- A personne... Ma parole... Vous avez ma parole...
- Bien, comment dire, c’est pas évident... vous voyez, fis-je en posant mon index sur le bouton Marche-Arrêt, quand on met le générateur en route, je ne le fais pas, hein, bien sûr, c’est juste pour vous montrer, le sujet qui se trouve dans le champ d’action de l’appareil se trouve brusquement plongé dans un sommeil artificiel. Une sorte de sommeil hypnotique, si vous voulez, mais pas vraiment. On appelle cela le sommeil paradoxal.
Mon interlocutrice tenta de reculer encore un peu dans son siège, mais il n’y avait plus de profondeur. Alors elle se cala tout contre la fenêtre et plaqua son sac à main sur sa poitrine. Le paysage défilait à toute vitesse juste à côté de ses petits yeux ronds. Elle n’était pas tranquille, mais la curiosité était trop forte.
- A ce moment, continuais-je, le flux de particules qui traverse les circonvolutions cérébrales provoque une accélération fulgurante du rythme thêta. Je vous passe les détails techniques...
- Et... et alors ?...
- Alors, le rythme cardiaque s’accélère, la respiration devient irrégulière, les yeux se mettent à rouler dans les orbites, les mains deviennent moites et l’on observe des contractions terribles de la face, des pieds, ou même des doigts. C’est le début du cauchemar…
Je pris un air entendu et sournois pour ajouter :
- Il paraît même que chez les hommes, la phase de l’Oneirôg peut provoquer une magnifique érection...
La vieille dame avala de travers, se mit à tousser violemment, puis suffoqua et expulsa sans prévenir une gerbe de débris de gâteaux secs dans un hoquet libérateur.
Je me suis levée pour lui tapoter le dos :
- Ca va aller, madame, ça va aller...
- Pardon… C’est... C’est ce qui vous est arrivé tout à l’heure ? haleta-t-elle, Euh... Pour le cauchemar, je veux dire...
- Oui, mais pour moi, il a du se passer quelque chose de pas normal. Une interférence non maîtrisée... A mon avis, la vitesse du train, associée aux champs magnétiques induits par les caténaires, ça a du perturber l’activité électrique de mes neurones cholinergiques méso-pontins... Il faut que je note ça...
Je pris mon agenda et mon stylo dans le sac, tout en continuant mon explication :
- Le problème, voyez-vous, avec ces nouveaux modèles de générateurs, c’est que parfois cela provoque des dérives spatio-temporelles intempestives, mais à l’intérieur de son cerveau-esprit seulement, je vous rassure... C’est pour cela qu’il vaut mieux les tester avant...
- Avant quoi ?
- Avant de les utiliser sur-le-champ de bataille, soufflais-je, pour anéantir l’ennemi...
- Mais... Ce n’est pas une arme ?...
- Erreur, madame, erreur... c’est une arme redoutable. Pas encore au point, je l’admets volontiers, mais nous y travaillons...
- Mais... Comment peut-on anéantir ses ennemis avec des rêves ? Ce... ce ne sont que des rêves...
- Les rêves sont réels tant qu’ils durent, madame ! Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Havelock Ellis lui-même, une référence ! Ah, je suis trop bavarde, comment vous dire, sans trop en dire... On va générer dans les rangs adverses toutes sortes de combinaisons improbables de lieux, de temps, et d’activités. Le troisième état du cerveau si on veut, mais dans quel état, je vous dis pas… Une démodulation aminergique centrée sur de vastes réseaux de tressaillement, un peu comme si on leur injectait une dosette de Carbachol dans la médiodorsale du tegmentum pontique. Ils deviennent comme des bêtes, des animaux de laboratoire, des chats pontiques ! Vous saviez que le chat rêve à peu près comme l’être humain ? Imaginez une seconde la folie des interactions réciproques entre le pont et le bulbe ! En clair, on va les bombarder de cauchemars hallucinants ! Leur rendre le sommeil infernal, la nuit abrutissante, la dépression chronique, ils seront épuisés au réveil. Au bout de quelques jours, incapables de tenir sur leurs pattes, pris de vertiges, le moral à zéro, démotivés, ils auront juste envie de se rendre, de tout laisser tomber, ne plus se battre, juste pour faire cesser les cauchemars. Des chats pontiques, je vous dis ! Une arme propre comme on n’en fait plus… Pas de dégâts collatéraux, les bâtiments restent intacts, pas de retombées, ça détruit juste l’intérieur de la cervelle des malfaisants...
- Vous torturez des chats pour vos expériences ! Mais c’est ignoble ! On devrait vous dénoncer !...
- Pour la science, madame, pour la science et la défense du territoire, mais parlons bas, parlons bas...
- Je ne comprends pas... Ils ne font que dormir pourtant ?...
- Quand on rêve, on ne dort pas madame, on fait autre chose, et cet autre chose peut basculer dans le pire de tout...
- Le pire de tout ?
- Vous voyez ce bouton, là, sur le côté ? C’est le Potar.
- Le potar ?
- Le Potar. Si on le tourne vers la gauche, là, on fait passer le sujet au stade 4 du sommeil. Ensuite, on pousse encore le Potar, on augmente la sensibilité des récepteurs aminoceptifs et cholinoceptifs de la victime, et on provoque des rebonds incessants de sommeil paradoxal. Mais ça, il ne faut pas le faire. Même pour rire.
- Mêêêêêê... Vous l’avez fait, là...
- Ca ne risque rien, personne n’est endormi dans les environs, enfin, j’espère...
- Pourque... quoi... est-ce que c’est dangereux, chevrota la dame.
- Madame, voyons, vous me mettez dans une situation...
- C’est curieux, fit-elle, dans un éclair de lucidité, vous ne ressemblez pas à ces...
- Je ne ressemble plus à rien, madame, à rien. C’est la base du métier. J’en ai déjà trop dit...
Elle mit un doigt tremblant devant sa bouche :
- Je suis une tombe... Une tombe.
- Bon. Je vous fais confiance. Voyez-vous, madame, le sommeil paradoxal qui suit immédiatement le stade 4, dans notre jargon, excusez-moi, c’est le moment propice, l’instant fatal où peuvent se déchaîner les Terreurs Nocturnes, les fameuses Téhênes.
- Encore des cauchemars ?
- Oh non… Les pires cauchemars sont une aimable plaisanterie à côté des Terreurs Nocturnes. La TN, c’est du concentré de cauchemar, du cauchemar à la puissance dix. C’est bref, intense, et définitif. Une seule image, à peine une seconde. Contrairement au cauchemar, qui dure plusieurs minutes et se déroule comme un film, c’est une image de mort violente, très violente, d’écrasement, le plus souvent. C’est très dangereux. Faut pas jouer avec ça. Le rythme cardiaque peut monter à 200 pulsations, et plof !
- Plof ?
- Plof. Mais ce n’est pas le pire...
- Ah bon...
- Non, ma pauvre dame... Le pire, c’est la TNT. La Terreur Nocturne Tentaculaire, celle qui vous poursuit au-delà du réveil, comme une pieuvre, parce que la Terreur vous réveille évidemment, et c’est en général ce moment là que l’Ankou choisit pour apparaître.
- L’Ankou ?
- L’Ankou et son cortège de démons madame... Si l’Ankou apparaît, vous êtes morte. Enfin, l’ennemi est mort, je veux dire...
- Mais... Mais on ne peut rien faire ?...
- Pas grand-chose, à ma connaissance... On cherche... On cherche l’antidote, mais le mieux, à mon avis, dans ce genre de situation, c’est de s’enduire le visage de kaolin ou de myrrhe liquide. A condition d’en avoir sous la main, évidemment. Voyez, j’en ai toujours un petit pot et un petit flacon dans mon sac. Il ne faut pas rigoler avec la sécurité vous savez... Un accident du travail, c’est si vite arrivé...
Cette fois, la vieille dame au visage verdâtre s’étrangla, ramassa son manteau sur le siège et se dirigea vers la porte du compartiment :
- Excusez-moi, mademoiselle, je... je dois vous laisser... je crois qu’on arrive à Vierzon...
Je ne la revis plus.
Nous atteignîmes Vierzon vingt minutes après, et je vis ce Vierzon que je n’avais pas demandé à voir. Du moins la gare.
Je me demandais si parfois j’étais bête ou méchante ? Attardée ? Débilos ? Les quatre ? Où vais-je chercher tout ça ? Et dans quel but ?…
L’Ankou me punira un de ces jours...
Après Vierzon, le train filait tout schuss dans cette plaine immense et généreuse qui mène jusqu’à Châteauroux, Châteauroux, Châteauroux, morne plaine. C’est morne et beau comme du Schubert ces grandes étendues de nourriture sur pied qui ondulent vers l’horizon. Ca me berce… Tout est bon à manger, sûrement. J’y connais rien. Ah si, il y a à boire aussi, de l’huile. J’arrive à faire la différence entre le blé et l’avoine, à cause de la texture, mais ce que je préfère, c’est le jaune lumineux du colza, faute de tournesols…
Ca m’a donné faim. Et puis maintenant j’étais seule dans ce compartiment par ma faute et je me suis mise à écouter les battements de mon cœur. Fallait pas. J’ai avalé mon sandwich mais j’ai attrapé le hoquet parce que je n’avais rien emporté pour boire. J’ai feuilleté le magazine people que la vieille dame avait oublié dans sa fuite, mais ça m’a donné envie de vomir. Pas à, cause des beautiful people, non, je les aime tous, mais je ne peux pas lire dans les trains. Dans les voitures non plus. Le paysage ondulait trop vite maintenant, ça devenait long… J’ai fermé les yeux et j’ai dû m’assoupir sans m’en rendre compte, parce que l’annonce de l’arrivée à Limoges m’a fait sursauter. J’étais vaseuse. A cause de ce cachet, à cause de tous ces rêves.
J’aime pas le train.
Chapitre 10
Karine était au rendez-vous sur le quai de la gare de Limoges, les mèches en bataille sur ses taches de rousseur, le teint rosé, le sourire aux lèvres.
Je ne l’avais pas revue depuis quinze jours, à cause d’un déplacement professionnel, avec un groupe de cadres du magasin, à Milan, mais aussi parce qu’elle était partie en vacances quelques jours avant moi.
Une fois franchie la salle de ceux qui ne sont pas perdus, elle m’installa dans sa superbe voiture rouge où il ne traînait pas une miette, c’est incroyable, cette voiture qu’elle n’avait jamais voulu conduire jusqu’à Paris.
Il y avait deux énormes valises à l’arrière.
- C’est tes bagages ? M’enquis-je avec inquiétude.
- Oui...
- Mais... On ne part que pour trois nuits...
- Euh... Je sais, mais je préfère tout emmener... On ne sait jamais, tu vois, on laisse des choses, et puis on se mord les doigts une fois sur place. On a toujours besoin de ce qu’on a laissé... Tu ne crois pas ?
Qu’est-ce que je pouvais répondre avec mon minuscule sac bleu à bandoulière ? Juste des culottes de rechange, ma trousse de toilette, toutes les pilules adéquates, ça ne prend pas beaucoup de place, un chemisier, un tee-shirt, des tampons, une paire de socquettes, du déodorant, plus rien… Je ne vois pas… Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir de plus dans ces deux valises ? Un duvet ? Des draps ? Des couvertures ? Oui, c’est ça, des draps ! Elle avait amené ses draps ! A tous les coups !
- Euh, je préfère voyager léger, tu vois, surtout à cause du train...
- Ah, oui, enchaîna-t-elle, moi c’est pas pareil, avec la voiture, il n’y a pas de problème.
Imparable. Pas de problème. Qu’est-ce qui se serait passé si elle avait eu un break ou un monospace ? Elle aurait amené son lit ? Son réfrigérateur ? Sa planche à repasser peut-être…
Nous prîmes la direction de la ferme de santé. Il y avait soixante kilomètres.
Karine était chez ses parents depuis à peine quatre jours que déjà ça lui pesait. Bien contente de prendre le large.
Oh, elle les aimait bien ses parents, c’est pas la question, toujours présents à l’appel, toujours là en cas de besoin, attentifs, prévenants, des adorables, c’est important, mais quelque part, ça lui pesait. L’appartement Parisien, c’était eux, la voiture, c’était eux, les études, les vacances, la cuisine équipée, le combiné télévision-magnétoscope, et même le téléphone portable... Ils veulent tellement bien faire, disait-elle. Cette sensation de poids la culpabilisait.
- Je suis trop ingrate, lâcha-t-elle dans un sourire.
A peine sortie de la ville, la route s’engageait dans un dédale de collines boisées. C’est bon de voyager, se bouger, changer d’air. Il y avait soixante kilomètres à parcourir avant d’atteindre Treignac, le petit village près duquel se trouvait la ferme de santé. Ce fut vite passé. A peine le temps de nous raconter la moitié de nos aventures du boulot. En dehors du boulot, ça avait été plutôt calme. Karine avait profité de ce début de vacances pour bouquiner. Elle n’avait jamais le temps à Paris, ou ne le prenait jamais, c’est pareil. Entre autres elle avait lu les « Affinités électives » de Goethe. Une étrange histoire d ‘amour, disait-elle, où chaque fois qu’il est question d’eau, il arrive une catastrophe. Non ? Sans blague ? Goethe aussi ?
On traversait des paysages bleutés. Des prés pentus où paissaient des cohortes de vaches rousses et de petits veaux adorables.
- Au fait, comment ça s’est passé ton premier séminaire de motivation ? Demandai-je.
- Très mal évidemment, répondit-elle, fallait parler devant des gens qui me déshabillaient du regard, être filmé en vidéo, et le fin du fin : les jeux de rôles…
- Je connais, mais vas-y, explique ton cas…
- Ils ont voulu mimer une réunion de travail avec un scénario où le ton monte et où il faut savoir appliquer les bonnes techniques de management face à des interlocuteurs agressifs et de mauvaise foi. Je me suis faite toute petite, mais ça n’a servi à rien. On a tiré les rôles au sort, et j’ai hérité de celui du PDG. Celui qui doit mener la réunion et faire face aux multiples contradicteurs contrariants… J’ai paniqué très vite, j’ai fait le contraire de ce qu’il fallait faire, je suis devenue agressive… Je répondais du tac au tac en essayant de leur clouer le bec. Tu parles… Les autres se régalaient… Un vrai massacre… je pense que ça les faisait jouir de me voir m’enfoncer en rougissant jusqu’aux oreilles. Mon chemisier était trop transparent, quand j’ai réalisé que la plupart des mecs regardaient ma poitrine au lieu d’écouter ce que je disais, j’ai eu l’impression d’être complètement nue… A la pause, j’ai dit que ma grand’ mère était morte et qu’il fallait que je parte en province immédiatement, ce que j’ai fait et me voilà…
- Mais tous les mecs font ça, Karine... Ils regardent d’abord la poitrine des jolies femmes, et ensuite, éventuellement, ils écoutent ce qu’elles sont en train de dire... C’est humain... Donc pas de rencontre intéressante ? Rien de croustillant à se mettre sous la dent ?…
- Rien de rien.
- Ni au séminaire ni ailleurs ?
- Rien de rien je te dis !
- T’énerve pas…
- Je m’énerve si je veux ! Qu’est-ce que vous avez tous ?… Tu es de mèche avec mon boulanger ou quoi ?…
- Ton boulanger ?
- Cette andouille farinée… Je lui demande une demi-baguette, comme d’habitude, et il me dit : « Ah, la jolie petite dame… Le jour où vous m’en demanderez une entière, je saurai que je n’ai plus aucune chance… » Non mais tu te rends compte ? Il m’observe !…
- Peut-être que tu es trop intelligente… Trop diplômée… Trop incendiaire… ça doit impressionner les mecs !
- Tant mieux !
- Tu n’as pas fait d’efforts…
- Je n’ai pas eu le temps. J’ai visité des expositions, des musées, j’en avais plein en retard...
- C’est malin...
- De toutes façons laisse-moi tranquille, je sais exactement ce que je veux !
- Tu me fais penser à Sylvette... On a fêté ses quarante ans le mois dernier au magasin. Je pense qu’elle a dû passer au moins quinze ans à rechercher l’homme idéal... Elle élimine quatre-vingt-dix pour cent des mecs au départ, sur questionnaire et revue de détail, alors... Moi je crois qu’elle s’est trop investie dans son travail. Elle était totalement disponible, et sa hiérarchie le savait. Ils lui ont fait miroiter des tas de trucs, et elle, elle restait le soir jusqu’à des 22 heures, comme ça, gratos. Pas de soucis avec les problèmes de couple, quand on n’a même pas le temps d’y penser...
- Je suis très bien comme je suis ! Le célibat n’est pas contre nature que je sache !…
- Tu devrais sortir un peu plus...
- T’es marrante, toi... Sortir seule ?... Il faut pouvoir être en état de le faire... J’ai pas envie de me ridiculiser...
- Qui a parlé de sortir seule. Mon dieu quelle horreur…. Personne ne veut sortir seule !
- Je ne sais pas… J’avais un petit cercle de bonnes copines à l’INSA… C’est pas pareil maintenant… De toutes façons, je ne sortirai jamais seule le soir. J’aurais l’impression d’être fluorescente…
- Tu devrais un peu laisser tomber le regard des autres. Tu es très belle… Dans ma boule de cristal, je ne te vois pas finir en vierge de glace, à essuyer des larmes gelées… Explique-moi : Qui voudrais-tu rencontrer ?
- Karine hésita quelques secondes puis répondit :
- Je ne veux pas d’une relation médiocre… Je voudrais rencontrer quelqu’un de lumineux… C’est difficile à expliquer… Quelqu’un qui me donne de la lumière, qui me prenne dans ses bras et qui me rassure, et partir avec lui très loin, loin de mon enfance, tourner la page... Je voudrais pouvoir me confier à lui... je ne veux pas m’engager avec quelqu’un si je ne suis pas certaine d’être aimée.
- Certaine !... Ah d’accord... rien que ça, hein ? En plus, t’as vraiment l’air de parler sérieusement... Ca se soigne ma vieille, avec le temps... Fais attention tout de même à un truc : les mecs détestent les pleurnicheuses. Sauf s’ils sont eux-mêmes pleurnicheurs... Tu devrais te lâcher un peu de temps en temps, mettre ton masque de déconneuse, devenir cynique, faire dans l’ironie. C’est ce qui t’aurait sauvée pendant le jeu de rôle, au séminaire, leur en mettre plein la tronche, au lieu de fuir, de reculer, pour mieux sauter... Et puis les déconneuses, c’est plus attractif, tout le monde le sait ! T’aurais fait un malheur !…
- Je promets d’essayer... Mais ne viens pas te plaindre ensuite...
- Et tes parents ?
- Ca va… ils m’ont envoyé en mission au mariage d’une cousine… Une nommée Joëlle. Enceinte jusqu’aux dents… Elle se tapotait le ventre en se bourrant de petits fours et en rigolant sur les vingt kilos qu’elle avait pris… C’était à mourir… Ce que je déteste le plus sur cette terre, c’est les mariages et les fêtes de fin d’année… Je voudrais que les alliances soient trop petites, je voudrais que l’année ne finisse jamais…
- Ta mère doit avoir secrètement envie d’être grand’mère, non ? T’as pas envie d’être grand’mère un jour ?… Moi si.
- T’es folle…
Je mangeais des yeux le paysage et tous les habitants des prés. De la bonne viande sur pattes et du bon lait dans de verts pâturages, ça donnait faim, bien plus encore que l’overdose végétarienne insipide entre Vierzon et Châteauroux De la vraie viande, vivante en plus, de la rouge, de la blanche, même pas congelée ou sous plastique, de la belle vache qui sent la bouse, pas folle du tout les vaches, faut voir comme elles vous toisent avec l’air de se foutre de vous quand on s’arrête pour les regarder. Elles s’approchent toutes ensemble, et elles vous fixent droit dans les yeux pour demander si on veut leur photo… Et tous ces petits veaux qui trottinent sous la mère comme dans les réclames, sauf là que c’est en vrai, ma parole, faudrait pas que ça grandisse, on n’a pas le droit de manger ça, c’est tellement bon, une côte de veau bien épaisse, à la cocotte, bien mijotée, une petite sauce crémée et des pommes boulangères.
- Il paraît que la cuisine est excellente à la ferme, fit Karine à un moment comme si elle parvenait à lire dans mes pensées, tu verras, le veau est fabuleux ici, c’est à tomber...
Assassine !
- C’est quoi cette musique dans le poste ? M’enquis-je.
- C’est Le Songe d’une Nuit d’été de Félix. Ca se passe dans une forêt de rêves peuplée de sylphes et de fées. C’est beau, non ?
- Pas mal... Il y a de la poésie là-dedans...
- Oui, il y en a, aussi.
- Tu t’y connais en poésie, Karine ?
- Pas trop… Tu sais, je suis une scientifique… je n’ai pas eu encore assez de temps…
- Je vais te faire passer un test, fis-je. Ecoute bien :
« Fini les matins paupières en panne
Lourdes comme des bouteilles de butane
J’ai plus vraiment ma tête à moi
Depuis toi… »
Tu vois, ça , c’est de Francis Cabrel. Maintenant, écoute ça :
« O mon jardin d’eau fraîche et d’ombre,
Ma danse d’être, mon cœur sombre,
Mon ciel des étoiles sans nombre,
Ma barque au loin douce à ramer… »
Tu vois, ça , c’est d’Aragon. Amateur de canotage. Amie Karine, Un poète se cache parmi ces deux plumitifs. Sauras-tu le découvrir ?…
- T’es vache…
- Moi ? Pure calomnie ! Toutes les vaches sont rousses par ici !…
Campée plein sud à flanc de colline, juste à la sortie du village, cernée de vignes et de vergers, la ferme en imposait.
Elle n’avait plus de ferme que le nom, d’ailleurs. Trois corps de bâtiments solides, à deux niveaux, encadraient une vaste cour pavée de frais. Un mur d’enceinte épais, de trois mètres de haut, cernait le tout. Je n’imaginais pas qu’une ferme pût être aussi grande. C’était une sorte de bastide. Elle avait plus de deux siècles à en croire les dates gravées dans la pierre sur le porche d’entrée. C’était superbement rénové et entretenu, comme pour un concours de villages fleuris, des fleurs partout, et une glycine extraordinaire, contemporaine de la première pierre, qui occupait toute la façade de l’un des bâtiments. Un déluge de mauve. Une plante vénérable ô combien ! La Line Renaud du règne végétal !
Il y avait déjà quelques voitures dans la cour. Rien que des parigots, et deux 87. On n’était pas les dernières. Peut-être pas.
La propriétaire nous accueillit tout sourire, et nous accompagna vers nos chambres. C’était une Anglaise entre deux âges qui avait racheté la ferme il y a cinq ans avec son mari, pour y aménager des chambres d’hôtes. Quatorze chambres vraiment coquettes. Il faut reconnaître que c’était réussi. La bibliothèque surtout, très vaste, et reposante.
Il nous restait une petite heure pour nous installer et flâner.
Le médecin-G.O. pimpant la quarantaine bronzée jeans délavé chemisette blanche sourire aux lèvres et voiture de sport arriva en fin d’après-midi, et réunit tout le monde dans la salle à manger pour une première prise de contact en forme d’apéritif de bienvenue. Il s’appelait Dominique Nogra. Après s’être brièvement présenté, il invita chacun à faire de même.
Panou panou…
Hervé se dévoua.
Hervé avait quarante ans. Divorcé depuis deux ans, il s’était retrouvé au chômage, puis s’était fait embaucher dans l’imprimerie de son ex beau-père, ce qui lui permettait de payer la pension alimentaire de son ex-femme. Il se réveillait chaque nuit à deux heures du matin. Pas deux heures cinq ou deux heures moins cinq, non, deux heures pile, réglé comme une horloge. Il lui prenait alors une terrible sensation d’écrasement, et il ne se rendormait qu’au petit matin, d’un sommeil bref, peuplé de cauchemars. Jusque là, rien que du banal, du tout venant…
Il avait très mal à la nuque, Hervé, et il se plaignait aussi de l’estomac, à cause des anti-inflammatoires pour la nuque... On lui avait dit que ses limbes étaient hyperactives, son axe myalgique dévié, que ses neuro-modulateurs faisaient la java, qu’il réagissait douze fois plus vite que la moyenne aux stimuli émotionnels et qu’il fallait qu’il apprenne à séparer le devoir du pouvoir, et à faire la distinction entre « moi idéal » et « idéal de moi », sinon il était condamné à entrer à court terme dans la phase d’épuisement de Duc...
La vache...
Corinne lui succéda.
Corinne était une petite brune très timide qu’on entendait à peine. Pouvez-vous parler un peu plus fort, Corrine ? Sa voix coinçait. La trentaine fatiguée, elle était caissière dans un supermarché, apparemment solitaire, ou juste accompagnée d’un lumbago. Elle éclata brusquement en sanglots en nous expliquant qu’elle aurait voulu être hôtesse de l’air, mais qu’elle avait la phobie de l’avion... Elle s’était fait soigner, avait entrepris de très coûteux stages de désensibilisation en simulateur de vol, appris l’Anglais et l’Espagnol, subi des séances de réchauffement du plexus solaire agrémentées d’application d’huile d’estragon dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, pour finalement se faire bouler à la sélection à cause de sa trop petite taille... La nuit, son lit devenait comme un piège monstrueux où des reptiles à tête de souris la cernaient, où elle était incapable de distinguer le rêve de la réalité. Quelqu’un était là, tapi dans l’ombre, et qui l’observait. Sa pire angoisse, c’était de penser qu’elle était peut-être seule à ressentir ce genre de choses. Elle était surtout venue ici pour communiquer avec des personnes qui ressentaient les mêmes symptômes.
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