Thèse pour l’obtention du diplôme de Docteur de l’Université Paris VII spécialité : Géographie


Les conditions d’émergence de l’innovation



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2 Les conditions d’émergence de l’innovation.


Nous venons de définir l’innovation sociale en tant que processus. Comment maintenant justifier ou expliquer l’innovation comme émergence ? Il y a en effet une différence radicale entre ces deux approches explicatives. L’innovation est ici considérée comme un processus social : il s’agissait, pour traiter de l’action d’innover et non du résultat de l’innovation, de décrire les mécanismes qui lient innovation et changement, innovation et acteur. Cependant le processus décrit concerne bien le résultat de l’innovation, la pratique sociale inédite dont on peut ensuite analyser la diffusion, l’action rétroactive, etc. La difficulté à traiter de l’émergence, de l’apparition de l’innovation réside bien dans le fait que l’innovation n’est perceptible et reconnaissable comme telle que lorsqu’elle n’en est plus une, seulement lorsqu’elle est réduite à un phénomène facilement décrit parce que déjà entraîné dans le passé.

L’appréhension de l’innovation comme processus naissant est inexacte. Thierry Gaudin écrit : « l’origine de l’idée est complexe voire introuvable. Mais le moment où elle émerge est celui où elle peut être entendue. C’est comme si elle existait en creux, comme attente de la société, avant de se manifester en plein, comme réalisation visible, incarnation de l’attente89 ».

C’est cependant l’état naissant, l’émergence de l’innovation qui apparaissent intéressants pour l’analyse, au sens où repérer l’innovation naissante permettra d’identifier les conditions nécessaires et suffisantes à cette émergence. Car il s’agit bien de cela : être en mesure de repérer les conduites innovantes dans le désordre apparent des conduites, être en mesure d’identifier les milieux, les systèmes au sein desquels l’innovation est susceptible d’émerger.

Pour traiter de ce moment inexact et imperceptible où émerge l’innovation, il est alors seulement possible d’essayer de caractériser les conditions privilégiées de son émergence (situations, enjeux, acteurs), espérant ainsi construire une trame serrée au sein de laquelle se placerait l’innovation comme émergence. Notre recherche s’appuiera ainsi sur la proposition approximative suivante : nous cherchons l’innovation sociale là où elle ne peut que se trouver90.

Pour traiter de ce moment où émerge l’innovation, c’est-à-dire pour essayer d’être en mesure de prévoir l’innovation, il s’agit de tenter de caractériser une faculté d’innover, un groupe ou une catégorie d’individus particulièrement innovants.

2-1 Les innovateurs comme acteurs autonomes.


Il n’est pas acceptable de justifier l’émergence de l’innovation par un caractère innovant de certains individus ou groupes sociaux, qui s’opposerait à un caractère traditionnel détenu par d’autres. Caractériser une tendance naturelle, une prédisposition psychologique à l’innovation (technique ou sociale) relève d’un naturalisme social et psychologique, que l’on retrouve dans nombre de recherches en sciences sociales, des plus anciennes aux plus récentes. C’est ainsi la démarche développée par Auguste Comte qui distingue a priori des individus et des groupes qui vont maintenir des conduites adaptées à un ordre ancien, tandis que chez d’autres naissent des représentations, des conduites et des choix novateurs : il y a une partition arbitraire et préalable à toute explication entre des individus conservateurs et des individus innovateurs. C’est également le type de position adoptée par Henri Mendras dans son ouvrage Le changement social91, dans lequel il opère une catégorisation systématique basée sur une improbable « nature humaine » et distingue ainsi différents groupes aux caractéristiques types : les innovateurs, les imitateurs, les routiniers, les conservateurs, etc.

Cette représentation dichotomisée entre un tempérament innovateur et un tempérament résistant à l’innovation est liée à une vision évolutionniste de la société : le mouvement de celle-ci réside dans une opposition progrès/élites et tradition/partisans de l’ordre établi, entre la lumière du progrès et l’obscurité de la tradition. La classification des individus face au changement se fait ainsi en fonction d’un écart à une rationalité maximale pré-établie et dictée par le modèle de réussite dominant, et/ou d’un écart au prestige maximal que confèrent aux individus les rangs élevés dans cette hiérarchie. L’individu ou le groupe innovateur recherche un prestige social, une maximisation de son profit, une ascension sociale ; l’attitude innovante est immanquablement récompensée par un accès à des rangs plus élevés de la hiérarchie sociale et marque ainsi la progression d’un statut traditionnel dévalorisé à un statut progressiste posé comme objectif final. Cette conception sous-entend que les conduites des individus comme les conduites collectives sont « chargées d’assurer une fonction intégrative dans des systèmes sociaux prédéterminés, normés » et elle ne tolère en quelque sorte le changement que « lorsqu’il confirme la fonctionnalité de ces systèmes92 ». Cette conception nie le caractère systémique du changement social et privilégie une détermination des situations sociales par les systèmes sociaux.

Il est plus cohérent d’essayer de définir un caractère innovateur à partir de la définition systémique de l’innovation que nous venons d’établir, caractère innovateur susceptible d’être identifiable en chaque acteur. S’il est possible alors de caractériser un acteur innovateur, ce n’est en aucun cas en opposition avec un acteur conservateur.

Les travaux d’Alain Touraine et de François Dubet sur le sujet ou le sujet-acteur se révèlent particulièrement pertinents, pour la définition d’un quelconque caractère innovateur, ou type innovant. Ils permettent d’avancer que l’acteur innovateur est celui qui agit en individu autonome au sein d’une situation complexe entre processus personnels et sociaux. L’innovation sociale comme rappropriation des situations complexes dans lesquelles sont engagés les acteurs est ainsi une action libre. Elle naît de « l’association de la liberté affirmée de l’individu et de son expérience vécue assumée et réinterprétée93 ». C’est ce que précise le groupe A.R.C.I.94 en définissant l’action comme le « processus de socialisation où émerge la personnalité de l’individu à partir essentiellement d’un double rapport dialectique [cf. dialogique] identité/altérité, individu/société95 ».

Les Sujets au sens d’Alain Touraine ou les sujets-acteurs au sens de l’A.R.C.I. sont d’abord des acteurs autonomes. Ils agissent non pas « conformément à la place qu’ils occupent dans l’organisation sociale, mais ils modifient l’environnement matériel et surtout social dans lequel ils sont placés en transformant la division du travail, les modes de décision, les orientations culturelles96 », construisant leur vie « contre ce qui leur fait obstacle, mais n’opposant pas seulement une culture irréductible à une économie mondiale97 », leur individualité au système social. Ces acteurs « composent leur action avec des valeurs différentes, qui sont à la fois ressources idéologiques, modalités d’intégration et de contrôle, appels à une subjectivité non sociale bien que socialement définie98 ». Ils composent ainsi leur action entre déterminisme social et liberté personnelle. Ces valeurs sont toujours guidées par un impératif : celui d’agir en acteur autonome et libre, acteur de son propre devenir et/ou de celui de la société99. L’innovation est bien un acte d’autonomie irréductible100, un effort pour unir les désirs et les besoins personnels à la conscience d’appartenance/dépendance à l’entreprise, la nation, ou tout autre organisation, et cela même si l’individu n’est pas porteur du sens de son action, conscient de la portée de l’innovation produite.

Les approches de type naturaliste ou déterministe peuvent alors se lire à la lumière de celles d’Alain Touraine et de François Dubet parmi d’autres, et celle d’Edgar Morin. Le désir de reconnaissance sociale ou de prestige social, la volonté de progression sociale (quoique cette notion précisément soit véritablement contestable), d’intégration peuvent au gré des situations représenter des véritables moteurs pour l’innovation sociale. Cependant, ces causes particulières s’insèrent dans un principe initiant l’innovation plus large, principe mettant en avant l’innovation comme « expérience vécue assumée et réinterprétée101 ».



2-2 L’indétermination comme condition de l’innovation.


Par là même, s’il y a effectivement possibilité de caractériser des individus et des groupes sociaux particulièrement innovants, ce n’est en aucun cas lié à une prédisposition naturelle de leur part, mais à la situation complexe dans laquelle ils sont engagés.

Il est impossible de caractériser a priori un tempérament innovateur ; en revanche, il est possible d’essayer de déterminer la situation (personnelle et sociale) liée à l’innovation qui fait de l’acteur un innovateur. De la même façon, s’il est impossible et vain de tenter de dénouer définitivement et pour toutes les situations les causes de l’émergence de l’innovation, il est possible d’essayer de caractériser les conditions particulièrement propices à cette émergence.

L’innovation est un processus systémique, ce dont nous avons traité en 1- ; son apparition s’inscrit au sein d’une relation/tension entre la rationalité et la détermination des divers systèmes (sociaux, spatiaux, etc.) et la capacité et la volonté d’auto-organisation des acteurs. Considérant avec Edgar Morin un système associant deux couples dialogiques détermination/indétermination extérieure/intérieure, système complexe dans lequel s’inscrit l’action comme vecteur du changement social, « l’action libre s’appuie alors sur la connaissance et l’utilisation des déterminations » (constances, structures, lois) intérieures et extérieures, et « simultanément sur les possibilités aléatoires qui se présentent102 » dans la situation donnée. L’insertion de l’action est permise particulièrement par la présence d’aléas et la possibilité de choix dont disposent les acteurs.

Une situation dans laquelle les indéterminations extérieure et intérieure sont particulièrement marquées est ainsi à même de favoriser l’action et donc l’innovation. Le flou ou le vide institutionnels (indétermination extérieure), l’instabilité ou une mobilité sociale importante (indéterminations extérieure et intérieure) sont autant d’incertitudes qui favorisent ou initient l’action d’abord, la création ensuite. L’action et la création peuvent intervenir parce qu’elles ont la marge d’intervenir (absence à combler) et parce que le cadre dans lequel elles interviennent n’est pas rigide ni immuable (possibilité de modification et de déformation du cadre). Elles interviennent aussi parce que la situation nécessite une réduction de la marge d’incertitude afin que l’acteur se l’approprie. L’incertitude exige et permet tout à la fois l’innovation.

Ce sont les personnes en situation d’indétermination intérieure et extérieure, qui, à partir de la situation complexe qui leur est propre, agissent en acteurs autonomes et libres, acteurs de leur devenir et de celui de la société. Y a-t-il des individus et des groupes spécifiques qui correspondent à cette situation et qui constitueraient alors un groupe avec une tendance plus importante à l’innovation ? Quelques travaux tentent de caractériser un dénominateur commun aux « innovateurs » : Thierry Gaudin parle de personnes « déplacées » au sens de « non seulement les immigrés, mais aussi tout individu qui se retrouve hors de son milieu d’origine, baignant dans un contexte auquel il n’est pas préparé, Henri Mendras de personnes en « équilibre social instable» » ou de « groupes minoritaires en situation de déséquilibre social103 ». Ces différentes définitions caractérisent justement des personnes en situation d’« indétermination intérieure104 ». Elles se situent dans des situations d’incertitude, dans des situations de transition : chômeurs, étrangers, immigrés ; dans des situations nouvelles (pour soi ou pour la société), sans statut social pleinement défini et qui nécessitent/permettent la création de pratiques sociales adaptées : jeunes cadres, RMIstes, retraités et préretraités, les femmes encore… bref, des personnes en mobilité sociale ascendante ou descendante ou en déracinement. Ce sont des individus que l’indétermination rend porteurs de possible.

L’innovation peut certes naître dans une situation d’incertitude intérieure et extérieure, mais peut évidemment émerger dans des situations radicalement différentes. Ce cadre que nous proposons, en émettant des hypothèses qui visent à décrire les conditions propices à l’apparition de l’innovation, ne se veut en aucun cas déterministe. Il ne s’agit pas d’exclure du processus d’innovation les situations différentes de celles que nous venons de définir comme celles permettant et exigeant l’innovation ; ni de poser toute situation de détermination extérieure et/ou intérieure comme une situation peu propice ou opposée à l’émergence de l’innovation sociale.

Les situations faisant intervenir une forte indétermination intérieure ou extérieure ou associant les deux peuvent créer les conditions propices à l’action. Cette action, ces innovations sont cependant elles-mêmes à différencier selon le degré de détermination/indétermination des systèmes et des individus/groupes : l’innovation en tant qu’action libre apparaît plus ou moins librement. La rationalité des systèmes ou celle des individus ou des groupes conditionnent l’émergence comme la nature de l’innovation elle-même.

Analyser les processus de l’innovation sociale, c’est ainsi chercher à saisir les mécanismes du jeu complexe des acteurs et des systèmes, des représentations et des pratiques, de la capacité et de la volonté d’auto-organisation des acteurs et de la rationalité et de la détermination de divers systèmes. « L’action libre s’appuie alors sur la connaissance et l’utilisation des déterminations » - constances, structures, lois - intérieures et extérieures, et « simultanément sur les possibilités aléatoires qui se présentent105 » dans la situation donnée.



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