L'imposture



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Elle se tut, prêta l’oreille, appuyant fortement sur ses yeux ses dix doigts réunis, dans un geste d’angoisse enfantin. Elle n’entendait que le même gémissement monotone tour à tour aigu ou grave, mais il s’accéléra tout à coup, et les paroles en sortirent une à une, mêlées au barbotement des artères, dans les poumons noyés.

– Je ne veux pas... disait-il. Je ne veux pas... Je... ne... veux... pas...

– Quoi donc ? fit-elle.

– Je ne voudrais pas mourir, ma fille, reprit-il distinctement.

Elle baissa les mains, le regarda bien en face, avec une curiosité candide, plus terrible que le mépris. La voix n’était qu’un souffle, et elle en devina plutôt qu’elle n’en perçut l’extraordinaire âpreté. Dans le visage gris, une rougeur dessina un moment le relief des joues, puis s’effaça.

– Mon Dieu ! dit-elle naïvement, est-ce donc si difficile ? Je ne le croyais pas. Ils m’assuraient que vous ne souffririez plus, que la phase délirante était passée, que sais-je encore ? Si, si, je vous jure ! Une agonie très calme, très douce, très lucide, c’est ce qu’ils ont dit. Songez donc ! il ne faut qu’un peu de patience. Parlez-moi, cela vous aidera. J’ai l’oreille fine, souvenez-vous. Si vous remuez seulement les lèvres, je comprendrai. Pensez qu’ils peuvent entrer d’un moment à l’autre, et d’ailleurs, je devrai bien finir par les appeler : nous n’avons plus en ce monde, vous et moi, que ces pauvres petites minutes. Ai-je tort de vous les demander ? Êtes-vous fâché ?

Elle tenait dans le sien le regard du vieux prêtre, elle essayait de plonger jusqu’au fond. Mais elle n’y lisait toujours qu’une obstination inflexible, qui ressemblait à la stupeur. Alors, elle prit délicatement la main déjà raidie, la plaça doucement sur son front.

– Bénissez-moi du moins, dit-elle. Cela vous fera du bien. Bénissez-moi comme vous l’avez fait tant de fois, une fois encore, une fois pour toujours.

Elle sentit les doigts glisser de sa tête à la nuque, sans plier, comme cinq petites spatules de bois.

– Taisez-vous, souffla le moribond. Vous ne pouvez me tirer d’ici, ni vous ni les autres. À quoi bon ? Il est dur de mourir, ma fille.

– On ne meurt pas volontiers, ajouta-t-il, après un silence.

Elle essaya encore bravement de sourire, les yeux pleins de larmes.

– Vous ne m’avez pas bénie, dit-elle. Me refuserez-vous cela aussi ?

– Que vous importe ? répondit-il sèchement, d’une voix soudain raffermie. Quel prix pouvez-vous bien attacher à la bénédiction d’un homme qui ne sera plus demain que de la terre ? Pourquoi ne me laissez-vous pas finir en paix ? Qu’auriez-vous à me donner, ma fille ?

– Je voudrais vous donner ce que j’ai, dit-elle doucement, ce que vous aimiez si fort, et dont je n’ai plus besoin maintenant – je n’en aurai jamais plus besoin, jamais – ma joie, ma pauvre joie qui vous plaisait. Je vous ai toujours obéi sans peine, comme vous désiriez l’être, avec allégresse. Et après tout, il est bien possible que cette allégresse fut vaine, mais quoi ! N’est-ce pas vous qui vous étonniez un jour des grandes choses que Dieu sait tirer pour lui seul du rire d’un petit enfant ?... Peut-être est-il bon aussi que j’apprenne à ménager la merveilleuse espérance dont je croyais la source intarissable, que je prodiguais sans y songer, follement, comme un présent de nul prix. L’espérance, après tout, c’est la parole divine, et la parole divine est à la fois suave et terrible. J’ai trop souri à la mort, ainsi qu’à tout le reste : il est juste que je voie aujourd’hui son vrai visage. Je l’ai vue. Je l’accepte ainsi, telle que vous me l’avez montrée : je la reçois véritablement de votre main... Et maintenant... Et maintenant... comment vous dire ?... Maintenant je vous supplie de n’être plus qu’heureux... heureux comme j’étais heureuse, ce matin, en vous regardant dormir, si calme, déjà hors de notre présence, à moitié dans l’ombre et à moitié dans la lumière. Ne vous détournez pas de moi ainsi, pour toujours, sur une dernière parole de tristesse. M’entendez-vous ? Après Dieu, c’est à vous que je devais ma joie, vous dis-je. Reprenez-la. Daignez la consommer tout entière, d’un seul coup, seulement pour franchir ce petit passage. S’il vous plaît de me laisser dans le doute, ne m’épargnez pas. Mais s’il est vrai que... par impossible... vous ayez besoin de moi, il me semble que je trouverais le moyen de vous être utile, peut-être... si vous vouliez du moins... Le voulez-vous ?

Il fit signe qu’il ne pouvait parler, porta peu à peu la main jusqu’à sa bouche, l’appela sa fille du même regard impérieux. Alors, d’un coin du drap, elle essuya les lèvres collées par l’écume, pressa légèrement les doigts sur les mâchoires contractées.

– Il ne vous est pas bon de me regarder mourir, dit-il enfin. Cela ne vaut rien du tout. Allez-vous-en !

– Je m’en irai donc ! dit-elle. Ne parlez plus. Réservez un peu vos forces. Nous avons fait demander le curé de Saint-Paul, ce matin, à cinq heures. Son vicaire de garde est venu vous donner l’extrême-onction. Mais il a promis de revenir lui-même, dès que vous auriez repris connaissance. Je puis le faire prévenir : notre voiture est à la porte.

– Non ! dit l’abbé Chevance.

– J’irai donc chercher qui vous voudrez, fit-elle sans oser élever la voix, n’importe où. Le docteur prendra ma place. J’ai déjà trop tardé à l’appeler.

Il la regarda, et son visage roidi reprit un moment son expression ancienne de candeur et d’humilité. Elle comprit qu’il lui donnait ce dernier regard, et qu’elle n’avait plus rien à lui demander en ce monde.

– Vous êtes un enfant, dit-il. C’est ma faute. Je l’étais aussi. Je dois entrer dans la mort comme un homme, un homme vraiment nu. Je ne suis même plus un pécheur, je ne suis rien qu’un homme, un homme nu. N’essayez pas de trouver un sens à tout ceci. Il n’est pas bon d’approcher trop près d’un moribond tel que moi. Arrachez-moi de votre cœur, ma fille, jetez-moi ainsi qu’Il m’a jeté lui-même, sans daigner se retourner encore une fois vers son serviteur humilié.

Elle le vit hésiter une seconde, comme s’il eût livré à regret, par force, une parole inintelligible pour tout autre, impossible à partager avec les vivants.

– Marie, dit-il, servante des mourants.

Puis il referma les yeux, et après avoir lentement, patiemment, rempli d’air sa poitrine, il reprit sans lever les paupières, avec une espèce de confusion qui fit monter un peu de sang à ses joues :

– Je voulais vous prier d’amener ici, Monsieur... Monsieur l’abbé Cénabre, car je désirais recevoir une dernière absolution de sa main. Cela n’est plus possible. Il ne me paraît pas convenable de le déranger inutilement. Veuillez aussi m’excuser auprès de M. le curé de Saint-Paul. Voilà ma fin.

La couverture qu’il étreignait de ses dix doigts eut une ondulation imperceptible, puis se creusa. Elle le crut mort. Et tout à coup sa voix s’éleva de nouveau, extraordinairement haute et claire.

– Ma petite fille, dit-il, j’ai pris ce que vous m’avez donné.

Alors seulement elle s’aperçut qu’elle tremblait, d’un tremblement convulsif, intolérable. Dès qu’elle voulut le réprimer, ü redoubla. Ce n’était pas la crainte, et non plus la pitié, c’était cela ensemble et quelque chose de plus, qui ressemblait à une satiété surnaturelle, à l’écœurement de l’âme elle-même. Depuis l’aube, elle veillait amoureusement cette agonie, attendant d’elle on ne sait quoi de plus céleste, un signe divin, pour lequel elle avait tenu ouverte son âme claire, et une déception inattendue, imprévisible, faisait pénétrer son amertume, irréparablement, à la source ignorée de sa joie. Elle n’y put tenir : elle se dressa, toujours tremblante, sa tête lumineuse baissée vers la terre, dans un solennel silence. Nulle parole ne sortit de ses lèvres, car elle venait de se placer en chancelant au-dessus de toute parole : toute parole eût désormais menti. Ce moribond avait été son espérance, son honneur, sa fierté, la chère sécurité de sa vie, et elle les perdait à la fois. Il s’enfuyait à la dérobée, comme un voleur. Qu’importe ! Le doute perfide avait passé sur elle, mais il l’eût tuée sans la ternir. Elle se tenait devant Dieu, aussi dépouillée qu’aucune créature, mais inébranlable dans sa volonté d’accepter sans réserves, de subir sans se plaindre. À cet instant décisif, son grand effort n’allait qu’à se placer humblement pour que le coup divin fût porté à fond, commodément, jusqu’au cœur. Timidement, sa petite main blonde alla chercher à tâtons, sur la poitrine de son vieil ami, le battement ralenti, à présent presque imperceptible, et sans un mot, elle reçut innocemment, elle fit sienne, elle épousa pour l’éternité la mystérieuse humiliation d’une telle mort.

...............................................................

– Chantal, disait le soir même M. de Clergerie, après une telle épreuve, la plus grave que tu aies connue, et qui va retentir sur ta vie tout entière, je pense que la nécessité s’impose du choix d’un conseiller ferme et sagace, d’un véritable clinicien des âmes. Je t’avoue que la volonté de l’abbé Chevance m’apparaît désormais clairement. Ce n’est pas sans raison que nous l’avons entendu prononcer si souvent le même nom dans son délire ! Pour moi, il te confiait à l’abbé Cénabre. Je parlerai dès demain à ce cher ami. Puisses-tu occuper dans ce cœur incomparable, si discret, si méconnu, la place laissée libre par la mort absurde, incompréhensible, de ce pauvre petit fou de Pernichon !



La suite de ce roman a paru sous le titre :

La joie


Cet ouvrage est le 19e publié

dans la collection Classiques du 20e siècle

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.




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