Thèse Lyon 2



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Conclusion


Ce travail sur le processus de territorialisation de la régulation économique dans l’agglomération lyonnaise depuis les années 1950 nous permet au final de proposer une mise en perspective historique et politique des évolutions que connaît le champ de l’action publique en faveur de l’économie. Celle-ci se concentre plus précisément sur la question de la prise en compte et de la défense de l’intérêt des entreprises par la puissance publique, lue à travers les réorganisations conceptuelles, méthodologiques, politiques et idéologiques de la régulation économique territoriale.

En système économique pré-fordiste classique, concurrentiel et peu régulé par les pouvoirs publics, l’intérêt des entreprises est essentiellement porté par les acteurs économiques, organisés parfois au niveau national mais surtout au niveau local. L’avènement du système fordiste en régime de croissance s’accompagne de l’intégration de l’intérêt des entreprises au sein de l’intérêt général par la puissance publique étatique, parallèlement à la mise en place du modèle de l’économie dirigée. Le développement de la politique économique nationale contribue directement à déstructurer la régulation territoriale classique existant au niveau local, au sein de laquelle les liens entre élites politiques et élites économiques sont très étroits (voir supra, 2ère Partie).

La survenue de la crise remet en question cette centralisation et cette monopolisation au niveau national par l’Etat : les acteurs économiques locaux s’emparent ainsi à nouveau de la défense et de la promotion de leurs intérêts, au nom du pragmatisme stratégique et de la pensée managériale qui sont imposés par les nouvelles logiques de concurrence et de dérégulations émergentes. Cependant, la pérennisation et l’accentuation du contexte économique concurrentiel et flexible confère aux territoires locaux un rôle nouveau par rapport aux dynamiques de développement : cette situation conduit à la reconnaissance institutionnelle du rôle des pouvoirs publics locaux dans la conduite de la régulation économique territoriale, qui les amène à revendiquer à leur tour le portage de l’intérêt des entreprises au nom de l’intérêt général local et de l’impératif de développement économique (voir supra, 3ème Partie).

Le nouveau fonctionnement hyperconcurrentiel du système économique permet donc un retour à des situations proches de ce qui existait en Europe avant l’avènement des grands Etats Nations en matière de régulation économique territoriale. Le pouvoir des villes et de leurs élites politiques et économiques dans le domaine de l’économie est en effet beaucoup plus important aujourd’hui qu’il y a quarante ans. Les discours élaborés sur le caractère stratégique de la nouvelle planification urbaine et la participation des acteurs économiques privés à la conduite des politiques urbaines de façon générale masquent ainsi le plus souvent un transfert pur et simple de la gouvernance urbaine vers les logiques du marché économique (Dormois, 2004 ; Lorrain, Barthélémy, 1989).

« L’impératif de gouverner la ville met en valeur le rôle central des phénomènes symboliques dans les démarches stratégiques. Celles-ci, influencées en France par la vogue des projets d’entreprises, aspirent par la mobilisation “d’histoires vécues ensemble”, de “valeurs”, par la mise en scène de “défis collectifs”, à faire naître d’une part de sentiments d’identité et de consensus collectifs, d’autre part à formuler un intérêt général urbain. (…) De plus, tout se passe comme si les modes de construction symbolique de la ville-acteur reproduisaient la notion française d’intérêt général, dont l’Etat jacobin se veut le dépositaire » (Padioleau, Demesteere, 1992, p.39).

En réponse à l’hypothèse formulée au départ d’une hybridation entre libéralisme et interventionnisme, il est possible, à partir du cas de Lyon, de parler d’intégration des intérêts économiques au sein de la stratégie collective de développement économique local, qui s’amorce avec le processus d’élaboration du nouveau schéma directeur Lyon 2010 à la fin des années 1980. Le projet est en effet en majeure partie défini et conçu par les représentants des entreprises, et le volet économique apparaît comme très dominant, il s’impose à l’ensemble des politiques urbaines. Depuis, cette logique d’intégration politique et fonctionnelle se poursuit et se développe, selon un consensus idéologique partagé par les différentes équipes politiques aux commandes du Grand Lyon.

Le transfert du portage de l’intérêt économique des firmes de l’Etat central vers les pouvoirs publics locaux, notamment métropolitains, semble donc être en passe d’avoir véritablement abouti dans certaines grandes villes européennes comme Lyon, après une période de transition d’une vingtaine d’années, allant grosso modo de la survenue de la crise à la reconnaissance de la compétence officielle de la puissance publique locale à s’occuper des problèmes de régulation économique territoriale. Durant cette phase de transition, ce sont les acteurs économiques locaux eux-mêmes, du moins leurs organismes de représentation institutionnels (chambres consulaires, syndicats patronaux), qui prennent en charge seuls la défense et à la promotion des intérêts des entreprises.

Le nouveau mode d’organisation de la régulation par le territoire peut être ainsi vu comme un moyen de limiter non seulement les capacités de régulation keynésienne de l’Etat, mais aussi d’imposer un point de vue politique et idéologique concernant l’orientation concurrentielle dominante du développement économique, au détriment de la représentation de la pluralité démocratique. Il contribue également à restaurer une forme de régulation classique et libérale, caractérisée par l’absence de politique publique économique pouvant avoir des vertus correctrices par rapport aux dysfonctionnements inévitables du système, notamment concernant les inégalités sociales, très proche finalement de celle qui existait avant l’apparition de l’Etat Providence.

Cependant, dans la nouvelle situation actuelle, des politiques économiques existent au niveau local, mais elles sont comme on l’a vu dans notre développement entièrement dominées par la logique d’action pragmatique et stratégique véhiculée par les acteurs économiques dominants, et se présentent comme étant globalement plutôt acquises à la promotion des intérêts des entreprises.

En termes de contenus, ce type de politique économique territorialisée réutilise largement les outils et les leviers, essentiellement indirects, mis en place par l’Etat durant la période de croissance des Trente Glorieuses. L’aménagement de l’espace, l’urbanisme et la planification territoriale sont instrumentalisés pour servir la finalité de l’attractivité comparative du territoire vis-à-vis des acteurs économiques. L’ensemble des domaines d’intervention des pouvoirs publics locaux sont potentiellement placés sous la domination de l’enjeu dominant du développement économique et de la compétitivité territoriale, à l’image de la culture ou du patrimoine.

A Lyon, les services techniques intercommunaux chargés de l’action économique se hasardent même à développer une politique majoritairement qualitative et stratégique, en tentant d’agir sur le fonctionnement même de l’économie et sur la structuration des filières d’activités. Ils se heurtent cependant au caractère limité de leurs capacités effectives d’action en la matière (compétences, savoir-faire, expertise spécifique), quand ils ne risquent pas de reproduire les erreurs passées de la technocratie étatique dans sa volonté hégémonique d’encadrer et de diriger l’ensemble de l’économie sur le territoire. Le recours à un dispositif territorialisé d’intervention permet aux services économiques du Grand Lyon de concilier cette approche stratégique du développement avec les considérations aménagistes plus classiques et avec les impératifs de gestion de la proximité avec les entreprises.

L’Etat central participe largement à l’organisation de ce processus depuis plus de 30 ans en France, en s’appuyant sur le contexte de crise et sur l’impératif de compétition généralisée découlant de la mondialisation de l’économie pour justifier son repositionnement très en retrait sur le champ de la régulation. L’acculturation progressive des personnels politiques et techniques des collectivités locales et de leurs bras exécutants aux méthodes d’action et de gestion inspirées du monde des entreprises, engagée par l’Etat dès le début des années 1970 parallèlement à son repli progressif sur les fonctions régaliennes, est en effet cautionnée et justifiée par l’installation de l’économie mondiale dans un régime de crise et par la mise en concurrence des territoires comme par l’injonction à l’attractivité territoriale qui en découle.

La décentralisation des compétences au début des années 1980 et la consolidation de la construction européenne entérinent et institutionnalisent ce fait dans le champ politique, tandis que la mondialisation le consacre dans le domaine économique. L’Etat portait l’enjeu de la compétitivité à l’échelle nationale, conformément à la vision des grands acteurs économiques (grands groupes) durant les années de croissance (régime d’accumulation fordiste accompagné par une régulation keynésienne très volontaire et dirigiste). Sa conception intégrée de l’intérêt économique et de l’intérêt général était en grande partie justifiée et légitimée par le fait qu’une grande partie des grands secteurs stratégiques de l’économie nationale étaient contrôlés par la puissance publique.

Désormais, l’enjeu de la compétitivité est transféré au niveau européen (non abordé ici) et au niveau local, c’est-à-dire à l’échelle des territoires infranationaux et des collectivités locales. Le gouvernement local lyonnais, comme les autres, métropolitains ou mêmes ruraux, est donc appelé à se saisir de la question de la concurrence, de l’attractivité et de l’action économique, sous la triple influence des préconisations de l’Etat central, de l’Union Européenne et de la rhétorique pressante dispensée par les entreprises.

Ce système de régulation économique territoriale dominée par les intérêts économiques, émergeant dans les grandes métropoles européennes comme Lyon, facilite en outre la réorganisation de systèmes élitistes et notabiliaires tels qu’ils existent en Europe au début du 19ème siècle, au sein desquels pouvoir économique et pouvoir politique sont confondus (voir la théorie des coalitions de croissance inspirée par le modèle américain de gouvernement local, qui s’avère être très proche de ce que l’on peut observer dans les villes européennes du tournant 18ème-19ème siècles).

L’analyse de la politique économique dans l’agglomération lyonnaise peut donc nous amener à revoir le positionnement généralement admis pour les métropoles européennes par rapport à l’opposition théorique entre l’approche par les coalitions de croissance et l’approche par les régimes urbains (voir supra, 1ère Partie, Section 3). L’injonction à l’attractivité et à la compétitivité économiques territoriales, prétendument imposée par le régime de crise mais dans les faits largement véhiculée par les représentants des entreprises et les responsables politiques locaux, peut en effet être considérée comme une contrainte importante, une obligation économique incontournable, qui détermine à la base le positionnement des pouvoirs publics locaux et leur soumission totale aux intérêts portés par les acteurs économiques. L’existence de cette contrainte est d’ailleurs clairement mise en avant dans les discours des acteurs de la gouvernance économique locale.

La notion de coalition de croissance s’avère ainsi tout à fait valable pour qualifier le mode de gouvernance de la régulation économique territoriale dans les villes européennes, ne serait-ce que par défaut vis-à-vis de la notion de régime urbain, qui pose comme postulat que la collusion entre pouvoir politique et forces économiques locales se fait « sans contrainte ni obligation économique ». Le cas lyonnais nous en offre un exemple très intéressant et particulièrement bien développé.

L’intérêt général qui est poursuivi dans le cadre de la politique économique locale est essentiellement celui qui découle de l’intérêt des entreprises, l’opposition classique existant entre les deux tendant d’ailleurs à être gommée en raison même de la contrainte très forte exercée par le contexte économique d’ensemble (le régime d’accumulation hyper flexible et hyperconcurrentiel). Si les territoires veulent s’en sortir, tirer leur épingle du jeu dans cette guerre économique totale, il faut que leurs gouvernants s’alignent de manière absolue sur les enjeux, les intérêts et les objectifs propres à la sphère économique. Dans ce système cognitif de référence de la gouvernance économique territoriale, la place des habitants et des citoyens est très secondaire, voire inexistante.

La contrainte économique constitue enfin un élément rhétorique très utile du point de vue politique de l’organisation des systèmes de gouvernance au niveau local. L’impératif de compétition n’oppose en effet pas tant les territoires métropolitains que les gouvernements locaux entre eux. « L’attractivité apparaîtrait alors comme un discours permettant de justifier à la fois l’existence des institutions de développement locales et le type d’action qu’elles mettent en œuvre, plutôt que comme un enjeu économique réellement partagé par tous les acteurs présents sur le territoire » (Hatem, 2004, p.36).

Or, ce mode de gouvernance économique territoriale, reposant sur un partenariat étroit avec les représentants des entreprises, est difficile à établir en raison de la fragmentation des intérêts privés lyonnais, malgré le profil global de « market city oriented » de la métropole (Jouve, 2001a). Il interroge donc doublement les responsables politiques dans leurs choix de privilégier le développement économique concurrentiel, l’internationalisation de la sphère productive locale (vecteur de métropolisation) et le volet technologique, c’est-à-dire une vision de l’économie et de la compétitivité territoriale comme noyau central de la politique urbaine.

Il est en effet non seulement quasiment impossible de dégager une coalition de croissance stable dans le temps et intégrée politiquement car les intérêts des firmes sont divergents, d’un secteur à l’autre mais aussi au sein d’une même filière, selon la taille et la trajectoire de positionnement de chaque entreprise (voir les travaux de F. Tannery), mais cette hypothétique coalition de croissance est de surcroît bâtie sur le déni des intérêts éventuellement différents du reste de la société civile locale.

La territorialisation de la régulation économique au niveau local consacre ainsi l’ancrage des logiques de compétition économique et de concurrence au cœur des systèmes politiques locaux et de l’action publique locale. Elle ouvre de nouvelles perspectives de recherche, non seulement concernant les aspects méthodologiques et conceptuels de l’intervention territoriale en faveur du développement économique, mais également dans le domaine plus politique de la légitimité d’action des nouvelles structures de coopération intercommunale dans le champ économique.

Celles-ci, sur le modèle et dans la continuité de la voie tracée par la Communauté urbaine de Lyon depuis les années 1980, se lancent en effet de façon souvent très volontaire et parfois hasardeuse dans la conduite de politiques de régulation économique. Elles sont certes ambitieuses et innovantes, appuyées sur des principes louables d’ouverture de la sphère décisionnelle à la participation de la société civile et de mise en application des méthodes de management stratégique et pragmatique des projets, inspirées de la sphère économique. Mais elles prennent le risque de faire la part belle aux intérêts des entreprises, au détriment éventuel de l’intérêt général local comme du simple respect du vieux principe de la concurrence libre et parfaite, pourtant prôné par les acteurs économiques qu’elles ciblent en priorité.


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