par un petit froid intérieur. — Attention ! Il faudra se prendre en mains !

Le docteur se versa de la bière, et son mouvement provoqua un haut-le-cœur chez Tchige. Tout l’écœurait : le docteur, la bière, le garçon somnolent, la cour morne sous le soleil... Il se leva et tendit la main.

— Vous êtes un endormi, docteur, et rien de plus.

Il lui était agréable d’avoir quand même le dernier mot.

Le docteur Arnoldi ne répondit pas, il leva seulement ses petits yeux intelligents, noyés de graisse. Quelque chose d’ironique sembla y luire, tout au fond ; mais cet éclair fut si bref et si fin que Tchige ne le surprit point.

Lorsque le petit étudiant se retrouva courant sur le boulevard, la voiture d’Arnoldi le dépassa. Le gros docteur, assis sur le siège étroit, ses deux mains appuyées sur sa canne, semblait dormir. Les roues de l’attelage soulevaient des nuages de poussière qui ne se dissipaient que très lentement...

— Il fait cependant ses visites, pensait machinalement Tchige, et il se souvenait que tous les malades s’attendrissaient en le louant. Et il conclut conciliant :

— Pauvre homme, original fini, mais qui vaut tout de même mieux que beaucoup d’autres !


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