Notre-dame de paris 1482



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III

LES CLOCHES





Depuis la matinée du pilori, les voisins de Notre-Dame avaient cru remarquer que l’ardeur carillonneuse de Quasimodo s’était fort refroidie. Auparavant c’étaient des sonneries à tout propos, de longues aubades qui duraient de prime à complies, des volées de beffroi pour une grand-messe, de riches gammes promenées sur les clochettes pour un mariage, pour un baptême, et s’entremêlant dans l’air comme une broderie de toutes sortes de sons charmants. La vieille église, toute vibrante et toute sonore, était dans une perpétuelle joie de cloches. On y sentait sans cesse la présence d’un esprit de bruit et de caprice qui chantait par toutes ces bouches de cuivre. Maintenant cet esprit semblait avoir disparu ; la cathédrale paraissait morne et gardait volontiers le silence. Les fêtes et les enterrements avaient leur simple sonnerie, sèche et nue, ce que le rituel exigeait, rien de plus. Du double bruit que fait une église, l’orgue au dedans, la cloche au dehors, il ne restait que l’orgue. On eût dit qu’il n’y avait plus de musicien dans les clochers. Quasimodo y était toujours pourtant. Que s’était-il donc passé en lui ? Était-ce que la honte et le désespoir du pilori duraient encore au fond de son cœur, que les coups de fouet du tourmenteur se répercutaient sans fin dans son âme, et que la tristesse d’un pareil traitement avait tout éteint chez lui, jusqu’à sa passion pour les cloches ? ou bien, était-ce que Marie avait une rivale dans le cœur du sonneur de Notre-Dame, et que la grosse cloche et ses quatorze sœurs étaient négligées pour quelque chose de plus aimable et de plus beau ?
Il arriva que, dans cette gracieuse année 1482, l’Annonciation tomba un mardi 25 mars. Ce jour-là, l’air était si pur et si léger que Quasimodo se sentit revenir quelque amour de ses cloches. Il monta donc dans la tour septentrionale, tandis qu’en bas le bedeau ouvrait toutes larges les portes de l’église, lesquelles étaient alors d’énormes panneaux de fort bois couverts de cuir, bordés de clous de fer doré et encadrés de sculptures « fort artificiellement élabourées ».
Parvenu dans la haute cage de la sonnerie, Quasimodo considéra quelque temps avec un triste hochement de tête les six campaniles, comme s’il gémissait de quelque chose d’étranger qui s’était interposé dans son cœur entre elles et lui. Mais quand il les eut mises en branle, quand il sentit cette grappe de cloches remuer sous sa main, quand il vit, car il ne l’entendait pas, l’octave palpitante monter et descendre sur cette échelle sonore comme un oiseau qui saute de branche en branche, quand le diable musique, ce démon qui secoue un trousseau étincelant de strettes, de trilles et d’arpèges, se fut emparé du pauvre sourd, alors il redevint heureux, il oublia tout, et son cœur qui se dilatait fit épanouir son visage.
Il allait et venait, il frappait des mains, il courait d’une corde à l’autre, il animait les six chanteurs de la voix et du geste, comme un chef d’orchestre qui éperonne des virtuoses intelligents.
« Va, disait-il, va, Gabrielle. Verse tout ton bruit dans la place. C’est aujourd’hui fête. – Thibauld, pas de paresse. Tu te ralentis. Va, va donc ! est-ce que tu t’es rouillé, fainéant ? – C’est bien ! Vite ! vite ! qu’on ne voie pas le battant. Rends-les tous sourds comme moi. C’est cela, Thibauld, bravement ! – Guillaume ! Guillaume ! tu es le plus gros, et Pasquier est le plus petit, et Pasquier va le mieux. Gageons que ceux qui entendent l’entendent mieux que toi. – Bien ! bien ! ma Gabrielle, fort ! plus fort ! – Hé ! que faites-vous donc là-haut tous deux, les Moineaux ? je ne vous vois pas faire le plus petit bruit. – Qu’est-ce que c’est que ces becs de cuivre-là qui ont l’air de bâiller quand il faut chanter ? Çà, qu’on travaille ! C’est l’Annonciation. Il y a un beau soleil. Il faut un beau carillon. – Pauvre Guillaume ! te voilà tout essoufflé, mon gros ! »
Il était tout occupé d’aiguillonner ses cloches, qui sautaient toutes les six à qui mieux mieux et secouaient leurs croupes luisantes comme un bruyant attelage de mules espagnoles piqué çà et là par les apostrophes du sagal.
Tout à coup, en laissant tomber son regard entre les larges écailles ardoisées qui recouvrent à une certaine hauteur le mur à pic du clocher, il vit dans la place une jeune fille bizarrement accoutrée, qui s’arrêtait, qui développait à terre un tapis où une petite chèvre venait se poser, et un groupe de spectateurs qui s’arrondissait à l’entour. Cette vue changea subitement le cours de ses idées, et figea son enthousiasme musical comme un souffle d’air fige une résine en fusion. Il s’arrêta, tourna le dos au carillon, et s’accroupit derrière l’auvent d’ardoise, en fixant sur la danseuse ce regard rêveur, tendre et doux, qui avait déjà une fois étonné l’archidiacre. Cependant les cloches oubliées s’éteignirent brusquement toutes à la fois, au grand désappointement des amateurs de sonnerie, lesquels écoutaient de bonne foi le carillon de dessus le Pont-au-Change, et s’en allèrent stupéfaits comme un chien à qui l’on a montré un os et à qui l’on donne une pierre.

IV





Il advint que par une belle matinée de ce même mois de mars, je crois que c’était le samedi 29, jour de saint Eustache, notre jeune ami l’écolier Jehan Frollo du Moulin s’aperçut en s’habillant que ses grègues qui contenaient sa bourse ne rendaient aucun son métallique. « Pauvre bourse ! dit-il en la tirant de son gousset, quoi ! pas le moindre petit parisis ! comme les dés, les pots de bière et Vénus t’ont cruellement éventrée ! comme te voilà vide, ridée et flasque ! Tu ressembles à la gorge d’une furie ! Je vous le demande, messer Cicero et messer Seneca, dont je vois les exemplaires tout racornis épars sur le carreau, que me sert de savoir, mieux qu’un général des monnaies ou qu’un juif du Pont-aux-Changeurs, qu’un écu d’or à la couronne vaut trente-cinq unzains de vingt-cinq sous huit deniers parisis chaque, et qu’un écu au croissant vaut trente-six unzains de vingt-six sous et six deniers tournois pièce, si je n’ai pas un misérable liard noir à risquer sur le double-six ! Oh ! consul Cicero ! ce n’est pas là une calamité dont on se tire avec des périphrases, des quemadmodum79 et des verum enim vero80 ! »
Il s’habilla tristement. Une pensée lui était venue tout en ficelant ses bottines, mais il la repoussa d’abord ; cependant elle revint, et il mit son gilet à l’envers, signe évident d’un violent combat intérieur. Enfin il jeta rudement son bonnet à terre et s’écria : « Tant pis ! il en sera ce qu’il pourra. Je vais aller chez mon frère. J’attraperai un sermon, mais j’attraperai un écu. »
Alors il endossa précipitamment sa casaque à mahoîtres fourrées, ramassa son bonnet et sortit en désespéré.
Il descendit la rue de la Harpe vers la Cité. En passant devant la rue de la Huchette, l’odeur de ces admirables broches qui tournaient incessamment vint chatouiller son appareil olfactif, et il donna un regard d’amour à la cyclopéenne rôtisserie qui arracha un jour au cordelier Calatagirone cette pathétique exclamation : Veramente, queste rotisserie sono cosa stupenda81 ! Mais Jehan n’avait pas de quoi déjeuner, et il s’enfonça avec un profond soupir sous le porche du Petit-Châtelet, énorme double-trèfle de tours massives qui gardait l’entrée de la Cité.
Il ne prit pas même le temps de jeter une pierre en passant, comme c’était l’usage, à la misérable statue de ce Périnet Leclerc qui avait livré le Paris de Charles VI aux Anglais, crime que son effigie, la face écrasée de pierres et souillée de boue, a expié pendant trois siècles au coin des rues de la Harpe et de Bussy, comme à un pilori éternel.
Le Petit-Pont traversé, la rue Neuve-Sainte-Geneviève enjambée, Jehan de Molendino se trouva devant Notre-Dame. Alors son indécision le reprit, et il se promena quelques instants autour de la statue de M. Legris, en se répétant avec angoisse : « Le sermon est sûr, l’écu est douteux ! »
Il arrêta un bedeau qui sortait du cloître. « Où est monsieur l’archidiacre de Josas ?
– Je crois qu’il est dans sa cachette de la tour, dit le bedeau, et je ne vous conseille pas de l’y déranger, à moins que vous ne veniez de la part de quelqu’un comme le pape ou monsieur le roi. »
Jehan frappa dans ses mains.
« Bédiable ! voilà une magnifique occasion de voir la fameuse logette aux sorcelleries ! »
Déterminé par cette réflexion, il s’enfonça résolument sous la petite porte noire, et se mit à monter la vis de Saint-Gilles qui mène aux étages supérieurs de la tour. « Je vais voir ! se disait-il chemin faisant. Par les corbignolles de la sainte Vierge ! ce doit être chose curieuse que cette cellule que mon révérend frère cache comme son pudendum ! On dit qu’il y allume des cuisines d’enfer, et qu’il y fait cuire à gros feu la pierre philosophale. Bédieu ! je me soucie de la pierre philosophale comme d’un caillou, et j’aimerais mieux trouver sur son fourneau une omelette d’œufs de Pâques au lard que la plus grosse pierre philosophale du monde ! »
Parvenu sur la galerie des colonnettes, il souffla un moment, et jura contre l’interminable escalier par je ne sais combien de millions de charretées de diables, puis il reprit son ascension par l’étroite porte de la tour septentrionale aujourd’hui interdite au public. Quelques moments après avoir dépassé la cage des cloches, il rencontra un petit palier pratiqué dans un renfoncement latéral et sous la voûte une basse porte ogive dont une meurtrière, percée en face dans la paroi circulaire de l’escalier, lui permit d’observer l’énorme serrure et la puissante armature de fer. Les personnes qui seraient curieuses aujourd’hui de visiter cette porte la reconnaîtront à cette inscription, gravée en lettres blanches dans la muraille noire : J’ADORE CORALIE, 1829. SIGNÉ UGÈNE. Signé est dans le texte.
« Ouf ! dit l’écolier ; c’est sans doute ici. »
La clef était dans la serrure. La porte était tout contre. Il la poussa mollement, et passa sa tête par l’entrouverture.
Le lecteur n’est pas sans avoir feuilleté l’œuvre admirable de Rembrandt, ce Shakespeare de la peinture. Parmi tant de merveilleuses gravures, il y a en particulier une eau-forte qui représente, à ce qu’on suppose, le docteur Faust, et qu’il est impossible de contempler sans éblouissement. C’est une sombre cellule. Au milieu est une table chargée d’objets hideux, têtes de mort, sphères, alambics, compas, parchemins hiéroglyphiques. Le docteur est devant cette table, vêtu de sa grosse houppelande et coiffé jusqu’aux sourcils de son bonnet fourré. On ne le voit qu’à mi-corps. Il est à demi levé de son immense fauteuil, ses poings crispés s’appuient sur la table, et il considère avec curiosité et terreur un grand cercle lumineux, formé de lettres magiques, qui brille sur le mur du fond comme le spectre solaire dans la chambre noire. Ce soleil cabalistique semble trembler à l’œil et remplit la blafarde cellule de son rayonnement mystérieux. C’est horrible et c’est beau.
Quelque chose d’assez semblable à la cellule de Faust s’offrit à la vue de Jehan quand il eut hasardé sa tête par la porte entre-bâillée. C’était de même un réduit sombre et à peine éclairé. Il y avait aussi un grand fauteuil et une grande table, des compas, des alambics, des squelettes d’animaux pendus au plafond, une sphère roulant sur le pavé, des hippocéphales pêle-mêle avec des bocaux où tremblaient des feuilles d’or, des têtes de mort posées sur des vélins bigarrés de figures et de caractères, de gros manuscrits empilés tout ouverts sans pitié pour les angles cassants du parchemin, enfin, toutes les ordures de la science, et partout, sur ce fouillis, de la poussière et des toiles d’araignée ; mais il n’y avait point de cercle de lettres lumineuses, point de docteur en extase contemplant la flamboyante vision comme l’aigle regarde son soleil.
Pourtant la cellule n’était point déserte. Un homme était assis dans le fauteuil et courbé sur la table. Jehan, auquel il tournait le dos, ne pouvait voir que ses épaules et le derrière de son crâne ; mais il n’eut pas de peine à reconnaître cette tête chauve à laquelle la nature avait fait une tonsure éternelle, comme si elle avait voulu marquer par un symbole extérieur l’irrésistible vocation cléricale de l’archidiacre.
Jehan reconnut donc son frère. Mais la porte s’était ouverte si doucement que rien n’avait averti dom Claude de sa présence. Le curieux écolier en profita pour examiner quelques instants à loisir la cellule. Un large fourneau, qu’il n’avait pas remarqué au premier abord, était à gauche du fauteuil, au-dessous de la lucarne. Le rayon de jour qui pénétrait par cette ouverture traversait une ronde toile d’araignée, qui inscrivait avec goût sa rosace délicate dans l’ogive de la lucarne, et au centre de laquelle l’insecte architecte se tenait immobile comme le moyeu de cette roue de dentelle. Sur le fourneau étaient accumulés en désordre toutes sortes de vases, des fioles de grès, des cornues de verre, des matras de charbon. Jehan observa en soupirant qu’il n’y avait pas un poêlon. « Elle est fraîche, la batterie de cuisine ! » pensa-t-il.
Du reste, il n’y avait pas de feu dans le fourneau, et il paraissait même qu’on n’en avait pas allumé depuis longtemps. Un masque de verre, que Jehan remarqua parmi les ustensiles d’alchimie, et qui servait sans doute à préserver le visage de l’archidiacre lorsqu’il élaborait quelque substance redoutable, était dans un coin, couvert de poussière, et comme oublié. À côté gisait un soufflet non moins poudreux, et dont la feuille supérieure portait cette légende incrustée en lettres de cuivre : SPIRA, SPERA82.
D’autres légendes étaient écrites, selon la mode des hermétiques, en grand nombre sur les murs ; les unes tracées à l’encre, les autres gravées avec une pointe de métal. Du reste, lettres gothiques, lettres hébraïques, lettres grecques et lettres romaines pêle-mêle, les inscriptions débordant au hasard, celles-ci sur celles-là, les plus fraîches effaçant les plus anciennes, et toutes s’enchevêtrant les unes dans les autres comme les branches d’une broussaille, comme les piques d’une mêlée. C’était, en effet, une assez confuse mêlée de toutes les philosophies, de toutes les rêveries, de toutes les sagesses humaines. Il y en avait une çà et là qui brillait sur les autres comme un drapeau parmi les fers de lance. C’était, la plupart du temps, une brève devise latine ou grecque, comme les formulait si bien le moyen âge : Unde ? inde83 ?Homo homini monstrum84. – Astra, castra, nomen, numen85. – 86. – Sapere aude87. – Flat ubi vult88, – etc. ; quelquefois un mot dénué de tout sens apparent : 89, ce qui cachait peut-être une allusion amère au régime du cloître ; quelquefois une simple maxime de discipline cléricale formulée en un hexamètre réglementaire : Cœlestem dominum, terrestrem dicito domnum90. Il y avait aussi passim91 des grimoires hébraïques, auxquels Jehan, déjà fort peu grec, ne comprenait rien, et le tout était traversé à tout propos par des étoiles, des figures d’hommes ou d’animaux et des triangles qui s’intersectaient, ce qui ne contribuait pas peu à faire ressembler la muraille barbouillée de la cellule à une feuille de papier sur laquelle un singe aurait promené une plume chargée d’encre.
L’ensemble de la logette, du reste, présentait un aspect général d’abandon et de délabrement ; et le mauvais état des ustensiles laissait supposer que le maître était déjà depuis assez longtemps distrait de ses travaux par d’autres préoccupations.
Ce maître cependant, penché sur un vaste manuscrit orné de peintures bizarres, paraissait tourmenté par une idée qui venait sans cesse se mêler à ses méditations. C’est du moins ce que Jehan jugea en l’entendant s’écrier, avec les intermittences pensives d’un songe-creux qui rêve tout haut :
« Oui, Manou le dit, et Zoroastre l’enseignait, le soleil naît du feu, la lune du soleil. Le feu est l’âme du grand tout. Ses atomes élémentaires s’épanchent et ruissellent incessamment sur le monde par courants infinis. Aux points où ces courants s’entrecoupent dans le ciel, ils produisent la lumière ; à leurs points d’intersection dans la terre, ils produisent l’or. – La lumière, l’or, même chose. Du feu à l’état concret. – La différence du visible au palpable, du fluide au solide pour la même substance, de la vapeur d’eau à la glace, rien de plus. – Ce ne sont point là des rêves, c’est la loi générale de la nature. – Mais comment faire pour soutirer dans la science le secret de cette loi générale ? Quoi ! cette lumière qui inonde ma main, c’est de l’or ! ces mêmes atomes dilatés selon une certaine loi, il ne s’agit que de les condenser selon une certaine autre loi ! – Comment faire ? – Quelques-uns ont imaginé d’enfouir un rayon du soleil. – Averroës, – oui, c’est Averroës, – Averroës en a enterré un sous le premier pilier de gauche du sanctuaire du koran, dans la grande mahomerie de Cordoue ; mais on ne pourra ouvrir le caveau pour voir si l’opération a réussi que dans huit mille ans.
– Diable ! dit Jehan à part lui, voilà qui est longtemps attendre un écu !
–… D’autres ont pensé, continua l’archidiacre rêveur, qu’il valait mieux opérer sur un rayon de Sirius. Mais il est bien malaisé d’avoir ce rayon pur, à cause de la présence simultanée des autres étoiles qui viennent s’y mêler. Flamel estime qu’il est plus simple d’opérer sur le feu terrestre. Flamel ! quel nom de prédestiné, Flamma ! – Oui, le feu. Voilà tout. – Le diamant est dans le charbon, l’or est dans le feu. – Mais comment l’en tirer ? – Magistri affirme qu’il y a certains noms de femme d’un charme si doux et si mystérieux qu’il suffit de les prononcer pendant l’opération… – Lisons ce qu’en dit Manou : « Où les femmes sont honorées, les divinités sont réjouies ; où elles sont méprisées, il est inutile de prier Dieu. – La bouche d’une femme est constamment pure ; c’est une eau courante, c’est un rayon de soleil. – Le nom d’une femme doit être agréable, doux, imaginaire ; finir par des voyelles longues, et ressembler à des mots de bénédiction. » –… Oui, le sage a raison ; en effet, la Maria, la Sophia, la Esmeral… – Damnation ! toujours cette pensée ! »
Et il ferma le livre avec violence.
Il passa la main sur son front, comme pour chasser l’idée qui l’obsédait. Puis il prit sur la table un clou et un petit marteau dont le manche était curieusement peint de lettres cabalistiques.
« Depuis quelque temps, dit-il avec un sourire amer, j’échoue dans toutes mes expériences ! L’idée fixe me possède, et me flétrit le cerveau comme un trèfle de feu. Je n’ai seulement pu retrouver le secret de Cassiodore, dont la lampe brûlait sans mèche et sans huile. Chose simple pourtant !
– Peste ! dit Jehan dans sa barbe.
–… Il suffit donc, continua le prêtre, d’une seule misérable pensée pour rendre un homme faible et fou ! Oh ! que Claude Pernelle rirait de moi, elle qui n’a pu détourner un moment Nicolas Flamel de la poursuite du grand œuvre ! Quoi ! je tiens dans ma main le marteau magique de Zéchiélé ! à chaque coup que le redoutable rabbin, du fond de sa cellule, frappait sur ce clou avec ce marteau, celui de ses ennemis qu’il avait condamné, eût-il été à deux mille lieues, s’enfonçait d’une coudée dans la terre qui le dévorait. Le roi de France lui-même, pour avoir un soir heurté inconsidérément à la porte du thaumaturge, entra dans son pavé de Paris jusqu’aux genoux. – Ceci s’est passé il n’y a pas trois siècles. – Eh bien ! j’ai le marteau et le clou, et ce ne sont pas outils plus formidables dans mes mains qu’un hutin aux mains d’un taillandier. – Pourtant il ne s’agit que de retrouver le mot magique que prononçait Zéchiélé, en frappant sur son clou.
– Bagatelle ! pensa Jehan.
– Voyons, essayons, reprit vivement l’archidiacre. Si je réussis, je verrai l’étincelle bleue jaillir de la tête du clou. – Emen-hétan ! Emen-hétan ! – Ce n’est pas cela. – Sigéani ! Sigéani ! – Que ce clou ouvre la tombe à quiconque porte le nom de Phœbus !… – Malédiction ! toujours, encore, éternellement la même idée ! »
Et il jeta le marteau avec colère. Puis il s’affaissa tellement sur le fauteuil et sur la table, que Jehan le perdit de vue derrière l’énorme dossier. Pendant quelques minutes, il ne vit plus que son poing convulsif crispé sur un livre. Tout à coup dom Claude se leva, prit un compas, et grava en silence sur la muraille en lettres capitales ce mot grec :

« Mon frère est fou, dit Jehan en lui-même ; il eût été bien plus simple d’écrire Fatum92. Tout le monde n’est pas obligé de savoir le grec. »
L’archidiacre vint se rasseoir dans son fauteuil, et posa sa tête sur ses deux mains, comme fait un malade dont le front est lourd et brûlant.
L’écolier observait son frère avec surprise. Il ne savait pas, lui qui mettait son cœur en plein air, lui qui n’observait de loi au monde que la bonne loi de nature, lui qui laissait s’écouler ses passions par ses penchants, et chez qui le lac des grandes émotions était toujours à sec, tant il y pratiquait largement chaque matin de nouvelles rigoles, il ne savait pas avec quelle furie cette mer des passions humaines fermente et bouillonne lorsqu’on lui refuse toute issue, comme elle s’amasse, comme elle s’enfle, comme elle déborde, comme elle creuse le cœur, comme elle éclate en sanglots intérieurs et en sourdes convulsions, jusqu’à ce qu’elle ait déchiré ses digues et crevé son lit. L’enveloppe austère et glaciale de Claude Frollo, cette froide surface de vertu escarpée et inaccessible, avait toujours trompé Jehan. Le joyeux écolier n’avait jamais songé à ce qu’il y a de lave bouillante, furieuse et profonde sous le front de neige de l’Etna.
Nous ne savons s’il se rendit compte subitement de ces idées, mais, tout évaporé qu’il était, il comprit qu’il avait vu ce qu’il n’aurait pas dû voir, qu’il venait de surprendre l’âme de son frère aîné dans une de ses plus secrètes attitudes, et qu’il ne fallait pas que Claude s’en aperçût. Voyant que l’archidiacre était retombé dans son immobilité première, il retira sa tête très doucement, et fit quelque bruit de pas derrière la porte, comme quelqu’un qui arrive et qui avertit de son arrivée.
« Entrez ! cria l’archidiacre de l’intérieur de la cellule, je vous attendais. J’ai laissé exprès la clef à la porte. Entrez, maître Jacques. »
L’écolier entra hardiment. L’archidiacre, qu’une pareille visite gênait fort en pareil lieu, tressaillit sur son fauteuil.
« Quoi ! c’est vous, Jehan ?
– C’est toujours un J, dit l’écolier avec sa face rouge, effrontée et joyeuse. »
Le visage de dom Claude avait repris son expression sévère.
« Que venez-vous faire ici ?
– Mon frère, répondit l’écolier en s’efforçant d’atteindre à une mine décente, piteuse et modeste, et en tournant son bicoquet dans ses mains avec un air d’innocence, je venais vous demander…
– Quoi ?
– Un peu de morale dont j’ai grand besoin. » Jehan n’osa ajouter tout haut : « Et un peu d’argent dont j’ai plus grand besoin encore. » Ce dernier membre de sa phrase resta inédit.
« Monsieur, dit l’archidiacre d’un ton froid, je suis très mécontent de vous.
– Hélas ! » soupira l’écolier.
Dom Claude fit décrire un quart de cercle à son fauteuil, et regarda Jehan fixement. « Je suis bien aise de vous voir. »
C’était un exorde redoutable. Jehan se prépara à un rude choc.
« Jehan, on m’apporte tous les jours des doléances de vous. Qu’est-ce que c’est que cette batterie où vous avez contus de bastonnade un petit vicomte Albert de Ramonchamp ?…
– Oh ! dit Jehan, grand-chose ! un méchant page qui s’amusait à escailbotter les écoliers en faisant courir son cheval dans les boues !
– Qu’est-ce que c’est, reprit l’archidiacre, que ce Mahiet Fargel, dont vous avez déchiré la robe ? Tunicam dechiraverunt, dit la plainte.
– Ah bah ! une mauvaise cappette de Montaigu ! voilà-t-il pas !
– La plainte dit tunicam et non cappettam. Savez-vous le latin ? »
Jehan ne répondit pas.
« Oui ! poursuivit le prêtre en secouant la tête, voilà où en sont les études et les lettres maintenant. La langue latine est à peine entendue, la syriaque inconnue, la grecque tellement odieuse que ce n’est pas ignorance aux plus savants de sauter un mot grec sans le lire, et qu’on dit : Græcum est, non legitur93. »
L’écolier releva résolument les yeux. « Monsieur mon frère, vous plaît-il que je vous explique en bon parler français ce mot grec qui est écrit là sur le mur ?
– Quel mot ?
. »
Une légère rougeur vint s’épanouir sur les jaunes pommettes de l’archidiacre, comme la bouffée de fumée qui annonce au dehors les secrètes commotions d’un volcan. L’écolier le remarqua à peine.
« Eh, Jehan, balbutia le frère aîné avec effort, qu’est-ce que ce mot veut dire ?
– FATALITÉ. »
Dom Claude redevint pâle, et l’écolier poursuivit avec insouciance :
« Et ce mot qui est au-dessous, gravé par la même main, , signifie impureté. Vous voyez qu’on sait son grec. »
L’archidiacre demeurait silencieux. Cette leçon de grec l’avait rendu rêveur. Le petit Jehan, qui avait toutes les finesses d’un enfant gâté, jugea le moment favorable pour hasarder sa requête. Il prit donc une voix extrêmement douce, et commença :
« Mon bon frère, est-ce que vous m’avez en haine à ce point de me faire farouche mine pour quelques méchantes gifles et pugnalades distribuées en bonne guerre à je ne sais quels garçons et marmousets, quibusdam mormosetis ? – Vous voyez, bon frère Claude, qu’on sait son latin. »
Mais toute cette caressante hypocrisie n’eut point sur le sévère grand frère son effet accoutumé. Cerbère ne mordit pas au gâteau de miel. Le front de l’archidiacre ne se dérida pas d’un pli.
« Où voulez-vous en venir ? dit-il d’un ton sec.
– Eh bien, au fait ! voici ! répondit bravement Jehan. J’ai besoin d’argent. »
À cette déclaration effrontée, la physionomie de l’archidiacre prit tout à fait l’expression pédagogique et paternelle.
« Vous savez, monsieur Jehan, que notre fief de Tirechappe ne rapporte, en mettant en bloc le cens et les rentes des vingt-une maisons, que trente-neuf livres onze sous six deniers parisis. C’est moitié plus que du temps des frères Paclet, mais ce n’est pas beaucoup.
– J’ai besoin d’argent, dit stoïquement Jehan.
– Vous savez que l’official a décidé que nos vingt-une maisons mouvaient en plein fief de l’évêché, et que nous ne pourrions racheter cet hommage qu’en payant au révérend évêque deux marcs d’argent doré du prix de six livres parisis. Or, ces deux marcs, je n’ai encore pu les amasser. Vous le savez.
– Je sais que j’ai besoin d’argent, répéta Jehan pour la troisième fois.
– Et qu’en voulez-vous faire ? »
Cette question fit briller une lueur d’espoir aux yeux de Jehan. Il reprit sa mine chatte et doucereuse.
« Tenez, cher frère Claude, je ne m’adresserais pas à vous en mauvaise intention. Il ne s’agit pas de faire le beau dans les tavernes avec vos unzains et de me promener dans les rues de Paris en caparaçon de brocart d’or, avec mon laquais, cum meo laquasio. Non, mon frère, c’est pour une bonne œuvre.
– Quelle bonne œuvre ? demanda Claude un peu surpris.
– Il y a deux de mes amis qui voudraient acheter une layette à l’enfant d’une pauvre veuve haudriette. C’est une charité. Cela coûtera trois florins, et je voudrais mettre le mien.
– Comment s’appellent vos deux amis ?
– Pierre l’Assommeur et Baptiste Croque-Oison.
– Hum ! dit l’archidiacre, voilà des noms qui vont à une bonne œuvre comme une bombarde sur un maître-autel. »
Il est certain que Jehan avait très mal choisi ses deux noms d’amis. Il le sentit trop tard.
« Et puis, poursuivit le sagace Claude, qu’est-ce que c’est qu’une layette qui doit coûter trois florins ? et cela pour l’enfant d’une haudriette ? Depuis quand les veuves haudriettes ont-elles des marmots au maillot ? »
Jehan rompit la glace encore une fois. « Eh bien, oui ! j’ai besoin d’argent pour aller voir ce soir Isabeau la Thierrye au Val-d’Amour !
– Misérable impur ! s’écria le prêtre.
 », dit Jehan.
Cette citation, que l’écolier empruntait, peut-être avec malice, à la muraille de la cellule, fit sur le prêtre un effet singulier. Il se mordit les lèvres, et sa colère s’éteignit dans la rougeur.
« Allez-vous-en, dit-il alors à Jehan. J’attends quelqu’un. »
L’écolier tenta encore un effort.
« Frère Claude, donnez-moi au moins un petit parisis pour manger.
– Où en êtes-vous des décrétales de Gratien ? demanda dom Claude.
– J’ai perdu mes cahiers.
– Où en êtes-vous des humanités latines ?
– On m’a volé mon exemplaire d’Horatius.
– Où en êtes-vous d’Aristoteles ?
– Ma foi ! frère, quel est donc ce père de l’église qui dit que les erreurs des hérétiques ont de tout temps eu pour repaire les broussailles de la métaphysique d’Aristoteles ? Foin d’Aristoteles ! je ne veux pas déchirer ma religion à sa métaphysique.
– Jeune homme, reprit l’archidiacre, il y avait à la dernière entrée du roi un gentilhomme appelé Philippe de Comines, qui portait brodée sur la houssure de son cheval sa devise, que je vous conseille de méditer : Qui non laborat non manducet94. »
L’écolier resta un moment silencieux, le doigt à l’oreille, l’œil fixé à terre, et la mine fâchée. Tout à coup il se retourna vers Claude avec la vive prestesse d’un hoche-queue.
« Ainsi, bon frère, vous me refusez un sou parisis pour acheter une croûte chez un talmellier ?
Qui non laborat non manducet.
À cette réponse de l’inflexible archidiacre, Jehan cacha sa tête dans ses mains, comme une femme qui sanglote, et s’écria avec une expression de désespoir : 95 !
« Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ? demanda Claude surpris de cette incartade.
– Eh bien quoi ! dit l’écolier, et il relevait sur Claude des yeux effrontés dans lesquels il venait d’enfoncer ses poings pour leur donner la rougeur des larmes, c’est du grec ! c’est un anapeste d’Eschyles qui exprime parfaitement la douleur. »
Et ici, il partit d’un éclat de rire si bouffon et si violent qu’il en fit sourire l’archidiacre. C’était la faute de Claude en effet ! pourquoi avait-il tant gâté cet enfant ?
« Oh ! bon frère Claude, reprit Jehan enhardi par ce sourire, voyez mes brodequins percés. Y a-t-il cothurne plus tragique au monde que des bottines dont la semelle tire la langue ? »
L’archidiacre était promptement revenu à sa sévérité première. « Je vous enverrai des bottines neuves. Mais point d’argent.
– Rien qu’un pauvre petit parisis, frère, poursuivit le suppliant Jehan. J’apprendrai Gratien par cœur, je croirai bien en Dieu, je serai un véritable Pythagoras de science et de vertu. Mais un petit parisis, par grâce ! Voulez-vous que la famine me morde avec sa gueule qui est là, béante, devant moi, plus noire, plus puante, plus profonde qu’un tartare ou que le nez d’un moine ? »
Dom Claude hocha son chef ridé. « Qui non laborat… »
Jehan ne le laissa pas achever.
« Eh bien, cria-t-il, au diable ! Vive la joie ! Je m’entavernerai, je me battrai, je casserai les pots et j’irai voir les filles ! »
Et sur ce, il jeta son bonnet au mur et fit claquer ses doigts comme des castagnettes.
L’archidiacre le regarda d’un air sombre.
« Jehan, vous n’avez point d’âme.
– En ce cas, selon Epicurius, je manque d’un je ne sais quoi fait de quelque chose qui n’a pas de nom.
– Jehan, il faut songer sérieusement à vous corriger.
– Ah çà, cria l’écolier en regardant tour à tour son frère et les alambics du fourneau, tout est donc cornu ici, les idées et les bouteilles !
– Jehan, vous êtes sur une pente bien glissante. Savez-vous où vous allez ?
– Au cabaret, dit Jehan.
– Le cabaret mène au pilori.
– C’est une lanterne comme une autre, et c’est peut-être avec celle-là que Diogénès eût trouvé son homme.
– Le pilori mène à la potence.
– La potence est une balance qui a un homme à un bout et toute la terre à l’autre. Il est beau d’être l’homme.
– La potence mène à l’enfer.
– C’est un gros feu.
– Jehan, Jehan, la fin sera mauvaise.
– Le commencement aura été bon. »
En ce moment le bruit d’un pas se fit entendre dans l’escalier.
« Silence ! dit l’archidiacre en mettant un doigt sur sa bouche, voici maître Jacques. Écoutez, Jehan, ajouta-t-il à voix basse, gardez-vous de parler jamais de ce que vous aurez vu et entendu ici. Cachez-vous vite sous ce fourneau, et ne soufflez pas. »
L’écolier se blottit sous le fourneau. Là, il lui vint une idée féconde.
« À propos, frère Claude, un florin pour que je ne souffle pas.
– Silence ! je vous le promets.
– Il faut me le donner.
– Prends donc ! » dit l’archidiacre en lui jetant avec colère son escarcelle.
Jehan se renfonça sous le fourneau, et la porte s’ouvrit.


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