Patrick Micheletti



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J’ai poussé un petit cri strident qui a fini d’attirer l’attention sur nous. Cette fois c’est sûr, tout le monde nous regardait. J’ai bredouillé : « Laissez-moi, s’il vous plaît... J’ai peur de l’eau... » mais ma voix chevrotait, et ma respiration s’accélérait dangereusement...

« L’essentiel, c’est que vous n’ayez pas peur de moi, susurra-t-il, j’ai été maître-nageur dans une autre vie... »

Il fallait que je regagne le bord d’urgence, parce que maintenant, je sentais comme le poids de l’eau sur ma poitrine... J’ai fait un mouvement brusque pour me dégager, j’ai senti le contact de sa main sur mon épaule, et puis comme un fusible qui sautait dans ma tête. J’ai tenté de me coller à la planche, mais cela m’a fait basculer, et j’ai bu la tasse.

J’ai lâché la planche.

Le bord, vite. Mais où était-il ? Je ne savais plus…

Je me suis mise à battre l’eau avec mes pattes avant, comme un chiot apeuré. Ma tête refusait de rester à la surface... Les yeux me piquaient, je suffoquais, je n’y voyais plus rien. J’ai senti un bras s’enrouler autour de ma taille et m’entraîner irrésistiblement. Alors j’ai hurlé. Hurlé, hurlé tout ce que je pouvais. J’ai vidé mes poumons. Rien à foutre. Et puis j’ai heurté quelque chose. C’était l’échelle métallique. Je m’y suis accrochée des deux mains, si fort, que personne au monde n’aurait pu me faire lâcher prise.

J’ai toussé, et j’ai essayé de calmer ma respiration, les battements de mon cœur, comme j’avais appris à le faire. Le débile nageur était collé contre moi, mais il ne rigolait plus du tout. C’est pas possible, il en profitait ce petit salaud, avec ses cheveux noirs qui lui retombaient dans les yeux, il bredouillait des excuses, je ne sais plus, quelque chose comme : « Excusez-moi... Je suis désolé... je ne voulais pas... je ne savais pas... » Il avait l’air encore plus paniqué que moi ce con, d’ailleurs je crois que je le lui ai dit, que c’était un con, un petit con, c’était le seul mot qui me venait à l’esprit. Et puis j’ai eu une sensation bizarre dans le ventre, comme un spasme, comme un frisson de plaisir. Je sentais le contact de sa peau contre la mienne, et je voyais les gouttes d’eau qui coulaient sur son visage et sur ses épaules. C’était stupide, mais j’ai eu envie de me coller contre lui, et de lécher ces gouttes d’eau sur sa peau. Je n’osais plus bouger. Lui non plus. J’ai vu Christine et Josiane, juste au-dessus, en haut de l’échelle, en train de se marrer comme des clés à molette. Fallait s’y attendre.

« Alors les tourtereaux, lança finement Josiane, on veut jouer à Loft Story, mais on a passé l’âge, hein »

Ca m’a dégrisée. Elles m’ont dit ensuite que je les avais insultées, mais c’est très exagéré. Je crois que j’ai juste dit : « Vos gueules, pétasses ! »

Ca m’a échappé. Je déteste la vulgarité. Je me suis excusée par la suite. Et puis entre bonnes copines, pétasses, c’est pas une insulte...

Quand je suis sortie de la piscine, Le beau Didier m’attendait sur les marches des escaliers. Il s’est excusé, lui aussi, et m’a invitée à dîner, pour se faire pardonner, disait-il. J’étais tordue de rire. Un rire nerveux. Je me suis dit que si j’acceptais, j’allais passer à la casserole. Et pourquoi pas ?

J’ai dit non.

Et puis j’ai regretté tout de suite. Alors j’ai dit oui, mais jeudi seulement, pour le laisser mijoter quatre jours. Qu’il réfléchisse bien à la chose. Et puis jeudi est arrivé. Jeudi, vendredi, et tous les autres jours…

Didier s’est installé… enfin, installé, c’est beaucoup dire, parce que c’était plutôt chacun-chez-soi, mais ça m’allait. J’avais toujours mon territoire.

Didier passait beaucoup de temps à se regarder dans le miroir de la salle de bains, ou dans celui de l’entrée. C’est très significatif. A le voir faire, on était en droit de se demander s’il était capable de s’intéresser à quelqu’un d’autre...

Il a insisté pour que j’achète un nouveau maillot de bains. Un deux-pièces. Je ne voulais pas. Acheter un maillot de bains, c’est facile pour un homme. Pour une femme, c’est souvent déprimant...

Un jour, je suis allée au magasin avec lui, comme ça, pour le montrer aux copines, pour qu’elles le voient avec moi, et qu’elles s’occupent d’autre chose.

Pendant quelques semaines, j’ai pensé que c’était peut-être le bon... Pour peu qu’il mûrisse un peu, qu’il fasse plus attention à moi, qu’il me donne un coup de main pour le ménage, qu’il ait envie des même choses que moi en même temps... Et puis j’ai vite compris qu’il n’y a que chez les lépidoptères que la chenille se transforme en papillon.

Il mangeait n’importe quoi et il ne prenait pas un gramme. Ca me cassait le moral...

Il y avait trois autres choses qui me gonflaient chez lui : Il avait un mal fou à admettre ses erreurs, il s’endormait trente secondes après l’amour, et il refusait obstinément de demander son chemin quand il était perdu... Ca m’énervait...

- Mais... Tous les hommes sont comme ça... s’étonna Christiane.

C’est faux. Je le sais. Je sais aussi qu’il avait des bras protecteurs, une épaule reposante, qu’il aimait bien les petits câlins... Ca, ça ne m’énervait pas. Ca me comblait...

Au début, j’aimais bien enfiler ses tee-shirts et ses grosses chaussettes pour venir faire des grimaces devant la glace quand il n’était pas là. Et puis un jour, le miroir s’est mis à me répondre. Il me répondait même quand je ne lui posais pas de questions... Il ne faut pas que je me laisse aller... Je le critique et je fais pareil… Miroir, gentil miroir, dis mois que je ne suis pas la plus larguée du treizième arrondissement...

- Et cette histoire de ferry ? Demanda Karine.

- C’était il y a six mois... Six siècles... Je ne sais plus... Didier rêvait d’aller en Corse depuis longtemps. Pas moi, mais moi, je voulais partir au soleil avec lui. On devait pouvoir trouver un compromis... Nous avions méticuleusement préparé le voyage. Le trajet en voiture jusqu’à Marseille, pas de problème, puis le ferry jusqu’à Ajaccio, problème, puis le circuit touristique sur les rivages et dans les montagnes corses, pas de problème. Que de soirées passées, de cartes chiffonnées, de guides du routard, de listes pour ne rien oublier, de balisages d’itinéraires, d’hésitations, de recherche d’auberges, de restaurants, de plages et de rivières... Au jour J, tout était en place.

On a fait Paris-Marseille d’une traite par l’autoroute et sous la canicule. J’ai pas aimé. J’aurais voulu qu’on s’arrête, mais Didier avait peur de louper le ferry. Justement. J’aurais voulu qu’on s’arrête aussi pour ça...

On est arrivé en avance... Trop en avance. J’ai eu tout le temps de gamberger... Il a fait monter la voiture dans cet immense caisson tout blanc qui flottait sur la mer. Il y avait des dizaines de voitures pressées les unes contre les autres. Il faisait chaud, ça sentait fort, le pétrole, la marée, le poisson pourri, les gaz d’échappement. Des gens s’interpellaient, Lara Fabian hurlait à la mort dans le poste, des bébés pleuraient. J’avais du mal à respirer... Je suis sortie de la voiture, et j’ai demandé à monter sur le pont. C’était pire. Je ne pouvais pas supporter l’idée de voir le quai s’éloigner, de me trouver suspendue au-dessus de ce gouffre sans fond. Je suis descendue par la passerelle. Un des membres de l’équipage a essayé de m’en empêcher. Il disait que le bateau partait dans cinq minutes. J’ai répondu que j’étais malade, que je ne partais plus. Je voyais Didier parlementer là haut avec des gens en uniforme, me faire des signes :

- Isabelle ! Qu’est ce que tu fabriques ? Remonte ! Tu es folle ? Le bateau part !

Je ne pouvais même pas répondre. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait. Je suis folle ? Une terreur atroce me comprimait la poitrine. J’ai voulu bouger, mais j’ai senti le sol basculer. Je me suis assise par terre, j’ai appuyé mes bras contre mon ventre pour avoir moins mal. Didier est descendu avec quelqu’un. Un type avec la barbe et une casquette à visière. Ils ont voulu me forcer la main, mais ils n’ont pas insisté. Ils ont compris que j’allais devenir dangereuse… Je crois que j’aurais pu tuer quelqu’un… Il a fallu rouvrir le ventre du bateau, faire descendre la moitié des voitures pour récupérer la notre, je vous dis pas l’histoire… Tous les passagers regardaient… Il y en a un qui s’est approché, il disait être médecin, il m’a calmée avec quelques mots. J’ai dit que ça allait, que c’était une crise de panique, que ce n’était pas la première. Ca allait mieux maintenant, je savais que je ne monterai pas dans ce bateau, c’est tout ce que je voulais.

On est rentrés directement à Paris. Les quatre cents premiers kilomètres sans se dire un mot. Qu’aurais-je pu dire ? Ce sont des choses que l’on ressent, on ne peut pas les expliquer. Je n’avais que des sanglots dans la gorge, je savais que c’était fini. Qui pourrait supporter une fille comme moi ? Je ne parle même pas d’aimer… Et puis il m’a pris la main et il m’a dit qu’il s’excusait de m’avoir traitée de folle, qu’il n’avait pas voulu dire ça, que c’était dommage de passer les vacances à Paris, qu’il fallait que je voie un médecin… Pauvre Didier… J’ai essayé… on ne peut pas me reprocher de n’avoir pas essayé…

J’ai fait une crise de larmes sur la banquette arrière, puis la tension s’est apaisée. Je crois que je me suis endormie. Voilà. D’autres questions ?

- Quelle histoire, fit Christiane en rangeant son kleenex, mais dis donc, on appelle ça comment, la phobie du ferry-boat ?...

- Je ne sais pas... La ferrydromophobie, peut-être, un mot à inventer pour moi toute seule... Ca se tiendrait, parce que la peur de l’avion, c’est l’aérodromophobie...

- Dites donc les filles, intervint Karine, Vaut mieux en rire ou en pleurer ? J’ai pas envie de pleurer… Vous savez combien on a recensé de phobies à ce jour ? Deux cent soixante dix ! Répertoriées seulement, je vous cause même pas des cas particuliers... La peur des éclairs, par exemple, tiens : c’est l’astrapéphobie ! et des chats, c’est l’ailourophobie !

- Et des chiens ? demandai-je.

- Cynophobie, ma chère...

- Et toi, Christiane, tu as peur de quoi ?

- Je ne sais pas... En vrac, le vide, l’obscurité, les souris, la saleté...

- Hé oui, continuait Karine sur sa lancée, Clinophobie, Kénophobie, Musophobie, Rupophobie ! Une cumularde !

- Tu en connais beaucoup comme ça ? Fis-je.

- Tu parles ! Bélonéphobie pour les aiguilles, Claustrophobie, je sais de quoi je parle, Acrophobie adieu, adieu l’escalade, Hydrophobie, suivez mon regard, je dénonce personne, Pyrophobie les pompiers, Ornitopohobie Hitchkockienne, Arachnophobie, Tricophobie...

- Tricophobie ?

- La peur des poils mes pauvres enfants, la peur des poils...

- C’est comme des titres de films catastrophe...

- Blondophobie, Couplophobie, Machobobophobie, Kaskooyophobie !

- Kaskooyophobie ?

- La phobie des emmerdeurs...

- Didiophobie ! Didiophobie !

Et de pouffer sur mes chandelles, avec un bel ensemble...

Chapitre 9

Le soleil se levait à peine quand J’atteignis enfin la première dune.

J’étais à bout de souffle. Mon cœur cognait dans ma poitrine et le dos de ma main gauche saignait. Au loin, dans le brouillard, on entendait les aboiements d’une meute.

Il ne fallait pas rester ici. D’autant qu’avec le soleil, les crabes commençaient à sortir de la mer, ce qui rendait les mouettes agressives...

J’ai pris vers la seconde dune par le plus court, mais mes appuis se dérobaient dans le sable mou, et les chiens gagnaient du terrain...

Arrivée au sommet, en me retournant, je les vis débouler sur la plage. La meute dérapa avec un bel ensemble, hésita une seconde, puis un dogue noir s’élança dans ma direction, traînant derrière lui quarante gueules hurlantes pleines de crocs.

Je suffoquais. J’aurais voulu m’asseoir et ne plus courir, mais l’idée de finir dévorée par des chiens m’était insupportable... Depuis ma plus tendre enfance, j’avais toujours détesté les chiens... Maintenant, je savais pourquoi...

La pinède était toute proche, juste en dessous, avec peut-être une chance de trouver refuge dans un arbre...

A peine à mi-descente, la dune se renversa et vint percuter mon visage. J’avais du sable plein les yeux... Je me suis laissé rouler dans la pente en toussant et crachant du sable mêlé de sang, puis j’ai traversé le marécage et les roseaux, atteint les pins, et j’ai saisi le premier tronc pour essayer de grimper vers les branches, mais je n’avais plus de forces. L’écorce me blessait les mains.

Je me suis laissée retomber dans les brindilles, les doigts gluants de sève.

La rivière, peut-être...

Le paysage avait changé. Le ciel aussi... Hors de la pinède, on débouchait dans une large clairière en descente, et on apercevait la rivière en contrebas.

Il faisait de plus en plus chaud, ici...

Des gens se baignaient, et d’autres étaient assis dans l’herbe à ne rien faire, à somnoler. La lumière était douce pourtant… Des barques et des voiliers naviguaient. En aval, au-delà d’un pont dans la brume, on apercevait les contours d’entrepôts et d’usines, avec de hautes cheminées fumantes.

J’ai voulu crier pour appeler à l’aide, mais je n’avais plus de voix. J’ai essayé encore. Ca me brûlait la gorge. Alors j’ai dévalé le pré en courant, vers la berge.

Un grand type était allongé sur le côté, dans l’herbe, au bord de l’eau. Malgré la chaleur, ou peut-être à cause d’elle, il était enveloppé dans une capeline blanche descendant jusqu’aux genoux et recouvrant un épais pantalon de toile noire. Il portait de grosses chaussures aux pieds, et un curieux chapeau melon sur la tête. Un petit épagneul orange était assis derrière son dos.

Juste devant lui, il y avait un jeune homme en maillot de bain rouge, la tignasse dans les yeux, les pieds dans l’eau. Il avait posé prés de lui ses bottines et son chapeau de paille sur une serviette blanche.

J’ai couru vers eux, en voyant la meute dévaler le pré, mais personne ne semblait s’intéresser à mon sort. J’étais sûrement déjà morte, et mon fantôme s’agitait ici, aux portes de l’Enfer, parmi d’autres fantômes indifférents et résignés...

Un jeune garçon était assis sur un coussin épais, un peu en retrait les bras posés sur les genoux. Il contemplait fixement la rivière, semblant ailleurs.

Deux adolescents se baignaient. L’un d’eux était dans l’eau jusqu’à la ceinture, coiffé d’un petit chapeau de toile rouge. Son corps était très pâle, et il soufflait dans ses mains jointes comme lorsqu’on veut imiter la chouette.

Je hurlais, maintenant, mais personne ne m’entendait.

Les chiens…

Je courus, courus vers la berge, en agitant les bras, pour appeler à l’aide, et signaler la meute, mais rien n’y fit...

Soit j’étais déjà morte, soit j’allais mourir atrocement dans quelques secondes. Alors j’ai sauté dans l’eau. Elle était tiède et profonde. Je me suis éloignée en nageant et suffoquant, sous les regards indifférents.

Les chiens hésitèrent, puis se précipitèrent à ma poursuite dans les remous... L’air me manquait, des paquets d’eau entraient dans ma gorge. J’étais sur le point de me laisser couler pour ne pas mourir dévorée, lorsqu’une barque approcha.

Un homme se tenait debout à l’arrière en costume sombre, manœuvrant une longue rame de bois. Une jeune femme était assise à l’avant, un livre ouvert sur les genoux. Mon Dieu le Styx… Ce n’était pas une légende ?…

Trop tard.

Je ne vis pas le chien arriver, mais je sentis les crocs pénétrer dans mon épaule. Qu’ai-je donc fait pour mériter cela… La jeune femme dans la barque se pencha, et me tendit la main en souriant :

- Mademoiselle ! Fit-elle, Mademoiselle ?..

J’ai tenté de saisir la main tendue, puis la barque, mais tout était poisseux, couvert de vase. Du sang coulait le long de mon bras, et la mâchoire du chien ne lâchait pas mon épaule. J’en avais assez. Assez. Je ne pouvais plus respirer. L’eau tiède entrait dans ma bouche et dans mes poumons. Je ne sentais plus rien. Je me suis laissé couler...

- Hé, mademoiselle ! Ca ne va pas ?...

En portant la main à mon épaule, j’ai senti une autre main. Je m’y suis agrippée, et j’ai ouvert les yeux.

J’étais assise dans un train. Dans un compartiment orange. Un paysage de campagne défilait très très vite sur la gauche. Une dame âgée avec des cheveux blancs frisés et de grosses lunettes était penchée sur moi. Elle avait posé sa main sur mon épaule et me secouait énergiquement. Ca sentait mauvais la lavande.

La dame recula en voyant que je me réveillais, et s’assit juste en face, près de la fenêtre. Elle serrait un petit sac à main de cuir vert sur son ventre et semblait désolée :

- Excusez-moi, fit elle, mais j’ai préféré vous réveiller...vous étiez très agitée... Vous avez dû faire un cauchemar...

J’ai posé la main sur ma poitrine. Mon cœur cognait très fort et de façon irrégulière. Ah oui, le train, Limoges, Karine qui m’attend à la gare de Limoges, la ferme de santé, tout se remettait en place…

- Vous avez bien fait, madame, vous avez bien fait, rassurais-je, en essayant de calmer ma respiration. Par la fenêtre, on voyait du ciel bleu et des champs labourés.

- Mangez quelque chose, fit la vieille dame en tendant un paquet de biscuits.

J’en pris un, et elle insista pour que j’en prenne un autre. Tout d’un coup, je fus assaillie par un vilain doute. Un doute Massaï, comme ils disent en Afrique de l’Est. J’avais pas loupé la gare, au moins ?

- J’ai dû m’endormir, fis-je, où sommes-nous ?

- Entre Châteauroux et Vierzon, Mademoiselle. Je descends à Vierzon, c’est mon mari qui vient me chercher...

Ouf ! Tout va bien... Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à me lancer du « Mademoiselle » ? J’ai l’air si jeune que ça ? Immature peut-être…

- C’est l’équinoxe, continuait-elle, l’équinoxe, elle approche vous savez… Moi aussi je fais des cauchemars en ce moment... Mais à mon âge, on a l’habitude.
Moi aussi, à mon âge, j’avais l’habitude...

- J’en ai parlé à mon médecin, continuait la dame... Quand j’avais votre âge, je faisais tellement de cauchemars, que j’avais peur de m’endormir... Il paraît que cela reflète l’état de notre organisme, que cela peut révéler des maladies cachées...

- Aristote disait que le plus doué des médecins tient compte des rêves, commentai-je mollement...

- Il avait bien raison votre ami… Toutes ces choses dans le ciel, hein. Ca détraque le monde...

Il y avait donc des choses dans le ciel ? J’ai jeté un coup d’œil, bêtement, pour vérifier, mais il n’y avait que du bleu. Avec un peu de brume de chaleur vers l’horizon. Et quoi derrière ? Quelques milliards de galaxies ? La belle affaire ! Surtout du vide, ouais. De l’ « Ether », comme on disait dans le temps. Il y a trop d’espace entre les objets. Beaucoup trop. Définitivement. Supprimons l’espace vide entre les étoiles, puis l’espace vide à l’intérieur des atomes et des molécules, et tout l’univers pourrait tenir dans un dé à coudre. J’ai lu tout Hubert Reeves quand j’étais ado. J’ai pas tout retenu, mais ça, oui. Un dé à coudre. Et encore, il est sorti d’où le dé à coudre ? Pas de chez Saint-Laurent en tout cas... C’est l’histoire de l’œuf et de la poule. Qu’est-ce que pond une poule qui a avalé un dé à coudre ? Elle pète un plomb ? Pas étonnant que ça se termine par un Big Bang, des histoires pareilles…

Mais au fait, ça se termine, ou ça commence ? Vous aviez des problèmes de palpitations avant le Big Bang, vous ? Moi non. Moi, j’ai la nostalgie du dé à coudre, le complexe de la singularité. Le bon temps, si vous voulez mon avis, c’était le temps de Planck.

- Vous descendez où ? Demanda la vieille dame.

Descendre ? Oui, elle a raison. Il faut que je redescende, à présent.

- A Limoges.

- Ah, oui, je connais, mais je vais devoir vous abandonner avant, moi, c’est Vierzon.

Vierzon ?

Vierzon, pour moi, c’est un nom qui évoque Jacques Brel. J’ai voulu le voir et je l’ai vu. Quelque chose comme ça. Je n’ai pas vraiment notion de l’endroit où cela se trouve, ni ce à quoi ça peut ressembler. Juste un refrain dans la mémoire, à côté de Vesoul, Maubeuge, San Francisco, le loup de Rocamadour, le jardinier d’Argenteuil, la folle de Chaillot, le curé de Camaret... Vierzon est punaisé à Brel pour l’éternité, comme le cassoulet à Castelnaudary, les images à Epinal, la porcelaine à Limoges, les bêtises à Cambrai.

Où est-ce que ça peut se situer Cambrai par rapport à Vierzon ?

- Je ne voudrais pas être indiscrète, reprit la dame, mais à Limoges, vous y allez en vacances ? Pour le travail ? Ah, oui, sûrement, pour le travail... Ou retrouver votre amoureux, hein ? Sûrement, une belle fille comme vous... Un autre gâteau ? 

- Oui, merci...

- Ah, c’est bien... Pas de régime, hein ?...

J’adore parler de moi. J’adore qu’on me pose des questions, surtout lorsque ce sont des inconnus qui le font, dans les transports en commun. J’aime bien ces questions en rafale, ces gens qui veulent tout savoir. J’adore. Je sais, c’est un défaut que j’assume. Mais je réponds. Je suis correcte. Surtout quand j’ai ma petite dose d’anxiolytique derrière la cravate. Ca me décapsule l’imaginaire. D’accord, j’ai tendance à répondre un peu n’importe quoi, ce qui me passe par la tête, mais sans méchanceté, je ne suis pas méchante, un peu agacée peut-être, ce qui me pousse à infliger des réponses punitives, mais on ne m’en voudra pas. C’est ridicule et c’est bénin. Ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas moi qui les déclenche les hostilités, je ne fais que répondre, c’est ce que l’on attend de moi après tout. C’est pas si simple de faire dans le n’importe quoi. Ca intrigue. Ils veulent en savoir plus les gens, ça va de soi. Alors il faut développer dans le n’importe quoi, pour faire plaisir, et on s’embourbe, on continue, on ne peut pas s’arrêter, sinon ça fâche...

- C’est pour le travail, madame, fis-je à voix basse en me penchant vers elle, mais je ne peux rien vous dire, je suis tenue à la discrétion...

La vieille dame fronça les sourcils et s’avança un peu sur son siège pour se rapprocher de moi.

- Ah bon, chuchota-t-elle, en jetant un rapide coup d’œil vers le couloir, je suis trop curieuse, hein, mon mari me le dit tout le temps... Mais... Vous travaillez dans quoi ?

- Moins fort, madame, s’il vous plaît, moins fort...

- Ah, oui, excusez-moi. Mais c’est... C’est quoi, au juste ?

- N’insistez pas, madame, ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, mais je ne voudrais pas vous compromettre...

- Que voulez-vous dire ?

- En fait, c’est un peu dangereux...

Elle eût un mouvement brusque de recul, cala son dos contre le dossier, puis son sac contre son ventre, dans la position caractéristique de celui qui s’attend à tout.

- C’est à cause du générateur, là, continuais-je, en montrant mon bagage du doigt.

- Le générateur ? Quel générateur ?

- Le générateur de rêves.

- Je ne comprends pas...

- Vous avez vu dans quel état ça m’a mis... Un cauchemar atroce... Heureusement que vous étiez là...

- Vous voulez dire que...

- C’est une nouvelle invention. Un prototype. Il ne faut pas en parler. Le laboratoire m’a chargée de le tester en conditions réelles. En rase campagne.

- C’est là  ? Bredouilla-t-elle. Dans votre sac ?

Je sortis mon walkman de mon bagage en me demandant ce que j’allais bien pouvoir inventer.

- Ah mais ça je connais, hulula-t-elle, c’est un wakaman, mon petit-fils en a un toute la journée avec le casque pour écouter de la musique !

Je pris mon air de conspirateur :

- C’est vrai, madame, le camouflage est réussi. Discrétion oblige. Seul un œil averti pourrait déceler le générateur onirique dissimulé sous la carcasse familière de l’innocent walkman...

- Mais... Comment cela fonctionne-t-il ?

- Ah, je ne sais pas si je dois... Je ne connais pas moi-même toutes les arcanes de la chose... C’est bien parce que c’est vous... Mais promettez-moi de n’en parler à personne, je pourrais avoir des ennuis, vous comprenez ?


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