Il y avait beaucoup d’agitation sur les quais, en contrebas, plein de gens bariolés autour de dizaines de petits bateaux jaunes et oranges alignés les uns contre les autres, des canoës, surtout, mais des kayaks, je crois, aussi.
- On descend jeter un coup d’œil, proposa Karine.
Je ne me fis pas prier. J’avais le vertige…
Hommes femmes et enfants de tous âges et de toutes origines s’affairaient autour des embarcations, sous la houlette d’organisateurs bronzés à la barbe méticuleusement naissante. Il y avait beaucoup de grands blonds à la peau laiteuse, et de petits blonds ravissants aux yeux bleus. On entendait parler allemand, Anglais, Italien, Espagnol, puis une autre langue germanique que je ne connaissais pas, certainement du Hollandais...
- Il y a beaucoup de Hollandais par ici, confirma Karine, ils adorent cette rivière. On dirait qu’ils se sont donnés le mot...
Tout ce petit monde en vacances respirait la santé et la crème solaire. Ca faisait plaisir à voir. Quel contraste avec les pensionnaires de la ferme… Ils s’affairaient avec le plus grand sérieux à la préparation des bateaux, visiblement, la plupart n’étaient pas des novices. Ceux qui ne respectaient pas les consignes se faisaient tancer vertement dans un mélange d’Anglais et d’allemand, et tout rentrait dans l’ordre.
J’étais surprise de voir autant de très jeunes enfants. Ce n’était donc pas si dangereux que ça, naviguer sur cette rivière ? Avec un bon gros gilet de sauvetage, ça doit flotter comme un bouchon ces petits bouts, mais l’eau paraissait froide... N’étais-je pas plus inquiète que leurs propres parents ? N’étais-je pas la seule à être inquiète ?
- C’est marrant tous ces gamins blondinets, fit Karine. Parfois, je pense aux enfants que j’aurai, et il me semble que je les aime déjà... C’est bête, non ?
- Arrête de rêvasser... Pour l’instant, tu ferais mieux d’aimer quelqu’un qui serait déjà né, et qui aurait, disons, à peu près le même âge que toi... Les enfants, il sera bien temps de les aimer quand ils seront là.
Le rituel de préparation accompli, les uns derrière les autres, les candidats au voyage prenaient place dans les canoës et s’éloignaient lentement sur la Dordogne. On distinguait facilement les cadors, qui filaient droit vers l’aval, le coup de pagaie souple et régulier, et les débutants fébriles qui piochaient l’eau pour s’extraire des algues vertes qui affleuraient en surface.
C’était magnifique toute cette flottille colorée qui s’éloignait dans le soleil au-delà des arches du pont.
Une énorme barque de bois venue d’une autre époque était amarrée au quai. Elle semblait prendre l’eau.
Mon attention fut attirée par une discussion agitée entre deux hommes sur la berge. Apparemment, il y avait un problème, et cela se remarquait d’autant plus qu’ils parlaient en Français... Ce n’était pas des organisateurs. Ils n’avaient pas le look plagiste.
L’un d’eux paraissait assez jeune, peut-être dans les vingt-cinq ans, l’autre était plus âgé, certainement son père. Je percevais quelque chose de familier dans l’attitude du jeune homme, un peu comme si je l’avais déjà rencontré quelque part.
Le plus âgé poussait l’embarcation vers la rivière, mais manifestement, son jeune coéquipier ne voulait plus entendre parler de la promenade. Il faisait « Non » de la tête, et commençait à retirer son gilet de sauvetage. Ca me fit sourire.
- Tu as vu, fis-je en tapotant le bras de Karine, on dirait que je ne suis pas un cas unique d’allergie au bateau...
- Les Français ont peur de l’eau froide, c’est pas comme les nordiques...
Tout de même, ça m’intriguait...
- Viens, fis-je, allons voir ce qui se passe.
- Non, arrête... C’est pas correct... T’es vraiment trop curieuse...
- Mais non... Prêtes-moi ton appareil photo, attends-moi là, je reviens.
En fait, je ne savais pas trop ce qui se passait entre eux, mais je me doutais. J’avais besoin d’une confirmation. Je ne savais pas pourquoi, mais quelque chose au fond de moi cherchait à en savoir davantage.
Je me suis approchée discrètement, comme si de rien n’était, en faisant semblant de photographier les maisons perchées au-dessus de l’autre rive. Je pouvais entendre la conversation.
Celui que je pensais être le père ramenait le canoë sur la berge. Il avait l’air déçu, un peu grognon, mais sa voix était calme.
- C’est dommage, Julien, regrettait-il, renoncer maintenant, alors que le plus dur était fait, c’est vraiment dommage...
Le Julien en question s’était assis sur la coque retournée d’un canot, les genoux repliés sur la poitrine, il essayait de relacer ses chaussures, mais ce n’était pas simple, à cause de ses doigts, qui tremblaient doucement.
Il répondit qu’il était désolé, d’une voix un peu enrouée, qu’il voulait vraiment le faire, mais qu’il n’était pas prêt, pas aujourd’hui. Ah bon ?
L’homme s’approcha de lui, et lui tapota le sommet du crâne, retirant sa main vivement :
- Hou-là ! Ca chauffe là-dedans... C’est con, avec ce beau temps, à force d’en parler, je m’étais donné envie de la faire, moi, cette descente...
- Demain, fit le jeune homme, il y a un autre départ demain à quatorze heures, demain ça ira mieux, sûr, on la fera demain, je préfère...
- Ok, Julien, ok... C’est toi qui décideras. Tu as compris pourquoi il faut le faire ? Tu as compris ce que je t’ai expliqué ? Tu es convaincu ? Bien. Maintenant, c’est toi qui décides. Je ne veux pas te forcer, mais je ne peux pas décider à ta place...
- Pas la peine de me répéter ça, je le sais déjà.
- Eh bien moi, je pense qu’il est nécessaire de le répéter. Allez, donnes-moi un coup de main.
Ils récupérèrent quelques objets dans le canoë, et les rangèrent dans le coffre d’un gros 4X4 garé à proximité. Un des organisateurs s’approcha :
- Qu’est ce que vous faites, docteur, vous n’y allez pas ?
Docteur ?
- Non, j’ai un matelot qui ne se sens pas très bien... Pas de gènes de gabariers dans sa carcasse... Gardez le chèque, et mettez nous une de ces coquilles de noix de côté pour demain, on fera mieux demain, n’est-ce pas, Julot ?
Visiblement agacé, le Julot se contenta en guise de réponse d’une mimique désabusée et d’un petit haussement d’épaules. En clair et en espagnol, ça voulait dire quelque chose comme « Manana sera otro dia... » Je ne sais pas comment cela se dit en Hollandais...
Le médecin monta dans son char d’assaut, puis passa le coude à la fenêtre :
- Ecoute, Julien, surtout, ne te prend pas la tête avec ça. Va faire un tour au soleil, va manger un crêpe, pense à tout ce que je t’ai appris. Le plus dur est fait, ce n’est pas une façon de parler, c’est la réalité. Une bonne nuit de sommeil et demain, on termine ce que l’on a commencé. Ok ?
- Ok.
A ce moment là, j’ai pointé l’appareil vers eux, et j’ai pris une photo. Comme un réflexe, comme si je voulais les retenir. Le flash crépita stupidement, ce qui attira leur attention. Ils regardèrent dans ma direction, puis le jeune homme s’appuya sur la porte du 4X4 et prit une pose exagérément souriante, style publicité pour voitures, limite moqueuse.
J’avais l’air cruche, j’en suis certaine…
Je fis un signe négatif et gêné de la main, comme si je voulais m’excuser, mais ils ne bougeaient pas. Ca pouvait durer longtemps...
- Allez-y, mademoiselle, brailla le plus vieux en rigolant.
J’ai recadré comme je pouvais, je voyais trouble, et j’ai pris la photo.
Le médecin a démarré en faisant un petit signe amical.
Toute une colonie de canards s’est approchée de moi avec circonspection. Des canards cabotins ? ils voulaient que je les prenne en photo eux aussi ? Non… En pension… Il y avait plein de miettes de pain à mes pieds, ils attendaient que je libère les lieux pour casser la croûte...
J’étais plantée sur les pavés au milieu des canards avec mon appareil à la main et on se regardait.
Lui aussi était planté là, après tout, il avait fière allure à côté de son canoë renversé, les bras croisés sur la poitrine, et je savais ce qu’il pensait. Il pensait : « Voilà bien une superbe chtarbée de touriste qui fait du safari photo dans l’autochtone… Elle veut certainement ramener des spécimens typiques de Corréziens dans leur milieu naturel, pour les montrer à ses copines, en rentrant au pays... »
Je suis plutôt grande et blonde, il devait penser que j’étais Hollandaise ou nordique, quelque chose comme ça... « Elle va me donner un Euro, pensait-il, elle va me donner un Euro pour que je prenne la pose avec la Dordogne et les maisons typiques à l’arrière plan, je le sens venir… »
Il a bien fallu que nos regards se croisent.
On sait ce que c’est croiser un regard. On en croise des tas de regards tout le temps dans la vie, à toute heure du jour, de la nuit même, parfois. Il se passe rarement quelque chose, alors on s’habitue, on n’y prête plus guère attention, sauf parfois, lorsque l’espace d’une seconde, on se rend compte que rien au monde ne peut mieux exprimer l’émotion qu’un regard. A côté d’un regard, la musique n’est rien. Même la musique de Céline Dion n’est plus rien, c’est vous dire...
Mon René…
Cela ne dure qu’une seconde. Durant une seconde, on a le privilège de franchir cette barrière invisible qui sépare les êtres.
On dirait que le temps s’arrête, mais c’est une illusion. Au-delà de cette seconde, c’est terminé. Le doute s’immisce, on prend du recul, on se méfie, et on retourne à la réalité des choses. Heureusement, d’ailleurs, rendez vous compte ! La vie serait impossible ! Une seconde c’est bien assez, pour ceux qui savent la saisir, comme Prévert, souvenez-vous, au parc Montsouris...
J’ai regardé ailleurs, parce que je sentais que quelque chose l’agaçait. Moi ? J’ai regardé de nouveau vers lui en essayant de sourire.
- Bonjour, fit-il, vous êtes française ?
J’ai failli dire « Et vous ? » mais je me suis récupérée, et j’ai répondu quelque chose comme « Euh, oui, bien sûr... ». Il s’est approché et m’a tendu la main :
- Je m’appelle Julien, je suis d’ici, enfin, pas loin... Vous êtes en vacances ?
- Euh, pas vraiment, juste de passage, on repart demain.
- Vous n’êtes pas seule ?
Là j’ai failli dire « si », mais je ne pensais pas à la même chose. J’ai juste dit « Non, je suis avec une amie », et j’ai fait un signe à Karine pour qu’elle vienne nous rejoindre.
- Je vais devoir rentrer pour me changer, fit-il en montrant sa tenue de marin d’eau douce, mais si ça vous dit, on peut se retrouver ce soir pour manger un crêpe, vous n’avez rien contre les crêpes ?
Le chœur des vierges de Montparnasse :
- Non, non...
- Là-bas, au bout du quai, presque sous le pont, vous voyez, il y a une crêperie avec un terrasse très agréable, le soir, au bord de la Dordogne. Disons à huit heures.
J’ai regardé Karine, elle faisait juste un petit signe approbateur de la tête. Alors j’ai dit Ok, et puis on s’est serré la main et le courant passait. Ca ne s’explique pas. Le courant passe ou il ne passe pas. C’était comme de petites décharges électriques.
On a regagné l’hôtel. Il s’appelait « Le Sablier du temps ». Un drôle de nom pour un hôtel. Je parie que c’est le seul hôtel au monde à s’appeler comme ça, mais pourquoi pas. Karine a ouvert ses valises, et je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Impressionnant. Elle était parée pour une expédition de trois semaines au sud de la Patagonie, pendant l’hiver austral ! Il y avait de tout : Quantité de vêtements d’été comme d’hiver, lunettes de soleil, bonnet, coupe-vent, maillots de bain, collants, fond de teint, écran total, rouge à lèvres variés, jumelles, médicaments, anti-moustique, conserves, eau minérale, cuillères, couteaux, fourchettes, décapsuleur, boules Quiès, livres, cassettes, mouchoirs en papier, allumettes, trois tubes de dentifrice, des gâteaux secs, des petits sachets de sucre en poudre, des vitamines...
- Tu sais, fis-je remarquer, on n’est pas au Tibet, ici... Il y a des magasins ouverts, des pharmacies, et même des supermarchés...
- Je sais...
Et puis j’aperçus une petite boîboîte bleutée...
- T’as des préservatifs ? M’enquis-je, l’air innocent...
- Euh... c’est des vieux trucs... j’ai pas fait attention...
Je pris la boite en question pour l’examiner :
- T’as raison ma pauvre fille... La date de péremption est dépassée...
Elle se précipita sur la boîte :
- C’est pas possible, je l’ai achetée...
- Tu l’as achetée la semaine dernière... C’est écrit dessus...
Elle jeta la boîte brutalement dans sa valise et me foudroya du regard. Elle était folle de rage poil de carotte...
- Et alors, hein ?... Et alors ?... Tu en déduis quoi dans ta petite tête ?... J’ai des comptes à te rendre peut-être ?...
- Tu as raison Karine... Faut pas se laisser prendre au dépourvu… Pardon, c’est pas ce que je voulais dire, mais bon, c’est pas non plus parce qu’on est rouquine et pâlote qu’on est à l’abri d’un coup de foudre... et quand je dis coup de foudre... Hou là… je m’enfonce…
Bim ! J’ai reçu le premier oreiller par surprise, en plein derrière la tête, mais je sais me défendre !
Après une sévère bataille, j’ai pris un bain et je me suis allongée sur le lit dévasté pendant qu’elle prenait le sien. J’ai feuilleté le journal local. Voyons ; Concours de pêche organisé par la truite Marcillacoise. Classique. Finale du tir à la corde inter-cafés sur la place de la mairie. Viril. Ne pas manquer. Visite commentée du moulin à vent de Valiergues. Peut-être. Méchoui géant à Saint-merd de Lapleau. Géant ! Tombola du comité des fêtes à Sarran. Sarran ? Ca me dit quelque chose, mais quoi ?… Voyons… Concours du plus gros mangeur de crêpes à Montaignac-saint-Hyppolyte. J’invente rien. Le container à verre situé sur la place près du cimetière du village des Plats-saint-Clément a été endommagé lors de sa vidange… Effectivement, c’est un problème… Concours de belote à Saint-hilaire-Foissac. Ils aiment les concours par ici, on dirait… Démonstration de sciage en long à Chamboulive. Et en large ? Non ?… Bon. Vide greniers à Clergoux. Thé dansant de l’amicale du Mont Bessou à Meymac. Cool… Concours de culs noirs à Ségur-le-château. Mais c’est ignoble !… Ah non pardon… c’est une race porcine… je connaissais pas… Stand layette à la fête paroissiale de Meymac. Je le coche… Ah… Dimanche, trois cochons seront cuits à la broche devant la salle polyvalente de Nespouls. Des culs noirs ? Les perdants du concours ? Allez savoir…
J’ai replié le journal, et je me suis plongée dans la contemplation du plafond. Je voyais un sablier avec du sable qui coulait très lentement et qui formait un petit cône. Le sable coulait, coulait, je me sentais bien...
J’ai dû m’assoupir, parce que Karine me secouait maintenant. J’ai regardé ma montre : Huit heures moins le quart. J’avais faim.
- Isabelle ! On va être en retard, et ton Jules va se faire draguer par les Bataves...
- Jalouse !
Des oreillers volèrent encore un peu à travers la chambre, mais à huit heures pile, on arrivait à la crêperie..
Julien nous attendait assis à une table. Il y avait beaucoup de monde, c’était complet sur la terrasse et encore pire à l’intérieur. Cinq ou six douzaines de paires d’yeux se tournèrent vers nous. Cela me mit mal à l’aise. Je me sentais prise comme dans un projecteur de poursuite. J’étais fringuée trop sexy c’est évident... Une faute de goût ? Karine a filé devant direction la table. En la suivant, je me rendis compte que ce n’était pas moi qu’on regardait, c’était elle. Avec son mètre soixante-quinze et sa chevelure flamboyante, elle semblait attirer les regards, encore plus la nuit que le jour. Elle n’avait rien d’extraordinaire, elle était simplement lumineuse. Mais comment elle faisait ça ?…
Je me sentis mieux une fois assise, surtout au niveau des gambettes, mais il fallait que je mange quelque chose très vite. Julien lorgnait mon décolleté, Karine allumait le voisinage innocemment, moi, je déchiffrais le parchemin avec gourmandise.
On ne me la fait pas avec les crêpes : Rien qu’à la lecture du menu je sais déjà s’il faut rester dans le classique ou si l’on peut se risquer dans les délires du chef. C’est compliqué la crêpe, ça n’a pas l’air, c’est un métier. La pâte onctueuse et la juste cuisson, pour obtenir une galette bien comme il faut, savoureuse et légère, ni sèche ni grasse, la voie du milieu, en vérité, et puis la garniture, toujours de qualité, c’est une condition sine qua non. Un jambon de basse provenance peut vous détruire la réputation d’une crêperie aussi sûrement que le phylloxéra a causé la perte du vignoble bergeracois à la fin du siècle dernier... Je ne parle même pas du fromage, de la crème, ou de la confiture. Non, je n’en parle même pas… Malheur aux imprudents qui sous-estiment le palais délicat des aficionados de la galette. La crêpe, la vraie, ne tolère pas l’approximatif. Il faut du bon, du savoureux, du label rouge. Et lorsque tous les ingrédients sont réunis, il faut encore le petit plus, l’inspiration, le tour de main. Il faut savoir marier la galette et la garniture de telle manière qu’elles ne fassent plus qu’une. Rien de plus atroce qu’une galette et sa garniture posée au milieu, comme deux plats séparés, sans espoir de rencontre, comme un couple mal assorti... Rédhibitoire. C’est dans cet art de la symbiose qu’on reconnaît le maître crêpier. Celui qui travaille le produit avec amour, celui dont la récompense est le bonheur de ses clients. Ce bienheureux possède l’étoffe. Le petit plus qui fait l’énorme différence, le cauchemar de Salieri, ce que les chanteurs de flamenco appellent le Duende, le feeling, la grâce, bref : le génie.
Voyons cette carte : De beaux classiques jambon fromage champi etc... Quelques variantes périlleusement branchées du style saumon fumé avec cœur d’artichaut, hou-là, le chef a le goût de l’acrobatie gustative... D’autres plus sages, ratatouille-œufs, puis les spécialités. La Poutarelle : Pommes de terre, cèpes, persillade, crème fraîche. Bien Bien. La Corrézienne, cela va de soi : Cantal, noix, lardons, re-crème fraîche ! Miam ! La totale. Atroce ce que j’ai faim. Non, je ne peux pas faire ça... S’il posait ses mains sur ma taille, je serais morte ! J’ai pris un truc léger, consistant mais léger, sur un lit de salade. Julien une Corrézienne et Karine une Auvergnate. La vache. Elle mange n’importe quoi et elle prend pas un gramme. La vie est injuste…
Après un échange de banalités fort aimables, et probablement pour nous amener mine de rien à en dire un peu plus sur nous, Julien se mit à parler de lui. Il habitait une grosse ferme, à une dizaine de kilomètres, dans la campagne. Parce qu’ici c’était la ville ? Ses parents faisaient surtout de l’élevage, des noix aussi, et des légumes. Les meilleures carottes de l’univers connu, précisa-t-il… Il aidait mollement, sans trop y croire, juste pour faire plaisir, parce que tout le monde le poussait à reprendre la suite. Ca n’avait pas l’air de l’emballer… Il prenait des cours de gestion et d’Anglais par correspondance, parce que l’été, la ferme louait aussi des chambres d’hôte. Il y avait deux couples de hollandais en ce moment, et quatre enfants, mais ce n’était pas la pleine saison. Lorsque je lui posai la question de ce qu’il voudrait faire en dehors de la succession à la ferme, il répondit en riant : « Père Noël ! »
Puis ce fut au tour de Karine de surprendre son monde avec son histoire de professeur nimbus alchimiste… Moi, j’en disais le moins possible… A quoi bon s’étendre ? Dans l’immédiat, je m’efforçais de conserver cette apparence enjouée et guillerette qui ne semblait pas lui déplaire… Ce n’était pas tout à fait moi ? Quelle importance ? Au diable les détails ! Le cidre doux me donnait un sérieux coup de main… Non, ce qui me titillait les méninges, c’était la scène de cet après-midi, à l’embarcadère, avec le médecin et le canoë. J’avais besoin urgent d’en savoir plus…
- Qu’est-ce qui s’est passé tout-à-l’heure ? Fis-je, l’air innocent, vous étiez sur le point de partir avec les autres sur la rivière, et puis vous avez changé d’avis au dernier moment ?…
Le jeune homme sembla un peu mal à l’aise, mais il devait s’attendre à la question, et il ne chercha pas à se dérober :
- En fait, expliqua-t-il avec sourires et haussements d’épaule, je crois que je me suis… comment dire… dégonflé. Je crois que j’ai eu la pétoche…
- C’est pas possible… Un grand garçon comme vous ! Lâcha Karine avant de poser sa main sur sa bouche comme si les mots lui avaient échappé.
- J’ai un petit problème avec l’élément liquide, continuait Julien, c’est pas de naissance, non, ça a commencé il y a trois ans. Impossible d’aller à la piscine ou à la plage, impossible de remettre les pieds dans une barque ou un bateau… Il paraît que ça s’appelle une phobie.
Karine s’étrangla avec une bouchée de galette au sarrazin. Elle s’excusa.
- L’homme qui était avec vous, demandai-je, c’était un médecin ?
- Oui. Comment le savez-vous ?
- J’ai entendu quelqu’un l’appeler « Docteur »
- Effectivement, c’est un médecin. C’est lui qui tente de me sortir de ce mauvais pas…
- Si je comprends bien, intervint Karine, il veut soigner le mal par le mal ?
- Pas seulement, mais ça lui paraît important. Ce type de traitement a fonctionné avec d’autres, pourquoi pas avec moi ? Il paraît qu’il faut savoir affronter ses peurs pour pouvoir les surmonter. Les Anglais appellent cela le « flooding », l’ « immersion », c’est le cas de le dire…
J’avais du cidre dans mon bol, mais je buvais du petit lait… j’ai insisté :
- C’est… c’est curieux cette phobie… Ca a commencé comment ?
Je m’attendais à une vague réponse du style « je ne sais pas trop… », mais ce ne fut pas dut tout le cas.
- Oh, je m’en souviens très bien. C’était il y a juste trois ans, au mois de juin. Le premier jour d’ouverture de la piscine. Je me sentais un peu bizarre depuis quelques temps, un peu fatigué, sans plus. J’avais du mal à dormir... Ce jour là, je suis entré à la piscine en traînant les pieds, je suis allé jusqu’au bord du bassin, et j’ai senti le carrelage se dérober sous mes pieds. C’est difficile à expliquer… L’eau était devenue comme hostile. Je ne pouvais même pas la regarder. Curieux, non ?
- Ah oui, c’est très curieux, m’étonnai-je hypocritement...
- J’ai voulu retourner aux vestiaires, continuait Julien, mais je ne tenais plus sur mes jambes. Il a fallu que je m’allonge... Le maître nageur est venu me demander si ça allait, mais je ne pouvais pas lui répondre. J’avais du mal à respirer. Je me suis dit que j’étais en train de mourir, et que c’était dommage, mais que cela arrivait à tout le monde un jour ou l’autre, et que ce n’était pas la peine de s’énerver. J’attendais juste que cela arrive.
- C’est très curieux, intervint Karine, ce genre d’étourdissement, ça arrive surtout aux jeunes filles...
- Je ne sais pas... Le maître nageur avait beaucoup plus la trouille que moi. Il a appelé les pompiers, qui ne savaient pas quoi faire et qui ont appelé un médecin, puis on m’a ramené chez mes parents, ma mère a fait venir un autre médecin, parce qu’elle s’est accrochée avec le premier, ça a fait tout un foin...
- Le médecin de cet après-midi ?
- Non, un autre, mon médecin traitant de l’époque. Je crois qu’il m’a fait une piqûre sédative, je me suis tout de suite senti mieux. Le malaise était passé, mais la phobie de l’eau, elle, elle était bien installée...
- Et... et ensuite ?...
- Les petits malaises sont revenus. Régulièrement. Des accès de vertiges, des oppressions, des perturbations de toutes sortes, une fatigue que je traînais, des insomnies, des cauchemars... Mais je vous ennuie avec mes petits soucis...
Le chœur des vierges :
- Mais non, mais non !...
- Que dire de plus, c’est très banal... j’ai passé quelques examens, mais je n’avais rien. Rien de rien. Rien de bien méchant. Et puis insidieusement, je me suis mis à tirer quelques menus avantages de mon état... Après tout, on s’intéressait à moi, on me prenait en charge, j’étais nourri, logé, blanchi... Je n’ai réalisé cela que plus tard. Trop tard sûrement... Le médecin disait que c’était un déséquilibre passager du système neurovégétatif, ou quelque chose d’approchant... Une sorte de prédisposition qui empoisonne un peu la vie, rien de plus. Plus tard, j’ai appris que ce qui m’était arrivé à la piscine s’appelait une crise de panique, et que mon état ressemblait à un trouble connu sous le nom de spasmophilie. Vous en avez peut-être entendu parler ?...
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