Tu sais, je crois que Marc est un bon médecin. Si tu venais, tu pourrais le consulter avant d’entreprendre l’excursion.
D’un autre côté, la descente en canoë n’est pas une obligation. Que cela ne vous dissuade pas de venir. Il y a de la place à la ferme, vous pourrez rester le temps que vous voudrez. J’ai bien pensé à te téléphoner, mais je ne voulais pas te déranger.
En fait, je cherche des prétextes, mais j’ai surtout très envie de te revoir, et je ne sais pas si ce souhait est réciproque...
Dis moi ce que tu penses de tout ça.
Amicalement
Julien
PS : Tu as le bonjour de qui tu sais…
Me déranger ?
Il ne sait pas ?
Descendre rivière en trois étapes ?
Très envie ?
Consulter docteur ?
Ca fait beaucoup de choses en peu de mots, non ? Il faut que je relise et que je remette tout ça dans l’ordre...
J’ai appelé Karine, elle a dit oui tout de suite. Ouf. Néanmoins, je ne débordais pas d’enthousiasme. Quelque chose me poussait à retourner dans cette campagne assez vite, mais ce n’était pas vraiment l’envie de naviguer sur la Dordogne dans une coquille de noix peinte en jaune... J’avais une autre idée derrière la tête... Il y aurait sûrement un moyen d’échapper à la condamnation aux galères. Il fallait que j’en reparle avec Karine. Avec Christiane aussi. Je les ai rappelées toutes les deux, et nous nous sommes donné rendez-vous le soir même dans la meilleure crêperie de Montparnasse, donc du monde.
Laquelle ?
C’est un secret bien gardé...
chapitre 16
Je suis arrivée un peu en avance à la crêperie, mais il faisait déjà sombre, à cause de ce début d’été pourri. Il y avait de la buée sur les vitres, et beaucoup de monde à l’intérieur. Je n’ai pas osé entrer seule. J’ai marché jusqu’à la gare Montparnasse, puis dans la galerie marchande de la tour, et je suis revenue. Christiane était là, mais pas Karine. Elle a eu un petit choc quand elle m’a vue. Je m’étais fait couper les cheveux. Courts. Franchement courts. Il paraît que ça m’allait bien, que ça me dégageait le visage, que je paraissais plus jeune, etc… Nous sommes entrées dans la crêperie, mais il a fallu attendre un petit peu, debout à côté du bar, à cause de l’affluence. Mon Dieu, tous ces regards… Ca rendait Christiane tellement nerveuse que ça en devenait contagieux… Elle avait pris quelques kilos depuis notre dernière rencontre, ou alors, c’était cette énorme doudoune noire qui la boudinait. Il ne faisait pas froid, pourtant... Je ne sais pas. J’essayai un sourire, en disant que ça faisait un moment, et qu’on devait avoir plein de choses à se raconter… Elle fit oui de la tête, mais manifestement, ça n’était pas la grande forme. Ses yeux étaient petits, brillants, ses mains dans les poches, sa tête dans les épaules, et elle sautait sans arrêt d’un pied sur l’autre, comme un coureur de cent mètres, juste avant le départ… Le diagnostic était vite fait…
Je lui avait déjà longuement raconté nos aventures en Limousin au téléphone, à part certains détails… On discuta ensuite de fringues pendant deux minutes, puis elle fouilla dans son sac et sortit un paquet de Marlboro. Les plus light. Les plus insidieuses. Elle me le tendit, je fis signe que non, et elle en alluma une.
- Tu quoque Cricri ? Tentai-je de plaisanter.
Elle tira deux bouffées en regardant ailleurs, puis écrasa la cigarette dans le cendrier du bar.
- C’est mal, je sais, mais j’ai plein de problèmes en ce moment. Ce n’est pas la bonne période…
La serveuse nous proposa une table qui venait de se libérer en zone non-fumeurs. Christiane accepta. Elle ne pouvait pas rester debout plus longtemps au milieu de cette salle bondée. Moi non plus.
Une fois installée, le menu en main, je vis qu’elle commençait à se détendre. Moi aussi. Puis Karine arriva. Elle se répandit à son tour en éloges à propos de ma nouvelle coupe de cheveux.
- Mais pourquoi donc ? Demanda-t-elle.
- Je crois que le médecin du stage avait raison sur ce point. J’ai suivi son conseil.
On était contentes de se retrouver, on se sentait bien ensemble, ça allait de mieux en mieux tout à coup.
En attaquant sa deuxième crêpe au Nutella, Christiane haussa les épaules, et me répéta qu’elle savait, que c’était pas bien, mais qu’elle avait besoin de sucre et de magnésium… Il y a plein de magnésium dans le chocolat… Tout le monde sait ça ! Puis elle commença à nous parler de son travail. Son chef de service avait changé, et il avait fallu sortir de la routine. Dans les assurances, on peut travailler dur au téléphone, calé dans son fauteuil, le derrière au chaud, mais quand on vous envoie prospecter le client, portable en bandoulière et objectifs multipliés par deux, ça devient une autre paire de manches…
- Il est stupide, fit-elle, un post-adolescent, à peine sorti de l’école… Je voulais rester à la négo par téléphone, ça m’allait bien, mais on ne peut pas discuter avec lui. Il ne comprend rien aux gens… Y a qu’à vous que je peux en parler…Tu sais ce qu’il m’a dit quand il a vu ma réaction ? Que j’étais encore jeune, oui, il a bien précisé « encore », et qu’il fallait que je po-si-tive !… A mon âge... Mais y se croit où ce petit con ? A Carrefour ? Jeune ! Tu te rends compte, un gamin qui a vingt ans de moins que moi et qui est « encore » puceau si ça se trouve…
Je lui tendis la perche :
- Tu as refais des malaises ?
- Malaises ? Tu parles ! Trois crises de panique en quinze jours, une en arrivant au boulot, dans les escaliers, et deux dans le métro… Le grand jeu : Assise par terre sans plus pouvoir bouger ni parler… Affolement général… Il a fallu me ramener à la maison en voiture… J’avais l’air fine…
- Tu as vu ton médecin ?
- Non, ras le bol, j’en ai marre de ce type… Je suis allé en voir un autre, tiré au hasard, dans l’annuaire du quinzième, un vieux machin à la limite de la réforme… Y avait personne dans la salle d’attente, j’en ai profité ! Je lui ai tout déballé, tout ! Depuis la petite enfance, avec les détails, et les retours en arrière… Deux heures ! Ca m’a fait du bien, et pour pas cher… je pense pas qu’il ait écouté le dixième, mais il m’a refait l’ordonnance que je voulais, et il m’a collé huit jours de vacances… Je devrais même pas être ici, si on me contrôle…
- Tu vas pouvoir reprendre lundi ?
- Ca ira… Le problème c’est le métro. J’peux pas. Le bus ça va encore, mais c’est plus long.
- Tu es venue comment ?
- En taxi.
- Je te ramènerai, j’ai ma voiture.
- Je veux bien…
Elle termina sur une crêpe à la myrtille, avec une bonne bolée, puis une deuxième, mais moi, j’avais calé déjà sur la savoyarde, et je jouais avec les serviettes en papier. Elle sortit le paquet de Marlboro de son sac, et poussa un juron en se souvenant que l’on était en zone non-fumeurs… Puis elle se mit à cuisiner Karine.
Il y avait un jeune couple bien sage assis à proximité. Ils se disaient des choses. C’est pas bien d’espionner, je le sais, mais j’adore écouter les conversations des tables voisines. C’est pas toujours simple, en plus, à cause du brouhaha, il faut se montrer attentive, posséder une certaine expérience, apprendre à orienter ses oreilles comme savent le faire les lapins dans les champs de luzerne, c’est pas inné, ça se travaille...
- Je ne peux pas te l’expliquer comme ça, disait le jeune homme.
- Alors c’est non ? Répondait la jeune fille.
- Ce n’est pas oui en tout cas...
- Je suis désolée...
- On ne va pas recommencer, hein ?
- Ce serait trop bête...
- Tu n’as pas le droit de parler comme ça...
- Ca pourrait être pire...
- On n’a pas eu à se plaindre...
- Faisons nous violence de temps en temps…
- Vouloir, c’est pouvoir…
- Tu as raison. Où il y a une volonté, il y a un chemin…
- Oui, mais on n’a pas mérité ça...
- Cessons de nous mentir à nous-mêmes.
- Moi c’est moi, et toi c’est toi, c’est ça qui ne va pas…
- Rien ne sera jamais plus comme avant...
- Peut-être, mais nous avons fait le plus difficile...
- La vie n’a pas de sens...
- Ecoute, on verra ça demain... Demain, il fera jour.
- Je sui fatigué...
- On se fait du mal pour rien, hein ?...
- Est-ce qu’on a le choix ?...
Hou là là... J’ai déconnecté assez vite...
Il y avait une tablée de quatre filles un peu plus loin, mais l’avantage, c’est qu’elles causaient plus fort. Très différentes au demeurant les demoiselles. Du genre de celles qui ne supportent pas de passer inaperçues. Brushings élaborés, maquillages succulents, joues creusées, yeux en amande, lèvres charnues, pleines de promesses, voix irritantes, gloussements ridicules, poitrines agressives, popotins en emballage-cadeau, tout ce que j’aime.
Les quatre cousines de Pamela avaient le verbe haut et le timbre criard, ce qui facilitait la captation. De cette façon, toute l’assemblée était informée qu’ici, messieurs-mesdames, on n’avait pas affaire à des coincées !
Elles étaient comme chez elles, comme n’importe où d’ailleurs, à l’aise en toutes circonstances, avec cette façon d’agiter la crinière sans complexe apparent, comme s’il n’y avait personne alentour, l’œil pétillant de satisfaction, cette envergure, ce déploiement d’ailes, ce geste large qui fait tinter les bracelets sonores, virevolter les bagouzes, agiter les lobes, je veux dire les gigantesques boucles d’oreilles qui déchirent les lobes, cette manière ostensible de se faire remarquer, cette angoisse palpable de passer inaperçues - le châtiment suprême - et puis cet air de dire : Voyez ! Moi le regard des autres, il me pèse si peu, c’est comme une caresse, je m’en délecte, j’en redemande, je suis le pèlerin place Saint Pierre, le dimanche de Pâques, que le regard des autres vienne se poser sur moi pour les siècles des siècles, c’est une bénédiction, c’est une absolution, c’est une confirmation, c’est Urbi et Orbi...
De ce que je pouvais saisir, elles étaient toutes vendeuses dans des boutiques de fringues de la rue d’Alésia. Peut-être une coiffeuse, sans certitude, car elle parlait sans arrêt de cheveux. Elle ne parlait que de ça. Une idée fixe. Elle avait contaminé une petite blonde qui était affligée du tic du remontage de la mèche de cheveux. La mèche retombait sur son nez toutes les cinq secondes, et elle la relevait d’un coup de tête ou de l’index, puis la mèche retombait, et elle recommençait... Insupportable... Moi au moins maintenant, j’ai plus ce problème… J’avoue que je l’ai eu…
A en croire l’agitation frénétique de leur conversation, on pouvait espérer du cocasse, de l’inédit, du passionnant, de l’incrédule, du perfide, du méconnu, du croustillant, du dévergondé, qui sait, ou même, avec un peu de chance, du Renaud, de l’Audiard, du Gourio… On peut rêver…
Il fallait que je sache ...
J’ai abandonné Karine et Christiane à leurs considérations sur les différentes
manières de laisser reposer la pâte à crêpes, et j’ai déployé mes antennes.
Il y avait une grande teigneuse décolorée qui tentait vainement de placer un mot en braillant des « Attends ! Attends ! » désespérés, une histoire à propos d’un client qui entrait dans un magasin, j’avais du mal à raccrocher le train...
- Attends ! Attends ! Le type entre dans la boutique ! Ca faisait un quart d’heure qu’il matait la vitrine, mais c’est pas la vitrine qu’il matait, trop grave ! Il entre dans la boutique et il fonce tout droit sur Sandra ! Mais laisse-moi parler, Marie-Hélène !…
- Tout droit ?
- Tout droit ! comme je te dis ! Et tu sais ce qu’il avait aux pieds le mec ? Je te le donne en mille !
- Je sais pas...
- Des baskets, le gus ! Des tennis avec des bandes rouges, une imitation de Didas, je sais plus, ou quelque chose comme ça... Pas nettes en plus, pas du tout, non mais vous vous rendez compte !...
- C’est dingue...
- Ah ouais, grave...
- Trop grave...
- Tu te rends compte ! Un type avec un blouson en daim marron usé aux coudes, et des tennis aux pieds ! Droit sur Sandra !
- Arrête ! Tu charries ! C’est pas possible ! Pas sur Sandra ?
- Authentique ! J’invente rien, je te dis !
- La pauvre chérie ! Je vois sa tête ! La première chose qu’elle regarde chez un homme, c’est ses chaussures ! Comme Régine ! Elle a pas dû le voir arriver ! Des tennis ! C’est l’homme invisible !
- Arrête ! Tu nous fait marcher...
- Ah ouais ! tu nous fait marcher avec des tennis ! Ouaf !
- Mais non, je t’assure ! Mais regardez là celle-là ! Elle me croit même pas ! Je te jure !
- Arrête !… Sandra ! Les mecs, elle se rend compte qu’ils existent à ce qu’ils mettent autour de leurs pieds ! Ils sont invisibles en dessous de Kenzo ! A Bowen, elle jette un coup d’œil ! A Church’s, elle esquisse un sourire, à condition qu’elles soient bien cirées, et à Lobb, elle déboutonne son chemisier ! Deux boutons !
- Ca sera répété !
- Déformé !
- Ouais ! Répété déformé !
- Attends ! J’ai pas fini !
- Mais on va oublier les rideaux...
- Quels rideaux ?
- On avait dit qu’on choisissait les rideaux a Marylin !
- Les rideaux « de » Marylin !
- Oh, ça va la chieuse ! J’parle français autant que toi si c’est plus !
Elle sort un catalogue, l’autre le lui arrache des mains. Chouette. Du sang !
- Attends, je te dis que j’ai pas fini ! T’es pénible à la fin !
- Mêêêêê... Les rideaux ! Mon catalogue ! Rends-le moi !…
- Laisse ! Je te finis ! Le type y se dirige tout droit sur la Sandra, le type, et tu sais ce qu’il avait à la taille le type ?
- Une ceinture large ? Cloutée ?
- Non !
- Arrête ! Pas ça...
- Siiiiiiiiiiii ! !
- Une banane ?
- Gagné !
- Non ? T’en rajoutes, là ?
- Une banane juste au-dessus du zizi je te dis ! Avec son petit estomac proéminent ! Comme chez les Papous, tu sais, l’étui pelvien !
- Pénien.
- Quoi pénien ?
- C’est pénien qu’on dit pour l’étui, c’est pas pelvien... Enfin, je crois...
- T’es sûre ?
- Je crois...
- T’as qu’à demander à Manu !
- Elles se tournent toutes vers le barman et elles pouffent, elles pouffent... Il hausse les épaules en essuyant ses verres le Manu…
- Bon bref, je vous termine, le mec il fonce vers le nombril découvert de Sandra avec son étui bananien !
- Grââââve !
- Mortel !
- Et alors ?...
- Ben, il se plante devant Sandra, et tu sais ce qu’il lui dit ?
- Non ?
- Non ? Vas-y, qu’est-ce qu’il lui dit ?
- Il lui dit comme ça : « Bonjour. Je m’appelle Gérard »
Pouffage de rire tonitruant. Mains devant la bouche, trop tard, postillons de partout, étranglements, bruits de glotte, toux sèche, mégots écrasés, avalages de travers.
- C’est pas vrai !
- Juste comme ça, bonjour, je m’appelle Gérard ?
- Juste comme ça je te dis, ouais, bonjour, je m’appelle Gérard ! A Sandra !
- Et elle ?
- Ben elle, elle panique un peu, forcément, elle me fait signe, help ! Ma collègue va s’occuper de vous qu’elle susurre au blaireau, la bonne copine ! Tu parles !
- Et le blaireau ?
- Y veut pas le blaireau, évidemment ! Ca fait un quart d’heure qu’il tire la langue devant la vitrine, mais il a même pas vu que j’étais là le blaireau, y voit que le nombril à Sandra, comme Mowgly dans le livre de la jungle avec le serpent, il est fasciné, il entend plus rien, moi, mon nombril, je le montre pas en ce moment, j’ai un petit bourrelet, là…
- T’es bête...
- Et Sandra ?
- Hou, Hou, Isabelle ! Tu es avec nous ?
La voix de Karine. J’ai déconnecté. Dommage…
- Excusez-moi, les filles, je me suis laissée aller à espionner la conversation du girl’s band à côté.
- Qu’est-ce qu’elles se disent ? Ca a l’air passionnant...
- Rien... Une histoire d’étui pénien, je vous raconterai...
- Oh non, raconte !
- Plus tard, promis...
- Celle de droite, fit Karine à voix basse, la grande blonde peroxydée remuante, elle pourrait se faire embaucher à l’observatoire de Meudon.
- Pourquoi ?
- Ils font des recherches sur les trous noirs...
Nous pouffâmes, puis nous reprîmes notre conversation sur le séjour en Haute-Corrèze et les mésaventures de la ferme de santé, de son psy, de ses consultants et de ses pensionnaires... Christiane voulait encore des détails évidemment. Ca nous a pris toute une crêpe, et même l’attente de la suivante... Puis nous avons parlé de nos projets de vacances.
- Avec Karine, nous envisageons de retourner passer deux semaines dans la vallée de la Dordogne le mois prochain, fis-je. Tu ne veux pas venir avec nous ?
C’était de la pure hypocrisie. Je savais pertinemment bien que Christiane allait tous les ans en août à Saint Jean de Monts, en famille en location et avec cinq cents kilos de bagages, toujours dans le même appartement, c’était réglé depuis Daniel, programmé plusieurs années à l’avance, on ne dérogeait pas, la question ne se posait même pas, on avait évacué les autres possibles, générateurs de tracas inutiles, comme je le disais, mais je ne pouvais pas faire moins que de lui proposer.
- Non vraiment, c’est gentil, répondit Christiane, mais je ne peux pas partir en vacances comme ça, sans Daniel, il ne comprendrait pas...
- San Daniele ! Il y en a à la carte, avec du melon, s’écria Karine.
- Arrête, c’est pas drôle ! Vous verrez quand vous serez mariées... Enfin, je suis pas mariée, mais c’est tout comme... Mais vous allez faire quoi pendant quinze jours ? Il n’y a pas de plage ? Des ballades ? visiter des châteaux ? Des grottes ? Il paraît que c’est truffé de grottes par là-bas...
- Des truffes, oui ! il y a des truffes, aussi !
- Où ça ? à la carte ?
- Non, là-bas je veux dire, fit Karine, mais pour les grottes, on verra plus tard, pas cette fois... Par contre, on va essayer de faire la descente de la Dordogne en canoë...
Christiane faillit s’étouffer avec sa crêpe au chocolat chaud. Il fallut lui faire boire plusieurs gorgées d’eau fraîche, tout doucement, pour la ramener à la vie. Elle était rouge vif.
- Pardon, bredouilla-t-elle en s’essuyant les lèvres, voilà ce que c’est de vouloir bavarder en mangeant... Mais… Isabelle ? ... Et ta phobie de l’eau et de tout ce qui flotte à la surface de l’eau ?... Tu crois que c’est raisonnable ?...
- J’ai décidé de ne plus être raisonnable…
Un grand type brun style latino, genre Antonio Banderas en plus maigre et au conditionnel, pas au futur, il manque un « i », je me comprends, « Tu grandiras car tu es Espagnol », c’est au futur, un grand type brun disais-je, venait de faire son entrée dans la crêperie. Je dis « Faire son entrée », parce que c’est exactement ça. Il n’était pas entré bêtement dans la crêperie à la manière du tout venant, non : il avait fait son entrée dans la crêperie. On imagine les longues soirées passées devant le miroir pour peaufiner un truc pareil. Des heures et des heures de travail pour à peine quinze secondes d’éternité. Costume tergal blanc cassé, épaulettes, semelles compensées, cheveux teints et plaqués, chemise ouverte au millimètre, fine chaîne d’or, juste un bagouze, pas plus, ça ferait vulgaire, les accessoires et tout le tin-touin, la tête haute, des mains qui semblaient propres, pas une faute à priori...
Il s’immobilisa à l’endroit idéal, en point de mire, jeta un coup d’œil noir panoramique, sans se presser, juste pour voir si la boutique était correctement achalandée, alluma une cigarette avec un Dupont cliquetant, à peu près comme Bogart dans Casablanca, la blessure secrète en moins, puis il se dirigea lentement, très lentement, l’œil aux aguets, vers le point d’eau, je veux dire vers la tablée des quatre amazones du la fringue, qui gloussaient à voix basse on se demande bien pourquoi…
Il leur distribua des bisous avec cet air de ne pas y toucher qu’affectent les garçons qui n’aiment pas qu’on leur colle du fond de teint sur les pommettes. Pas une parole ne franchit la barrière de ses lèvres, pincées dans un sourire qui se voulait narquois. Il prit d’autorité le verre de l’une des filles, but une gorgée, le reposa, puis demanda bien fort à la cantonade:
- Hé les filles, vous connaissez la dernière ?
Le choeur des vierges :
- Non ?....
- C’est une brune, une rousse et une blonde qui viennent interroger le miroir magique... Un miroir qui fait disparaître les menteuses... La brune se colle devant le miroir - il jette un coup d’œil à Christiane - et dit : « Je pense que je suis la plus belle ! » Et pouf ! La brune disparaît. La rousse se place alors devant le miroir - regard à Karine - et dit : « Je pense que je suis la plus intelligente ! » Et pouf ! La rousse disparaît. Ah, dommage... - regard appuyé à Karine - La blonde arrive à son tour devant le miroir et dit…
Et là , blocage dubitatif. Le trou.
Il se gratte la barbe naissante :
- Ah merde… J’me souviens plus… Hé ! Manu ! C’est quoi la fin de la blague du miroir ?…
Soupir de Manu.
- Putain, tu l’as déjà racontée hier ! Change un peu le CD!
- Allez ! Fais pas chier ! Je l’ai sur le bout de la langue je te dis ! Ca m’énerve !…
- T’as quoi sur le bout de la langue ? La blonde ou la rousse ?
- Allez, quoi !…
- C’est pas vrai, fit le Manu en posant son verre… La blonde se met devant le miroir et dit : « Je pense... »
- Ouais, et alors ?…
- Et alors la fin ! C’est la fin que j’ai oubliée !
Manu se prit la tête entre les mains d’un air désespéré…
Le bel Antonio se tourna vers les filles :
- Elle dit : « je pense », la blonde !
Les interlocutrices interloquées se concertèrent quelques secondes avant d’émettre des « ah oui…ah oui… »
Content de lui, il leur tourna le dos.
Pour les gazelles, c’était un signe. Elles pouvaient retourner à la mare et se désaltérer de leurs cocktails, ce qu’elles firent avec un haussement d ‘épaules et un ensemble parfait.
Le port de tête méprisant, le conteur d’histoires traversa la salle pour aller s’installer au bar, après avoir soigneusement épousseté le tabouret, et là, toujours sans qu’il ait besoin de prononcer une parole, le barman lui servit un Bloody Mary bien tassé, avec des branches de céleri, des apéricubes, des cacahouètes, et des olives au piment doux.
Aie. Il m’a repérée.
Il doit penser que je le regarde... Il a raison, dans un sens, c’est un fait, je le regarde, tant pis pour moi, il se déride, c’est beau à voir, je ne devrais pas, mais je ne peux pas m’en détacher, ça me fascine. J’ai le privilège de me voir gratifier d’un sourire éclatant, blanc cassé, assorti au tergal. De la porcelaine haut de gamme, il revient de Limoges lui aussi on dirait, c’est pas possible, on s’est donné le mot ou quoi ? Le voilà qui chuchote avec le barman maintenant... Probablement pour lui demander si il connaît le grand cheval ahuri, là-bas, avec la coupe à la Jean Seberg. Qu’est ce qu’ils ont à me regarder avec cet air goguenard tous les deux ? J’ai un morceau de salade collé sur les dents ? Faut pas que je rigole. Non, faut pas que je les regarde, sinon, je vais pouffer.
- Dis donc, intervint Christiane sans prendre le temps de finir sa bouchée, et en me filant un léger coup de coude, c’est pas ce type au bar que tu es en train de reluquer ?
- Si pourquoi ?
La bouchée passa de travers.
- T’es folle ou quoi ? Non mais t’as vu le genre du type ? Il a un anneau à chaque oreille en plus...
- C’est parfait, fis-je, comme ça, il est paré pour le mariage ! Il a déjà connu la douleur, et il a déjà acheté des bijoux !
Karine jeta un œil à son tour, ce qui enchanta Antonio, lequel voyant ces trois regards pointés sur lui brandit à bout de bras son calice rempli du sang d’une jeune vierge, juste dans notre direction. Une sorte d’adoubement, je suppose ? Ca y est, on fait partie du club ?
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