Patrick Micheletti



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- Oui, oui ! S’exclama Karine juste avant de grimacer de douleur à cause du coup de pied que je venais de lui balancer sous la table. Elle croisa mon regard et se reprit :

- Oui, oui, fit-elle, une collègue, à mon travail... la même chose, enfin, presque pareil... oui, oui, une copine, elle m’a dit qu’elle était, comment dites-vous... spasmophile ?...

Cela devenait intéressant, sous réserve de ne pas faire de gaffe... J’ai continué sur mon idée :

- C’est curieux, en effet... Est-ce qu’il s’est passé quelque chose de particulier, il y a trois ans, pour que cette phobie se déclenche ?

Julien parut surpris par la question. Il hésita avant de répondre. Il plissa légèrement les yeux, et je vis l’ombre d’un soupçon passer dans son regard bleuté.

- C’est curieux, fit-il, le médecin que vous avez vu cet après-midi m’a posé exactement la même question la première fois que je l’ai vu...

Oups. J’avais poussé le bouchon trop loin.

Je pris mon air de cruche pour bredouiller un « Ah bon ?... » Un ange passa sous le pont... On n’entendait plus que le cliquetis des couverts dans les assiettes, et le bruit de fond des conversations étrangères autour de nous. Julien grignotait pensivement. Je savais exactement ce qu’il pensait. Il se disait qu’il avait trop parlé, que c’était ridicule de raconter ainsi ses petites misères, des petites misères ridicules, qui plus est, tout justes bonnes à barber deux jolies inconnues, qui étaient là pour se changer les idées, et qui avaient certainement d’autres chats à fouetter...

- En fait, fis-je pour détendre l’atmosphère, on vous a menti depuis le début... Je suis psychologue, et Karine est infirmière. Je l’ai embauchée comme assistante. Nous faisons une enquête sur l’évolution du trouble anxieux généralisé dans la population rurale de Haute-Corrèze, pour rédiger une thèse qui s’intitulera « 19 TAG », en référence à la chanson des Rolling Stones « 19 nervous breakdown »

Karine éclata de rire bruyamment, ce qui attira l’attention des touristes blonds sur notre table. Julien souriait de manière plus discrète, se demandant si c’était du lard ou du cochon...

- Non, repris-je, je plaisante… C’est juste par curiosité... pardonnez-moi... je voulais juste essayer de comprendre ce qui vous...

- Puisqu’on en est aux confidences, on peut peut-être se tutoyer ? proposa Julien.

Karine se racla la gorge.

- Bon, reprit julien, puisque j’ai commencé, autant finir, et parler d’autre chose. De toi peut-être, belle inconnue au regard d’émeraude ?… Moi aussi j’ai envie d’en savoir un peu plus...

Karine se racla la gorge...

- Pour répondre à la question, continuait julien, il y a trois ans, j’avais trouvé du travail à Brive, dans une banque. Une manière de prendre un peu d’indépendance. Je vous dis pas le pataquès avec mes parents ! Ils ont réalisé que je cherchais à filer loin de la ferme, et qu’à terme, ils allaient être obligés de la vendre avant de prendre leur retraite. Un déchirement pour eux. Cette ferme, c’est toute leur vie, mais c’est pas la mienne... C’est pas mon truc l’agriculture, mais je me sentais coupable vis à vis d’eux, un peu comme si je les trahissais. Je n’ai pas su dire non. J’ai renoncé à la banque, et je suis resté à la ferme. J’ai fait aménager les chambres d’hôtes pour voir du monde, pour éviter l’isolement, ne pas tomber dans la silence et la routine. J’ai commencé à gamberger, à me lever la nuit pour réfléchir aux solutions envisageables, bon bref, et puis voilà...

- Je ne voudrais pas être indiscrète, susurra la rouquine infernale, mais je ne vois pas le rapport avec l’eau... Pourquoi précisément l’eau ?...

- Alors ça, fit Julien, je n’en ai pas la moindre idée, mais il paraît que l’eau entretient des rapports intimes avec les émotions...

Il faisait presque nuit maintenant, et de plus en plus frais. J’ai enfilé mon pull. Les canards venaient nous réclamer quelques miettes avec un air suppliant. Les lumières des belles maisons de l’autre rive se reflétaient à la surface de la Dordogne. L’eau était calme et sombre, lisse comme un miroir. Elle semblait d’une profondeur insondable. Au moins autant que l’âme humaine.

- Je vais être obligée de vous laisser, fit Karine en terminant sa crêpe, il faut que je téléphone à ma mère, sinon elle va s’inquiéter...

- Mais... Tu as ton portable, fis-je stupidement.

- Euh, non... J’ai plus de batterie... Je te retrouve à l’hôtel. A tout à l’heure. A bientôt Julien. Merci pour les crêpes !

Elle fila en me faisant un petit signe de la main, puis un clin d’œil, quand elle fut hors de portée du regard de Julien.

Ah d’accord. Il m’arrive donc encore parfois d’être un peu longue à la détente, mais je me soigne...

Alors que julien achevait sa gigantesque Poutarelle, je crus voir une petite silhouette à contre-jour, sur les pavés du quai, juste en en dessous du pont. Comme un nain de jardin. Ca m’a fait tout drôle... Je me suis frotté les yeux et j’ai remis mes lunettes de soleil, puis je les ai retirées, mais le nain était toujours là. Ce n’était pas un enfant, impossible de confondre, c’était vraiment un nain.

Oh non...

J’y voyais parfois trouble, quand j’étais mal, j’avais des sensations de vertige, mais je n’avais encore jamais eu d’hallucinations... Qu’est-ce que c’était que ce truc inédit ? Un nouveau symptôme qui venait s’ajouter à la liste des autres ? Il y avait sur le menu une crêpe aux champignons qui s’appelait l’ « hallucine ». Ils s’étaient peut-être trompés dans ma commande... J’ai voulu me lever pour dissiper la vision, mais mes jambes flageolaient trop. J’ai commencé à m’agiter, ce qui n’a pas échappé à Julien.

- Ca va ?

- Ce n’est rien, bredouillais-je, un petit étourdissement... Ca m’arrive de temps en temps...

Je n’arrivais pas à quitter le nain des yeux. Il s’approchait lentement en jetant des regards à droite et à gauche, comme s’il craignait quelque chose. On le voyait mieux maintenant. C’était une sorte de croisement entre un clochard et un nain de jardin. Il était vêtu de haillons, d’une laideur épouvantable et d’une saleté repoussante. Il retira le capuchon qui lui couvrait la tête. Des mouches volaient autour de ses cheveux.

Mon dieu, non... Je ne suis pas en train de devenir folle ?

J’eus un hoquet, et je mis la main sur ma bouche.

- Ca ne va pas ? Redemanda Julien, on dirait que tu as vu un fantôme... Puis il eût comme un doute, se retourna, regarda dans la direction du nain, puis à nouveau vers moi :

- Non, ce n’est pas possible... Tu ne le vois pas ?

- Qui... Quoi ?...

- Le nain ?

Ouf ! Il était donc réel...

- Euh, si, bien sûr que je le vois... Il... Il est d’ici ?...

- Ce n’est pas possible, tu ne peux pas le voir, comment est-il ?

- C’est... C’est un vrai cauchemar...

- Tu es sûre ?...

- Pourquoi est-ce que je ne devrais pas le voir ?

- Il n’y a que les spasmophiles qui peuvent le voir...

- Très drôle...

Le nain était maintenant tout près de notre table. Abominable. Une vilaine odeur de transpiration se répandait alentour. J’ai appelé la serveuse comme on appelle au secours :

- Mademoiselle... S’il vous plaît...

- Oui...


- S’il vous plaît, pouvez vous demander à ce... ce nain de s’éloigner de notre table, c’est... c’est à cause de l’odeur, surtout...

La serveuse regarda autour d’elle avec un air surpris, puis soupçonneux, se demandant visiblement si je ne me payais pas sa tête, mais le gnome était là, juste en face d’elle, avec sa chemisette marron tâchée de gras... On ne voyait que lui !

- Quelque chose n’allait pas avec la crêpe, mademoiselle ?

- Non, non, fis-je, c’était très bien, c’est juste ce nain qui...

Et puis je me rendis compte que je devais avoir l’air d’une folle...

La serveuse jeta un regard interrogateur à Julien avec un léger haussement de sourcils. Elle ne mit pas son index sur sa tempe par politesse, mais c’était tout à fait comme.

Julien dit que ce n’était rien, que tout allait bien. Alors elle m’adressa un sourire gracieux, puis retourna vers la cuisine, probablement pour raconter qu’il y avait sur la terrasse une touriste grave défoncée qui voyait des nains partout...

- Tu veux que l’on appelle quelqu’un d’autre pour lui demander ? fit Julien avec un sourire agaçant.

Le nain était entre nous deux maintenant, sa tête dépassant juste la hauteur de la table. Il se curait le nez consciencieusement, l’œil torve, et l’air inquiet.

- Qu’est ce que c’est que cette histoire de fou, soufflais-je, il y a une caméra cachée quelque part ?

- Tu peux appeler qui tu veux, répéta Julien, mais ça ne servirait à rien. Nous sommes les seuls capables de le voir, parce que nous sommes pareils...

- Qu’est ce que tu veux dire ?

- Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu peux le cacher aux autres, mais pas à moi...

- Tu te crois très malin...

- Pas du tout, mais je suis sûr que nous avons quelque chose en commun...

- Admettons, et alors ?

- Alors je trouve que tu es très jolie.

Oups. Je sentis une bouffée de chaleur me monter aux oreilles. Tout s’embrouillait, j’avais besoin urgent de retrouver repères...

Le nain émit une sorte de grognement, comme s’il voulait parler, puis il tourna les talons et alla s’asseoir au bord du quai pour se plonger dans la contemplation de la Dordogne. L’odeur s’éloigna également.

- Ecoute, Julien, fis-je, je ne sais pas qui tu es, et je ne sais pas si tu es en train de te foutre de moi avec ta copine de la crêperie… Je ne sais pas non plus si ce... ce petit être est réel ou imaginaire, mais j’aimerais bien entendre quelque chose de sensé maintenant, autre chose que des divagations...

- Je sais ce que tu ressens. Ca m’a fait la même chose la première fois que je l’ai vu, et puis je me suis habitué à sa présence. Il a un petit côté, comment dire, attachant...

- Il est... réel ?

- Je ne sais pas... Il y a chez lui un côté bien réel, cela se voit, cela se sent, aussi, tu as remarqué ? Mais il a aussi un côté imaginaire, une sorte de côté obscur, si tu veux... Je ne sais pas s’il est vraiment réel. En tout cas, lui, il en est convaincu. Faut pas le chatouiller avec ça, parce qu’en plus de tout, il est aussi susceptible...

- Pourquoi dis-tu que seuls les spasmophiles peuvent le voir ?

- Parce que cela nécessite un degré de sensibilité que les personnes normales ne possèdent pas. Les chiens ont une hypersensibilité de l’audition qui leur permet de percevoir des sons inaccessibles à l’oreille humaine. Les hypersensibles comme nous parviennent à ressentir ou à percevoir des choses qui échappent au commun des mortels, et parfois même à les exprimer. C’est ce qui produit les grands artistes, les grands interprètes, les poètes, les musiciens. Etre hypersensible n’a pas que des côtés négatifs, loin de là. C’est souvent un privilège, un vrai cadeau du ciel, mais il y a un prix à payer...

- Quel prix ?

- Le plaisir est plus intense, mais la douleur aussi...

- C’est juste. Je vais méditer ça... Mais dis-moi, est-ce que cette charmante créature porte un nom ?

- Oui, c’est un Troll, et il s’appelle Spasmö. Ca lui va bien, non ?

- C’est toi qui lui a donné ce nom ?

- Oui. Il n’a rien contre, sauf qu’il trouve que c’est un peu trop typiquement Français... Il préfère la version nordique, avec un tréma sur le o : La prononciation est légèrement différente, une sorte de nostalgie, sûrement... Spasmö !

En entendant son nom, le nain tourna la tête et nous lança un regard mauvais.

- Les gens de sensibilité ordinaire ne peuvent pas le voir, continua Julien, mais ils peuvent voir les traces de son passage. Les Trolls construisent des petits tas de pierres que l’on rencontre parfois dans la campagne au détour d’un chemin. Ce sont des Krägntrolls, c’est une manière de marquer leur territoire.

- Il n’a pas l’air de bonne humeur, remarquais-je.

- C’est son état normal. Mais il y a quand même quelque chose de bizarre... Il ne devrait pas être là...

- Ah bon ?

- En principe, il n’apparaît que quand ça ne va pas bien, quand on est en phase de décompensation, comme disent les médecins, ce n’est pas les cas, hein ? Enfin, pas trop... Cet après midi, oui, mais maintenant ? Il doit y avoir autre chose. Quelque chose qui l’intrigue, ou quelqu’un ? En tout cas, il a l’air préoccupé... Peut-être qu’il croit que je suis en train de tomber amoureux, et qu’il va perdre un copain...

- Oh, ça va, hein...

- Quand on est amoureux, l’anxiété diminue fortement, la spasmophilie recule, il sait que son travail va devenir beaucoup plus difficile...

- Mais c’est quoi exactement ce travail dont tu parles ?

- Cela consiste simplement à m’empoisonner la vie.

- Ah bon. Il passe son temps à t’empoisonner la vie, à toi tout seul. En plus d’être spasmophile, phobique et mythomane, tu serais pas un peu parano sur les bords ?

- Ce n’est pas seulement moi. Il empoisonne la vie de tas de gens aussi.

- Bien. Et dans quel but, à ton avis ?

- Aucun. C’est juste son travail. C’est son travail de Troll. Tous ces symptômes désagréables connus sous le nom de spasmophilie, c’est lui qui les véhicule. Lui et bien d’autres, probablement…

Le Troll en question s’était levé, il avait déboutonné sa braguette et faisait ostensiblement pipi dans la rivière.

- En tout cas, il n’a pas l’air gêné.

- Faut pas le regarder quand il fait l’intéressant, ça l’encourage à en rajouter... En plus, il vaut mieux que tu saches qu’il a une vie sexuelle assez débridée... Les poules, les lapins, les chats, les petits cochons... Il a même essayé avec les canards, mais ils ne se sont pas laissés faire. Il paraît que dans les pays nordiques, ils s’attaquent même aux religieuses, parce qu’ils les confondent avec les pingouins...

- Tant qu’il essaye pas avec moi...

- Il a au moins un point commun avec moi...

- Sans blague ?

- Oui : il déteste l’eau. C’est pour ça qu’il fait pipi dedans, une sorte de rituel...

- Mais dis moi donc, toi qui a l’air bien au courant, c’est quoi, au juste, un Troll ?

- En fait, je ne l’ai pas su tout de suite. Comme tout le monde, j’ai d’abord cru que c’était un nain, ou un Elfe, tu sais, une sorte de gnome, ou de farfadet. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai compris que c’était un Troll.

- Et c’est quoi la différence ?

- Les gnomes et les farfadets sont des créatures plutôt sympathiques et bienfaisantes. Les Trolls, c’est tout le contraire. Ils sont d’une méchanceté effarante, ne se lavent jamais, ne changent jamais de vêtements. Ils n’aiment pas le soleil, parce qu’il paraît que certains d’entre eux se sont trouvés changés en pierre à la lumière du jour. Mais pas lui. Il doit être trop vieux pour ça, ou trop faisandé, je ne sais pas.

- Est-ce que... Est ce qu’ils ont des besoins physiologiques, comment dire, est-ce qu’ils mangent, ou boivent ? Ils font pipi apparemment ?

- Pour le pipi-caca, il est bardé de diplômes. Comme s’il avait redoublé vingt-cinq fois la maternelle. Il n’a pas besoin de manger vraiment, puisqu’il est à peu près immortel, mais il adore fouiller dans les poubelles, et il grignote des restes de poulet quelquefois, pour faire l’intéressant... Quand il s’approche, il ne faut jamais le regarder dans les yeux, il considère cela comme de la provocation. Si jamais il te parle, écoute le, ou fais au moins semblant, même si ce qu’il dit est stupide. S’il se rend compte que tu ne l’écoutes pas, il se mettra en colère.

- Ce sera tout ?

- Juste un dernier conseil, mais n’oublie pas. Il ne faut jamais laisser un Troll s’approcher du berceau d’un bébé. Je ne sais pas au juste pourquoi, mais il ne faut pas. Surtout pas.

Un bébé ? Quel bébé ? C’est un peu rapide, non ? J’ai regardé ma montre, il était 21 h 30, c’était pas sympa pour Karine, et puis c’était assez pour ce soir, vraiment, oui, c’était bien assez…

- Je vais rentrer, fis-je, Karine doit m’attendre...

- Tu crois ?

- Je ne sais pas... Je suis un peu fatiguée… Merci pour les crêpes, et pour tout...

J’ai jeté un coup d’œil au Troll toujours assis sur la margelle du quai :

- Il... Il ne va pas me suivre, au moins ?

- Ca m’étonnerait. Je crois que quelque chose l’inquiète. De toutes façons, je le surveille. Il est accroché à mes basques…

Julien dit qu’il regrettait bien que nous partions si vite., mais que demain, de toutes façons, il était bien décidé à se lancer dans la descente de la rivière. Je regrettais aussi. Nous avons échangé nos adresses et nos téléphones, puis, comme il fallait s’y attendre, il se leva en même temps que moi, et posa ses mains sur ma taille. Glups. C’est terrible l’angoisse des bourrelets. C’est une angoisse qui en vaut beaucoup d’autres… On regrette toutes les tablettes de chocolat des six derniers mois. Qu’est ce que je fais ?

J’ai posé un baiser ultra rapide sur ses lèvres et j’ai filé en lui faisant de grands signes et de grands sourires.

J’ai été bien, me répétai-je, j’ai pas tout compris, mais j’ai été très bien…


Le lendemain, Karine et moi avons repris la route pour terminer notre petite excursion dans la vallée. Nous avons fait étape le soir chez les parents de Karine, mais ils étaient absents. Ils étaient chez sa sœur, à Angoulême. Je suis certaine que Karine s’est arrangée pour que je ne les rencontre pas. Mais pourquoi ? Elle a honte de moi ? Une autre fois disait-elle, une autre fois peut-être…

Je lisais dans mon lit quand la voix de Karine m’est parvenue à travers la cloison :

- Isabelle ! C’était quoi déjà le nom du médecin à la ferme ?

- Nogra. Le docteur Nogra. Pourquoi ?

- C’est pour mon journal.

- Quel journal ?

- Ben, mon journal, quoi… J’ai du retard… il s’est passé des tas de choses ces derniers jours, non ?

Non mais je rêve…

- Je peux venir, demandai-je.

- Oui, si tu veux…

Karine était installée dans son lit, un énorme cahier noir relié posé sur les genoux. Elle écrivait.

- Qu’est-ce que tu fais ? Demandais-je. Tu n’écris pas ton journal ?...

- Si, c’est mon journal. Mon journal de spasmophile.

J’ai failli lâcher mon verre d’eau...

- Quoi ?...

- Oui... C’est juste pour que les choses soient plus claires dans ma tête... je note mes symptômes de la journée, mes malaises, s’il y en a, mes angoisses, mes crises de panique, mes problèmes au travail, dans les transports, mes consultations, mes médicaments, mes traitements, tout ça, quoi...

- Non mais t’es pas bien... Fais voir ce journal !

Elle le referma prestement et le planqua sous les draps.

- Non. C’est personnel.

- Karine, fais moi voir ce journal immédiatement !

- Tu n’as pas le droit Isabelle !

J’ai essayé de tirer sur le drap, mais elle s’y accrochait ferme.

- Arrête Isabelle, je vais me fâcher, tu sais !

- Moi aussi je vais me fâcher, comme ça , on sera deux !

- Isabelle si tu fais ça je te jure, je ne te reverrai plus jamais !

Elle avait agrippé son cahier et s’y accrochait d’une manière telle que je savais qu’il serait inutile de tenter de lui arracher par la force. Cela finirait mal. Je me suis assise au bord du lit, et j’ai laissé retomber le drap.

- Ecoute Karine, je ne vais pas le lire ton journal, j’ai pas besoin, je sais ce qu’il y a dedans. J’aurais pu l’écrire moi-même presque mot pour mot, j’en suis certaine, j’y ai pensé d’ailleurs, et puis j’ai compris que se serait une énormité. Le meilleur moyen de ne pas en sortir. Alors ton journal de l’angoisse, je te le laisse, gardes-le bien au chaud, remplis-le de mots tous les jours, de mots qui font bien mal, qui pèsent bien lourd. Il pèse combien ton journal ? Tu l’as soupesé de temps en temps ? Un peu plus lourd tous les jours, non ? Continue donc à ressasser tes problèmes, barbote bien dedans, badigeonnes-toi avec ton stress, reviens-y si tu as oublié un détail, un bien pénible, qui va te réveiller les mauvais souvenirs, remets-en une couche, que ça te colle de partout que tu restes engluée là-dedans comme un vieille mouche dans un pot de confiture moisie ! Bonne nuit.

Ouf. Y avait plus qu’à attendre la réaction, qui ne se fit pas attendre. Elle éclata en sanglots sous l’excès de tension en hoquetant qu’il y avait des choses... des choses que je ne pouvais pas comprendre...

- Bien sûr, soufflai-je, je suis trop conne, j’ai jamais réussi à comprendre ce qu’était une dérivée en cours de maths, mais je sais ce que c’est que la dérive. Tu veux finir comme nos copines les stagiaires ? T’as vu dans quel état elles sont ? C’est ça que tu veux ?...

- Qu’est ce que tu veux que je fasse ?...

- On va descendre dans le salon de tes parents, au rez-de-chaussée, il y a une cheminée. Tu vas prendre ce journal avec toi, et tu vas le brûler.

- Non. Je ne peux pas faire ça... C’est... c’est une partie de ma vie... c’est comme une partie de moi-même...

- Justement, cette partie de toi-même, tu vas la détruire maintenant, sinon c’est elle qui te détruira.

- Il faudrait que je le relise... Juste une dernière fois...

- C’est hors de question ! Tu vas me suivre tout de suite et on va foutre le feu à ce cahier, je le ferai si tu ne veux pas le faire, je te jure, j’attendrai que tu dormes et je lui foutrai le feu !

Elle porta son pouce à sa bouche et commença à se ronger l’ongle. Ses lèvres tremblaient fort, et ses paupières clignaient à toute vitesse au-dessus de ses joues trempées. Ses épaules étaient agitées de soubresauts. Il se passa quelques secondes, puis elle essuya ses joues avec le drap et dit :

- Ok, ok…on y va.

Il était presque minuit. La cheminée semblait ne pas avoir servi depuis un bon moment, mais il y avait encore des brindilles et des bûches à côté. J’ai pris un journal, et j’ai mis le feu aux brindilles.

Il nous a fallu du temps déchirer et brûler les quantités de pages noircies. Puis on se prit au jeu, et on brûla même les pages blanches, pour être bien sûres. Petit à petit, les sanglots nerveux de Karine s’apaisèrent. Les flammes illuminaient ses mèches rousses et faisaient briller son regard de nouveau.

Quand le feu s’éteignit, elle souriait et semblait soulagée. Moi aussi.

- Je crois que tu avais raison, dit-elle simplement. T’as pas du chocolat ?

- Si. Allez, viens Karine, on va se coucher maintenant.


Le lendemain, de bonne heure et de bonne humeur, nous reprenions la route de Paris.

Chapitre 15

Deux semaines plus tard, après avoir vainement attendu un coup de téléphone, j’ai reçu une lettre une lettre de Julien.
Chère Isabelle,
C’est fait. J’ai chevauché le dragon, j’ai descendu la grande rivière !

L’ai-je bien descendue ? ça, c’est une autre histoire. Je te raconterai... Disons que j’ai atteint le port, la destination que nous nous étions fixée d’un commun accord, Marc et moi. Deux étapes jusqu’à Souillac, avec une nuit passée au camping de Beaulieu, sous la pluie, et dans l’allégresse générale...

L’été arrivant, je suis également revenu à la piscine, et même pas peur...

Bref, beaucoup d’eau…

Je pense que le traitement suivi et les conseils de Marc, le médecin, ont donné des résultats positifs. Ca va nettement mieux.

Ceci accompli, reste maintenant le Grand Œuvre, je veux dire la descente touristique complète, d’Argentat à Beynac, que de souvenirs en perspective! Plein les yeux, plein les bras...

Nous avons prévu de le faire au mois d’Août, en trois étapes, raccourcies par une liaison en minibus pour éviter l’excès de fatigue, et pour n’avoir à pagayer que dans les passages les plus spectaculaires.

Les dates sont fixées, les bateaux, le minibus et les hébergements réservés. Tout est en place, on n’attend plus que vous.


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