Pas simple…
A ma grande surprise, Karine se leva pour parler de ses problèmes au travail, et aussi de ses problèmes de couple avec les ascenseurs.
- Qu’est-ce qui pourrait vous arriver de pire lorsque vous êtes dans un ascenseur ? Demanda le médecin.
- Qu’il se bloque, répliqua Karine instantanément. Qu’il tombe en panne !
- Vous connaissez certainement un peu les probabilités ? A votre avis, combien y a-t-il de chances pour que cela se produise ?
- Je... je ne sais pas, mais cela peut arriver ...
- Effectivement. Cela peut arriver. Et si cela arrive, est-ce que vous pensez que vous allez cesser de vivre ?
Karine se contenta de hausser les épaules, puis se rassit avec une mine renfrognée.
Une mère était venue avec son fils. Un cas d’onychophagie avéré…
C’était le fils le problème, du moins, c’est ce que disait sa mère :
- Vous comprenez, docteur, à vingt-quatre ans, il est temps de penser à terminer ses études... On ne peut pas faire ça toute sa vie, il ne fait plus que ça, il n’y arrive plus... Depuis un an, ses notes se sont dégradées, il ne suit plus, il va tout gâcher, vous vous rendez compte, en quatrième année, presque ingénieur informaticien, c’est un désastre, il fume comme un pompier maintenant, dites-lui que ça fait du mal, et dix cafés par jour, ça ne peut pas faire du bien... Dites-lui, vous, parce que moi...
- Effectivement, fit le médecin, effectivement... Mais dites-moi, jeune homme, vous êtes en dernière année, cela sous-entend que ça s’est plutôt bien passé jusqu’à présent ?
- Euh, oui, fit le garçon en se rongeant un ongle, mais... mes parents sont en instance de divorce, c’est un peu compliqué...
- Mais pas du tout ! Brailla la mère en se levant. Laisse moi expliquer au docteur ! C’est vrai quoi, on dirait que tu nous fuis ! Toujours enfermé dans sa chambre avec son ordinateur et ses pizzas, même la nuit, il ne dort plus, je le sais, la lumière est allumée à pas d’heure ! Avant il était gai, normal, sportif aussi, du football !… Regardez-le… ces yeux cernés, et il s’est fait raser le crâne maintenant, on dirait un bagnard ! Il le sait que ça me contrarie !
- Maman, s’il te plaît...
- Ah ne m’interromps pas en plus, hein ! J’explique au docteur. Il a besoin de savoir !
Le grand gamin se leva en soupirant et quitta la pièce sans dire un mot. Il claqua la porte en sortant. Brrrr....
- Voyez, docteur, explosa la mère, qu’est-ce que je vous disais ! Il fuit ! Comme il est devenu !… Plus rien lui dire !… Dites-lui, vous !
- Je le verrai demain matin en premier, rassura le médecin, je le verrai, ne vous inquiétez pas...
Puis ce fut le tour de Simone.
Je ne me sentais pas bien tout d’un coup...
Simone avait quarante ans. Elle était devenue incapable de conduire depuis qu’une voyante lui avait prédit qu’elle risquait un accident de voiture. Elle était venue en taxi depuis Limoges, en disant à son mari qu’elle allait chez sa mère. Elle se tapait maintenant chaque jour deux heures de bus pour aller au travail et en revenir, au lieu d’une demi-heure de voiture auparavant. Elle avait deux enfants. En parler lui redonnait le sourire, mais elle se demandait ce qu’ils allaient devenir lorsqu’elle aurait disparu. Tout ce temps qu’elle passait dans le bus, c’était du temps qu’elle ne passait plus avec ses enfants. Du temps perdu, de la vie volée. Il lui restait si peu de temps... Elle se sentait vieillir, se bourrait de magnésium, et ne mangeait plus que des substituts de repas.
Pour tenter de récupérer, elle s’était fait faire un lifting, avait testé plusieurs régimes, l’aérobic, aussi, mais ça l’essoufflait trop, ça lui donnait des palpitations, mourir comme ça, disait-elle, ce serait trop stupide. Elle parlait sans arrêt depuis dix minutes, on ne pouvait plus l’arrêter, ça sortait comme un flot, comme un torrent, de plus en plus vite, elle revenait sur son enfance, ses parents boulangers, et sa haine du pain, jamais de vacances, à cause de cette saleté de pain, elle qui rêvait de suivre ses copines en colonie, mais ses parents ne voulaient pas, on ne sait jamais, avec ces accidents de bus que l’on voyait à la télé, et tous ces pédophiles en liberté, et puis il y avait le pain, qui demandait des bras... Ses parents. ? Ca faisait dix ans qu’elle ne les avait pas revus...
- C’est bien, c’est bien Simone, il faut en parler, nous en reparlerons demain, coupa le médecin pour endiguer le flot, parce qu’il y en avait d’autres…
Il y en avait d’autres ?
Je commençais à avoir du mal à respirer. On étouffait dans cette salle. Il y avait plein de mauvaises ondes. J’ai jeté un coup d’œil à Karine, comme pour dire « Qu’est-ce qu’on fait ? » Elle haussa les épaules. On était là maintenant, fallait voir...
Ce fut le tour de Christian. Il se leva et vint se mettre face à nous pour nous parler, comme s’il allait nous faire une conférence... Il devait approcher la cinquantaine sans les paraître. Il était grand, bronzé, grisonnant, avait visiblement l’habitude de parler en public. Ce n’était pas cela son problème. Il était PDG d’une petite entreprise de bâtiment, vingt-cinq personnes, beaucoup de travail, il parlait vite, rigolait tout le temps, semblait heureux d’être là et d’avoir un public, de pouvoir parler de lui.
Son père était mort l’année dernière d’une embolie cérébrale, et ça lui trottait dans la tête depuis, c’est le cas de le dire… Il avait entamé la période insomnies, puis découvert les vertiges, l’anxiété, les crampes dans les jambes, les picotements dans la poitrine, et aussi une étrange sensation de décollement des tympans par moments, comme un claquement dans les oreilles. Oui, oui ! Moi aussi ! Confirma Simone avec enthousiasme... Le matin, il sentait sa tête prise dans un cercle de fer.
Il expérimentait tout ça avec angoisse pour la première fois de sa vie, en parlait comme s’il était le seul concerné, un cas unique. Mon pauvre monsieur… si vous saviez comme il y a du banal là-dedans, du redondant, du déjà vu, du réchauffé... Limite plagiat. Il buvait trop, mangeait mal, fumait un peu, sortait le soir...
- Vous devriez commencer par freiner sur l’alcool, éviter les graisses et les sucres, dormir à des heures régulières, et oublier un peu la cigarette, conseilla le médecin...
- Vous croyez que cela me fera vivre plus longtemps ?
- Peut-être pas, mais au moins, la vie vous paraîtra plus longue...
Cela fit rire Karine seulement.
- Merci, mademoiselle, fit le médecin.
A voir la qualité de la sape, Christian l’entrepreneur n’était pas dans le besoin.
Il nous le confirma d’ailleurs en s’excusant pour l’alarme de son coupé Mercedes qui s’était déclenchée intempestivement tout à l’heure dans la cour. Elle était réglée trop sensible, c’était voulu, on avait essayé de lui piquer trois fois en deux mois, sa nouvelle bagnole, dont une fois avec lui-même à l’intérieur, la nuit, sur l’autoroute… ça faisait beaucoup… Il était devenu obsédé de la sécurité, ça lui donnait des sueurs froides de la laisser dehors. On n’a pas idée, aussi, se balader avec un engin pareil dans la nature, ça fait des envieux, forcément. Est-ce qu’on se promène dans la rue le soir avec une rivière de diamants autour du coup ? Faut réfléchir avant de frimer, on vous observe, et pas toujours pour admirer. Il y a des méchants, des gros vilains, des qui adorent piquer les jouets de leurs petits camarades. Ils sont un peu taquins parfois. Ils peuvent même vous casser le nez ou vous menacer avec un couteau de cuisine pour emprunter votre véhicule. Et sans votre consentement qui plus est.
Et plus c’est une grosse cylindrée, plus ils sont agressifs. Il paraît qu’ensuite, ils vont les revendre en Afrique ou en Ouzbékistan... C’est pas bien. Si cela vous arrive, il faut le dire aux gendarmes. Dieu merci, on n’a pas tous ces problèmes avec une vieille Clio.
Tout de même, la vie, c’est compliqué. Les gens sont méchants, c’est des jaloux. C’est ce qu’il expliquait Christian… Ses employés ne l’aimaient pas, les ingrats ! Il le savait, à cause des graffitis sur les murs. On lui avait crevé les pneus une fois. Vous vous rendez compte ! Mais il avait trouvé la parade ! Un abri souterrain pour la voiture, et quelques caméras vidéo par ailleurs, des miniatures, indécelables, pour la sécurité.
Son visage changea lorsque le médecin lui demanda si sa vie personnelle était équilibrée, s’il était marié, s’il avait des enfants...
- Arrêtez de me faire chier avec vos questions indiscrètes, répondit-il, très venimeux, puis il retourna s’asseoir à sa place, l’air abattu, et on ne l’entendit plus.
Restait un jeune couple, la trentaine, une autre jeune femme qui retardait au maximum le moment de son tour, et restait moi. J’ai posé ma main sur le bras de Karine, elle l’a tapotée. La mère hystérique nous a balancé un regard outragé. Qu’est-ce qu’on a fait ? Ah ouais, ça y est ! Je sais ce qu’elle pense...
- Ca va ? a demandé Karine en se penchant vers mon oreille, ce qui aggravait notre cas...
- Je suis en hypoglycémie, fis-je, ils sont en train de me pomper tout mon sucre... Pas que le sucre…
- Tu veux qu’on sorte ?
- Non, non... On va pas commencer à se faire remarquer...
C’est le mari, ou du moins ce qui semblait en faire office, qui officia pour le jeune couple.
Ils habitaient Limoges et voulaient avoir des enfants, mais sa femme, Monique, était terrorisée par l’idée de l’accouchement. Le syndrome d’Alien. La vision insupportable d’une chose qui pourrait se développer à l’intérieur de son corps. Pour plus de sécurité, elle refusait de cesser de prendre la pilule. Ca compliquait… En plus, elle avait trouvé le moyen d’entrer dans une secte à l’insu de son mari, où elle avait suivi un régime végétarien qui l’avait considérablement affaiblie.
Elle dépensait des sommes folles mais refusait de dire ce qu’elle faisait de l’argent, elle buvait un peu trop, avalait des quantités considérables de médicaments homéopathiques, dont il nous fit la liste, s’était abonnée à tous les magazines médicaux du marché, et lisait le dictionnaire Vidal le soir pour s’endormir. Elle leva le doigt et prit la parole, d’une petite voix fluette, pour demander s’il était possible de déplacer le lit dans sa chambre, parce qu’elle devait dormir la tête au Nord...
Ne restait plus qu’Alice, qui s’était assise tout près de nous, comme en recherche de connivence. Elle n’avait pas encore ouvert la bouche, que son visage était déjà rouge cramoisi. Alice était avocate à Limoges, mais elle ne parvenait plus à prendre la parole en public, depuis qu’elle s’était cassé une jambe au ski, ce qui lui posait évidemment de sérieux problèmes dans l’exercice de son métier...
Elle décrivit un sentiment d’attente, l’approche d’une menace imprécise. Elle avait essayé de prendre des vacances, mais cela n’avait fait qu’aggraver son état. Elle se plaignait de sévères maux de ventre depuis son divorce, était en plein contrôle fiscal, et vivait maintenant avec un homme qui avait 24 ans de plus qu’elle, qui était retraité de la SNCF, et qui passait ses journées à pêcher le gardon sur les bords de la Vienne.
Alice n’allait pas bien, ça se lisait sur son visage. Un médecin affligeant lui avait dit qu’elle était une sorte de maniaco-dépressive hypocondriaque qui s’ignorait. Probablement pour faire l’intéressant... Elle ne savait pas trop ce que cela voulait dire, et cela n’avait fait qu’augmenter son inquiétude. Il lui avait aussi prescrit une solide dose d’antidépresseurs, mais ne ressentant aucune amélioration de son état depuis six mois, elle se sentait sombrer.
Le jeune médecin notait, notait, souriait, encourageait, consolait. Il était sympa. Heureusement, parce que bonjour l’ambiance…
Il écouta ma petite histoire avec abnégation, la version courte, très courte, à peine quarante secondes, une sorte de condensé, de minimum convivial, puis il prit la parole.
- Mesdames messieurs, merci à tous pour ce petit effort. Je sais que c’est difficile parfois d’évoquer ce genre de problèmes en public, mais nous sommes ici pour travailler en groupe, nous entraider, nous épauler. Il est indispensable de se connaître un peu. Bien. Voici le programme de nos trois prochains jours de stage : Je vous verrai tous en consultation individuelle cet après midi. Demain vendredi nous accueillerons Monsieur Duplessis, naturothérapeute, sophrologue et acupuncteur, qui vous proposera une séance d’aromathérapie. L’après-midi, intégration sensorielle, suivie d’une randonnée-relaxation dans la campagne. Samedi matin, atelier « plaisir des sens et émotion palpable », avec initiation au toucher, méditation transcendantale Hata-Yoga et taï-chi-chuan. L’après-midi, hygiène de vie, travail sur soi, développement personnel selon la méthode du moine et guide spirituel Allemand Anselm Grün, maîtrise des énergies, stimulation des chakras, électromagnétisme et transmutation intérieure. Dimanche matin dessin méditatif et imagerie subconsciente, suggestopédie et rapports avec les influences planétaires du cosmos, par notre deuxième consultante invitée, l’astrologue scientifique et graphologue Madame Chantal.
Pour finir, je vous ferai un exposé sur les carences alimentaires, les salades crétoises, le Yin et le Yang, les radiations radiotelluriques, les cercles vicieux, les rapports entre le subconscient et le monde quantique, le magnésium, le calcium, les oligo-éléments. Je vous proposerai au final un traitement individualisé et je vous indiquerai les tarifs d’adhésion à l’association de thérapeutes et de patients que j’ai l’honneur de présider. Après ce stage, je resterai disponible selon les taris indiqués dans la brochure, pour tout conseil, consultation, ou adaptation du traitement, ceci par téléphone, courrier, e-mail, ou télépathie… Non, je plaisante… Pour le courrier, je veux dire…
Il y eût serrage de mains général, et la petite troupe se dispersa.
Nous nous retrouvâmes dans une immense salle à manger dallée pour le dîner, qui s’avéra délicieux, même le veau, qu’il me pardonne. Je me tenais un peu à l’écart, en bout de table, avec Karine en bouclier humain…
Chapitre 11
Le clafoutis achevé, chacun gagnait sa chambre, sauf nous évidemment. On n’avait pas envie de s’isoler, pas sommeil, et plein de confidences à se faire. Bientôt il ne resta plus que nous deux et le jeune couple qui cherchait un moyen d’accoucher.
Karine avala deux pilules roses avec un verre d’eau.
- C’est quoi ? Demandai-je.
- C’est Alice qui me les a données. Il paraît que c’est très efficace contre les cauchemars. C’est légèrement euphorisant. J’en ai besoin ce soir…
- Tu devrais peut-être n’en prendre qu’une seule, pour un essai…
- Trop tard…
Le mari de Monique prit congé, disant qu’il ne voulait pas rater les infos, puis demanda :
- Tu viens, Momo ?
Monique répondit par un « j’arrive » nerveux qui voulait dire « lâche-moi »
Dès qu’il eût disparu dans l’escalier, le petit bout de femme qui avait, paraît-il, échappé à la secte et aux régimes végétariens se rapprocha de nous.
- Vous savez quoi, fit-elle à voix basse, il a des jours j’aimerais bien redevenir célibataire, comme vous… Je déteste qu’on m’appelle Momo… Il le fait exprès…
Elle sortit de son sac un minuscule flacon rempli d’un liquide épais et jaunâtre, puis en dévissa le bouchon, déposa un peu de liquide sur son index, et commença à se masser le front en exécutant de petits cercles.
- Qu’est-ce que c’est ? demandai-je
- C’est une huile de palme de bords du Nil. Elle était déjà utilisée du temps des Pharaons.
- Quels Pharaons ?
- Ben, les Egyptiens... Osiris, Toutankamon... Vous n’avez pas lu Christian Jacq ? L’Egypte, c’est le berceau du magnétisme !
- De l’électromagnétisme vous voulez dire ? S’inquiéta Karine.
- Oui, oui ! C’est électrique aussi... Il y a des médiums qui transmettent le fluide !
Karine eut un léger mouvement de recul avec un haussement de sourcils qui voulait dire « Hou là là... »
- Vous n’avez pas lu Christian Jacq ? Redemanda Monique.
C’est à ce moment là que Simone entra dans la pièce, une tasse fumante à la main, telle une prêtresse du temple d’Amon. Simone, la fille des boulangers, qui attendait avec angoisse l’accident que lui avait prédit sa voyante. C’était quand même curieux cette histoire. D’habitude, les voyantes sont plus malines, plus commerçantes. Elles prédisent uniquement ce que semblent souhaiter leurs clientes, c’est facile à découvrir, quelques questions mine de rien, on se renseigne, on fait parler, elle vient aussi pour parler, la cliente, on la fait prendre en filature discrètement, pour observer ses faits et gestes, puis on adopte un air pénétré pour annoncer un événement heureux, du positif, de l’anodin, pour provoquer des « ah, mais comment avez vous deviné ? », du statistiquement plus que probable, bref, tout ce qui fait que la cliente va avoir envie de revenir consulter. Il faut absolument qu’elle ait envie de revenir, la cliente, pour entendre à nouveau ce qu’elle a envie d’entendre, à l’infini, et régler la facture, satisfaite, convaincue, soulagée, et avec le sourire. Il existerait donc des voyantes stupides ? C’est pas possible… Ou sadiques ? C’est la faillite assurée, les pauvrettes...
- Je m’excuse fit Simone, je n’écoutais pas aux portes, mais j’étais dans la cuisine, et j’ai entendu votre conversation... Je peux me joindre à vous pour finir ma tisane ? Vous en voulez une ? C’est du fruit de la passion, avec du beurre de Karité et du miel d’acacia. C’est très bon...
Non. Apparemment, personne ne voulait de tisane au beurre...
- Vous parliez de magnétisme ?...
- Oui, fit l’inquiétante Monique, toujours à voix basse, comme si elle complotait, j’expliquais à Karine et Isabelle que l’Egypte est le berceau du magnétisme...
- C’est sûr, slurp, hou c’est chaud ! Confirma Simone entre deux gorgées sirupeuses, mais le plus important, c’est l’énergie ! La circulation d’énergie !
Bigre diantre ! Cette fois, on était en plein cours de physique théorique, ce qui semblait intéresser fortement Karine...
- Ah oui, tout à fait, s’exclama Monique, visiblement ravie de trouver un écho à ses théories, tenez, regardez !
Elle sortit de son sac un autre petit flacon rempli d’un liquide bleuté cette fois.
- C’est du parfum ? M’enquis-je.
- Oui oui, fit-elle avec gourmandise, un parfum très spécial... Il nettoie les champs énergétiques...
Karine avala sa salive et fronça les sourcils. Son regard vert acéré passait de l’une de nos interlocutrices à l’autre de plus en plus rapidement. Mon dieu, me dis-je avec angoisse, pourvu qu’elle se mette pas en tête de leur faire passer un contrôle oral de physique...
Trop tard...
- Dites-moi, susurra la perfide rouquine, j’ai un peu de mal à vous suivre... qu’est-ce que vous appelez un « champ énergétique » ?
La question ne les déstabilisa pas le moins du monde. La réponse fusa de la bouche de Monique, ce qui coupa l’herbe sous les pieds de Simone :
- Mais c’est l’Aura ! Les ondes que l’on a tous autour de notre corps ! Il n’y a que les médiums qui les voient. Comment vous expliquer simplement... C’est comme autour d’un aimant...
- Oui, crut bon de préciser Simone, ce sont des ondes, vous savez... Il y a des gens qui ont de bonnes ondes, d’autres de mauvaises, pas forcément parce qu’ils sont mauvais, quand ils sont malades aussi, ça dépend...
- Ah oui, approuva Karine, s’ils sont mauvais et malades ça doit faire des ondes lamentables... Mais c’est quoi au juste, une onde ?...
Cette fois, la réponse eut un peu plus de mal à venir. Un ange passa. Ils sont partout ! Je pouvais lire dans les pensées de nos deux interlocutrices. Elles se disaient : « Mais c’est pas possible, elle est bouchée la poil-de-carotte... Elle est vraiment cruche ou elle le fait exprès ?... » Karine attendait, immobile, les yeux légèrement écarquillés, le sourire légèrement niais. Pas plus, juste ce qu’il fallait. Les deux conférencières en face de nous échangèrent un regard, puis un haussement d’épaules, une sorte de « j’y vais ou t’y vas ?... » Monique se lança :
- Une onde, une onde, ça ne s’explique pas une onde, tout le monde sait ce que c’est une onde...
- Les bonnes et les mauvaises ondes, continua Karine, on les reconnaît à leur longueur ou à leur fréquence ?
- Oui, bien sûr, c’est plus fréquent de tomber sur de mauvaises ondes, malheureusement...
Karine eût un hoquet nerveux, mais elle parvint à conserver son sérieux pour enchaîner, en prenant un air pitoyable :
- J’aimerais bien avoir de bonnes ondes... Je suis sûre que j’ai de mauvaises ondes, je le sens, surtout en ce moment...
Je souriais à tout le monde…
- Moi, fit Simone, j’ai acheté un Spectron, il y a six mois, au salon de la voyance à Limoges.
- Un Spectron ?
- Oui, c’est... comment dire... c’est une sorte de lampe à rayonnement ionisant... c’est très bénéfique, ça améliore la circulation de l’énergie, ça soulage certaines douleurs, ça éloigne les microbes, en fait, ça coordonne le flux des fréquences bio-énergetiques...
- Toujours ce problème de fréquences, fit Karine désolée, c’est de plus en plus fréquent, c’est comme pour les ondes...
- Ah non, c’est pas pareil, rectifia Monique avec autorité.
- Qu’est-ce qui n’est pas pareil ?...
Hou là... Calmons le jeu...
- Excusez-moi, Simone, interrompis-je, mais... C’est cher, ce... Spectron ?
- Euh... Je l’ai eu à 900 euros, en discutant un peux... C’était une promotion spéciale pour le salon...
J’ai regardé Karine en me grattant la tête, et j’ai fait un rapide calcul mental, comme tout le monde : 900 fois 6,55... Pas facile, mais ça doit faire beaucoup d’argent... C’est dingue...
- Et vous en êtes contente, de votre Spectron ? Demanda Karine.
- Euh... Oui... Il faut du temps pour que les fréquences soient bien imprégnées, mais ça doit être efficace, parce qu’il en a vendu pas mal au salon...
- Qui ça « Il » ?
- Le médium, le professeur Sakoulanta.
- Ah... Il est professeur ?
- Oui, il enseigne, aussi, il organise des stages...
- Pas chers, au moins ?...
- Non, non, c’est pas très cher...
- Et à part ça, demandai-je, il ne vendait rien d’autre ?
- Euh, si... Des pommades pour améliorer la dispersion spatiale de l’Aura, des thèmes astraux tridimensionnels, des statuettes en pierre du pôle Nord, de l’huile de palme des bords du Nil, celle-ci, et un chronoviseur...
- Un chronoviseur ? Quoi donc est-ce ? S’affola Karine.
- C’est une machine à remonter le temps... Ca permet de retourner dans son passé pour rechercher les causes du mal... Ca me tentait, c’était en promotion aussi, mais je n’ai pas osé, ça me fait peur...
- Effectivement, opina Karine, ça fait peur... A la limite, c’est même carrément effrayant...
- Et le docteur Nogra, il est au courant de tout ça ? Demandai-je.
- Oh non, faut pas lui en parler, fit Monique avec un air dégoûté, ça ne servirait à rien... Les médecins ne comprennent rien aux perceptions extra-sensorielles, ils ne connaissent pas les énergies biotiques, ils ne savent pas maîtriser les fluides spatiaux... ce sont des scientifiques, vous comprenez, des sci-en-ti-fiques... Mieux vaut attendre les consultants….
- Mais vous, par contre, Monique, susurra Karine, l’œil plus vert que jamais, vous maîtrisez toutes ces arcanes ?...
- Arcanes ?
- Ces mystère, qui les dépassent...
- Moi, c’est pas pareil... J’ai fait des stages, quatre week-ends, l’année dernière, avec des médiums-assistants...
- Ah d’accord, continuait Karine, avec un léger chevrotement dans les cordes vocales, Les médecins et les « scientifiques » qui ont fait huit ans d’études supérieures ne comprennent rien, mais vous, en quatre week-ends, vous avez tout compris...
- Qu’est-ce que vous voulez dire ?...
Je perçus une légère tension dans le ton de la voix de Monique, comme l’ombre d’un soupçon d’agacement. J’aime pas quand il y a des vagues, ça me stresse, et je me suis dit qu’il valait mieux essayer de calmer les esprits avant que la veillée des chaumières ne bascule dans l’incontrôlable...
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