Limites de la modélisation théorique logiciste
Après cette critique à la fois ciblée et générale des modèles théoriques physicalistes et des modèles théoriques mathématiques dans les problématiques de modélisation de l’architecture végétale, de Reffye évoque avec plus d’intérêt ce qu’il appelle l’« école de Lindenmayer » dans laquelle il range bien entendu les travaux de Frijters et de Lück. Selon lui, cette école « essaie de comprendre d’une façon générale la morphogenèse des êtres biologiques à partir d’une logique interne ou langage de développement »3. Notons bien que c’est ici le verbe « comprendre » que de Reffye emploie de préférence à celui d’« expliquer » dont nous avons vu qu’il valait selon lui pour les modèles théoriques physicalistes. Même s’il ne justifie pas davantage cette différence terminologique, il nous est possible de voir dans ce choix la perception qu’a de Reffye des trois suggestions de l’époque en matière de modélisation et desquelles il va se distinguer : alors que le modèle purement mathématique décrit, alors que le modèle théorique physicaliste promet une « explication », c’est-à-dire un dépliage, un déploiement du déroulement du phénomène en son processus physique, une explicitation de sa manière de procéder, le modèle théorique logiciste promet, pour sa part, une « compréhension », c’est-à-dire le déploiement et l’explicitation des raisons du phénomène en ses choix, en ses décisions et ses « contrôles »4, ces raisons étant directement et uniquement formalisables en des règles linguistiques c’est-à-dire logiques ou « cybernétiques » pour employer le terme de de Reffye lui-même.
Dans le troisième type de modélisation, il est ainsi fait abstraction des propriétés physiques du substrat pour ne se concentrer que sur les propriétés logiques qui en résultent. C’est donc bien une modélisation théorique à interpréter en un sens non physicaliste et plutôt à l’image d’une série de décisions prises par un psychisme humain. Un indice toutefois montre que de Reffye ne semble bien sûr pas s’appuyer aussi clairement que l’on voudrait le croire sur l’opposition, discutée en son temps par le philosophe allemand Wilhelm Dilthey (1833-1911), entre « expliquer » et « comprendre »1. Il apparaît dans cette phrase : « L’application des principes de la cybernétique au développement végétal est assuré d’un bon avenir, grâce à son côté explicatif des phénomènes de croissance. »2 De Reffye emploie donc aussi le terme « explicatif » pour décrire ce que font ces « modèles cybernétiques ». Ce que nous pouvons en fait inférer de cette indécision terminologique, c’est qu’il s’inscrit ici plus sûrement dans la brèche que vient d’ouvrir alors la génétique et surtout la biologie moléculaire dans les conceptions traditionnelles des règles du vivant, avec la notion de « logique du vivant » et surtout avec celle de « téléonomie », popularisées par Jacob et Monod en 19703. Ce terme de téléonomie avait antérieurement été créé par Ernst Mayr, en 1961, dans un article de la revue Science : il s’agissait de désigner par là une « finalité mécanique non intentionnelle »4 pour échapper à l’écueil du finalisme. Monod revendique ce terme pour ne pas avoir à utiliser celui de téléologie : il y a une règle (nomos) finalisée (telos) mais sans qu’une raison (logos) ait présidé à son apparition. La finalité de la morphogenèse, sa normativité devient alors « explicable » sans nécessité que la « compréhension » y intervienne, cette dernière pratique étant toujours suspectée de faire intervenir une raison d’être anthropomorphe valant pour quelque dieu ou pour quelque âme conceptrice et créatrice5. Le concept de « téléonomie » impose de penser une logique normative du vivant mais sans que cette logique ait eu une raison pour la concevoir au préalable. Le phénomène de morphogenèse programmée n’est le résultat ni du discours ni du choix rationnel d’aucun créateur. C’est un programme sans programmeur. Il est le résultat d’un « assemblage »6 spontané analogue à celui que l’on voit dans la croissance des cristaux. Dans le cas de la constitution du bactériophage T4, par exemple, cela se confirme, car « il y a ‘apparition’ d’ordre, différenciation structurale, acquisition de fonctions à partir d’un mélange désordonné de molécules individuellement dépourvues de toute activité, de toute propriété fonctionnelle intrinsèque autre que de reconnaître les partenaires avec lesquels elles vont constituer la structure »7. Et Monod pense, en 1970, que l’on est d’ores et déjà en droit d’extrapoler ces observations à « l’épigenèse des structures macroscopiques (tissus, organes, membres, etc.) »1.
Cependant, dans ces modélisations logicistes d’inspiration passablement anthropomorphe, il s’agit encore et toujours de théorie pour de Reffye. Cela signifie pour lui que l’on ne part pas du phénomène observé mais que l’on part plutôt d’un « modèle logique » élaboré a priori et confronté seulement par la suite à des « réalisations biologiques censées fonctionner selon des processus analogues »2. Qu’elle vise une compréhension ou une explication par des finalités non intentionnelles, cette approche cybernétique et logiciste se penche toujours sur un cas général et, de ce fait, elle abstrait. Finalement, ce que de Reffye voit de réellement novateur dans l’approche de l’école de Lindenmayer est plutôt cette qualité dont nous avons montré que Lindenmayer lui-même le considérait au départ comme secondaire : la capacité de ce formalisme à se prêter facilement et directement à des représentations graphiques sous forme de dessins réalistes sur ordinateurs3 : la comparaison avec la réalité en est facilitée. Cette modélisation présente également l’avantage de pouvoir prendre en compte les délais variables dans la croissance des rameaux (ramification proleptique ou sylleptique). Au niveau des échéances et des rythmes des événements, elle est donc plus souple que la modélisation physicaliste. En tant que modélisation de la mise en place de la morphologie par la morphogenèse, il s’agit d’une modélisation dynamique qui est capable de rendre compte de manière temporelle d’une séquence d’événements différenciés, séquence de modélisation qui se manifeste elle aussi comme temporelle dans la réalité. C’est en quoi on peut dire que ces modèles logicistes simulent : ils rendent compte historiquement de l’historicité effective du phénomène.
Cependant, et c’est là un problème majeur, les premiers systèmes proposés par l’école de Lindenmayer sont « certains » : du fait que l’on s’impose de les fonder sur une axiomatique récursive rigoureuse, ils modélisent les processus de ramification comme s’ils étaient déterministes. Ce qui n’est manifestement pas le cas au vu des observations de terrain, en ce qui concerne l’organogenèse. Il n’y a donc pas de possibilité de rendre compte de la variabilité phénotypique de l’architecture. De Reffye rappelle ici la grande pertinence de la notion de « phénotype statistique »4 au sens des botanistes comme Hallé et Oldeman. Or, c’est précisément de cette variabilité dont de Reffye voulait prioritairement rendre compte dès 1977 dans sa simulation intégrale de l’architecture et de la croissance du caféier, cela d’abord afin d’affiner encore les prévisions de récolte et ensuite (pour la thèse d’Etat) afin de tendre vers un plus grand réalisme botanique.
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