- Le chien ? Quel chien ?
- Le chien du vigile... Tu ne l’entends pas ?
- Mais... Il n’y a pas de vigile ici...
J’avais envie de le frapper et de lui griffer le visage, mais je ne pouvais pas lâcher prise.
- Regarde ce que tu as fait avec tes idées à la con ! on ne peut même plus sortir d’ici, il n’y a pas de sortie. Il va faire nuit et ils vont lâcher leur chien après nous...
- Pas de sortie ?
Il me tira par le bras pour me faire entrer avec lui dans les pousses de maïs. Je ne voulais pas, mais je n’avais plus assez de forces pour résister. J’ai traversé le rideau de feuillage et je me suis retrouvée dehors. Dans un champ de luzerne, au crépuscule. Le labyrinthe était derrière moi. Devant, la plaine s’étendait à perte de vue. On entendait un chien aboyer au loin, probablement dans une de ces fermes que l’on apercevait.
Des sanglots de rage et de colère impuissante voulaient monter dans ma gorge, mais je les retenais dans mon ventre. Je ne voulais pas pleurer. Julien est venu s’asseoir en face de moi. Il m’a pris la main. Ca aurait pu se passer presque comme je l’avais imaginé.
- Pourquoi Julien ?…
- Il n’y a pas de labyrinthe, Isabelle, expliquait-il, ce n’est qu’un champ de maïs, un jeu pour les enfants... Tu sais où il est le labyrinthe ? Il est là. Il est à l’intérieur de ta tête. Tu es la seule à pouvoir trouver la sortie, personne ne pourra le faire à ta place.
Chapitre 23
Le chien aboyait toujours. Les chiens aboient souvent comme ça, pour rien, juste pour le plaisir de faire du bruit. Une manière d’attirer l’attention, ou de montrer qu’ils existent. Ils aboient aussi sur le mode de l’intimidation lorsqu’une caravane passe, ou lorsqu’un intrus tente de pénétrer sur ce qu’ils considèrent comme leur territoire. C’est pratique, surtout si vous rajoutez un panneau bien visible « chien méchant » sur votre portail. Toutes ces choses, les chiens ont appris à le faire en observant les humains.
Ca fout la trouille, hein ? Enfin, surtout à ceux qui ont peur des chiens, je veux dire...
- Retournons à la voiture, maintenant...
- On va y retourner, Isabelle, mais par quel chemin ?
- Qu’est ce que tu veux dire ?...
Il faut traverser le labyrinthe, trouver le chemin de la sortie. Il n’y a pas de chemin au dehors. Cela ne servirait à rien de le contourner, et tu n’as pas d’ailes dans le dos pour le survoler, d’ailleurs, même si tu en avais, je connais un nommé Icare qui...
Mais qu’est-ce qu’il raconte cet andouille... Ca ne lui suffit pas ?
- Mais regarde ! Tu as vu dans quel état je suis... Essaie de te mettre à ma place un tout petit peu...
- A ta place ? J’y étais le mois dernier à ta place, mais je n’étais pas seul. J’étais avec Marc. Je ne suis même pas entré dans le labyrinthe. J’ai refusé. Je suis rentré chez moi et puis ça a fait son chemin dans ma tête. Je ne m’étais jamais senti aussi seul. Seul comme on doit l’être au moment de sa mort. Je vivais seul malgré les gens autour de moi, je me sentais différent, ridicule, affaibli. Le regard des autres pesait sur moi.
Quelques jours après, je suis revenu au labyrinthe, mais seul, cette fois, et tard le soir. J’ai hésité devant l’entrée, parce qu’à ce moment là, je ne savais pas s’il était nécessaire d’en ressortir vivant. J’ai parcouru le plan du regard, et j’ai tenté de le graver dans ma mémoire. J’ai attendu la nuit pour y entrer. Une fois à l’intérieur, j’ai senti la peur se poser comme une main sur ma gorge. Une peur irrationnelle. Celle des enfants quand la nuit tombe. Il a bien fallu que je me supporte. Que j’avance dans ce dédale, que je bute dans les impasses, que j’use ma patience, que j’apprenne à marcher avec mes faiblesses, et à ne pas regarder en arrière. J’ai parcouru le chemin. Je ne savais pas par quel bout le prendre, mais j’avais quelque chose pour moi. J’avais le temps. Tout le temps. Je pouvais y passer la nuit si je voulais. Et puisque les sensations étaient fortes, je me suis dit que je devrais peut-être les utiliser à mon profit, au lieu de les subir. Je ne parvenais pas à me souvenir du tracé, mais j’étais dans l’image. Plus j’avançais, plus je sentais que la direction était la bonne.
Cette nuit là, je n’en suis pas sorti libéré, mais ce que j’ai traversé est inscrit dans ma mémoire. J’ai compris que je n’avais pas forcément besoin de savoir où j’allais pour avancer. Je n’ai pas cherché la sortie, je n’ai pas espéré la trouver. Je m ‘en foutais. Il n’y avait aucune Ariane au dehors pour m’attendre, aucun fil auquel me raccrocher pour trouver une issue. La sortie était quelque part devant moi mais l’important, c’était le chemin. J’avais raison, parce que c’est en parcourant ce chemin que nous nous sommes rencontrés.
Depuis, la sortie a changé de place. Elle est devenue différente, parce que le chemin est devenu différent.
On va traverser ce labyrinthe ensemble, je ne te lâcherai pas la main, et lorsque nous serons sortis, il n’existera plus. Il aura disparu de l’intérieur de ta tête. Tu as le choix. Tu peux choisir de le contourner, de le fuir, de ne pas le voir, ou de t’en échapper par n’importe quel moyen, il sera toujours devant toi, autour de toi, jour et nuit, avec ses couloirs sans issue, la peur au ventre, et le Minautore à tes trousses. Cela ne finira jamais. Jusqu’au jour où, comme dit le poète, « Tu ne discuteras même plus ta cage... » tu n’auras même plus envie d’en sortir, tu ne voudras surtout pas en sortir. Tu t’accommoderas du labyrinthe. Les couloirs sombres deviendront familiers, les fausses sorties de routines, les impasses des habitudes. La peur du dehors deviendra peu à peu plus forte que la peur du labyrinthe. La réalité basculera, et c’est le monde extérieur tout entier qui deviendra ton labyrinthe, il n’y aura plus aucune raison de chercher la sortie, puisqu’il n’y aura plus de dehors. C’est à toi de décider. A toi de savoir ce que tu veux devenir.
J’en avais assez…Je n’arrivais plus à suivre…
Allez, viens maintenant.
Je me suis laissée prendre par la main. Nous avons traversé de nouveau le feuillage et retrouvé les couloirs tapissés de copeaux, puis des couloirs de terre battue. Je ne lâchais pas la main de Julien.
- Où est le Troll ? Demandais-je.
- Il se demande où nous sommes passés...
- Comment fait-on pour trouver le chemin ?
- Je ne sais pas. J’ai bien ce plan dans la tête, mais je ne sais pas vraiment où je suis. Peu importe. Ce qui compte, c’est de trouver son propre chemin, d’aller à sa propre rencontre. Il faut commencer par l’égarement. On a droit à l’égarement. Je ne marche pas avec ceux qui se vantent de savoir exactement où ils vont, et qui seront peut-être morts demain matin. Ils avancent droit sur la sortie, la sortie par le haut, comme ils disent, poussant les indécis dans le chemin qu’ils se sont eux-mêmes tracé, et méprisant ceux qui sont ralentis par l’errance. Privés du doute, ils sont incapables d’imaginer des chemins différents. Ils entrent dans le labyrinthe avec le plan, et filent directement vers la sortie où ils attendent les autres en ricanant. C’est comme ça qu’ils prennent leur plaisir, sans émotion et sans surprise. Jamais perdus les golden boys de la ligne directe. Toujours la solution dans la poche. Jamais de crainte, jamais d’angoisse, même pas une petite peur, ça ferait tâche sur leur cravate, vous pensez bien.
L’ennui mortel.
Soit. Je me suis perdu, il va faire nuit, et j’avance en désordre, mais j’ai retenu les leçons. Suis-moi. Il ne faut pas rester ici.
Ceux qui construisent les labyrinthes savent que la plupart des gens sont droitiers, et qu’ils ont donc une tendance naturelle à tourner vers la droite. Ils y multiplient les impasses. Il faut tourner à gauche plus souvent, se souvenir de l’image du plan.
- Il va faire nuit, Julien, j’ai mal au ventre...
- C’est vrai, mais avançons. Il ne faut pas déranger plus longtemps ces farfadets qui sommeillent dans le maïs autour de nous. Moi aussi j’ai eu peur. On trouve de la force en affrontant ses peurs, en dominant ses vertiges. C’est par ici. Regarde Isabelle, tu vois ces épis sur le sol ? Nous sommes déjà passés par-là, mais nous ne tournons pas en rond, nous commençons à apprendre. Il faut devenir curieux. Chercher à tâtons. Accepter de se perdre. Ici comme sur les méandres de la Dordogne, accepter de ne pas savoir ce qui se cache au détour du chemin, et puis l’apprendre. Des milliers de gens viennent ici chaque été pour le plaisir du jeu, le plaisir de se perdre et de se retrouver. Ils payent pour ça, en plus, et ils sont contents ! C’est leur plaisir qui nous enferme dans notre différence. Tous ces lieux interdits où il paraît si simple et si naturel de vivre et de trouver du plaisir : Les restaurants bondés, les piscines profondes, les grands bateaux, les gros avions qui planent à dix kilomètres de haut, le fond de la mer, le précipice, les grosses vagues, les fêtes foraines, la caverne humide chez les pirates des Caraïbes, à Disneyland, les catacombes, le grand huit, le grand bleu, la nuit noire... Est-ce que nous sommes si différents ? Le labyrinthe n’a jamais été conçu pour devenir un lieu de plaisir. A l’origine, c’était un lieu d’initiation et de sacrifice. On y errait à la recherche de soi même, comme ces chevaliers à la recherche du Graal, où d’autres, à la recherche de je ne sais quel anneau... Nous trouverons ce que nous cherchons. Nous serons heureux lorsque nous aurons trouvé la sortie ? Je n’en sais rien. Nous pouvons aussi bien être heureux tout de suite. Il faut oublier le futur. La clé, c’est le présent.
Attends un peu.
Ses bras se sont enroulés autour de ma taille et il m’a serrée contre lui. Ce n’était pas le bon endroit, mais c’était le bon moment. Qu’est ce que c’est agréable un baiser. On ferme les yeux plus rien n’existe. Je me suis retrouvée par terre, pas très à l’aise, si quelqu’un venait... On a juste pris le temps de mettre nos deux tricots par-dessus les copeaux, et puis je n’ai plus ouvert les yeux jusqu’à la fin. La fin de rien du tout, d’ailleurs...
Je ne sentais plus rien que cette chaleur qui se répandait dans mon corps et ses mains qui me caressaient. C’est incroyable ce que ça peut être chaud un corps humain. C’est presque brûlant, comme un enfant qui a la fièvre. On n’a rien fait d’extraordinaire pourtant, à cause des copeaux, et de l’angoisse de voir un intrus débarquer, mais aussi parce que nous n’avions pas prévu les préservatifs. C’est Karine qui est dans le vrai. On ne sait jamais ce qui peut arriver. La prochaine fois, je prends trois valises. C’est pas grave. Bon, d’accord, c’était le moment, mais c’est pas grave. Ce n’était pas tout à fait comme je l’avais imaginé, mais c’était bien quand même.
Au moins jusqu’à ce que la tempête se déchaîne…
Un déluge encore pire qu’un orage tropical s’abattit sur nos têtes. Le troll s’enfuit à toutes jambes. Des trombes d’eau nous tombaient dessus comme si toutes les vannes du ciel s’étaient soudain ouvertes au-dessus de nos têtes. Mais le ciel était clair. On voyait les étoiles. C’était bien des vannes qui s’étaient ouvertes, mais pas celles du ciel…
- Merde, fit Julien, l’arrosage automatique…
D’énormes geysers jaillissaient et tournoyaient au-dessus des pousses de maïs. L’eau retombait en pluie, en cascade, en chutes, en cataractes, dans un vacarme assourdissant. Cette fois c’est sûr, on était repérés. Ils avaient cru à une manifestation d’écologistes, et ils avaient appelé les pompiers pour nous disperser à coups de lances à incendie…
- La vache ! J’avais pensé à tout sauf à ça, fit Julien en éclatant de rire…
Je me suis levée. J’étais complètement trempée. Je dégoulinais de partout… Ca tombait de plus belle, comme une averse tropicale au milieu d’un champ de canne à sucre.
- Viens, Julien… Je t’assure qu’il faut y aller maintenant…
Il m’a attrapée par un pied et m’a fait retomber dans la boue. Je ne me suis pas beaucoup défendue. La terre était chaude, l’eau ruisselait sur nos visages et sur nos corps. On est resté encore quelques secondes à se rouler dans la boue tiède et à s’embrasser comme des cochons…
- T’es complètement cinglé…Fis-je.
- Je crois que je t’aime…
- Tu crois ?…
Comment est-il possible de ne pas aimer l’eau ?
Il n’a pas fallu chercher beaucoup pour se doucher ensuite, contre une des bouches d’arrosage, puis s’essuyer sommairement avec un rouleau de papier absorbant qui traînait dans le coffre, mais il n’était pas question de remettre nos vêtements. Le voyage retour s’effectua en slip et en soutien-gorge… Heureusement, la soirée était douce et complice…
Dans la voiture, sur le chemin du retour, Julien parlait encore de labyrinthes. Intarissable…
Ceux qui avaient été gravés, en d’autres temps, sur le dallage des cathédrales, étaient pour la plupart effacés. C’est vrai, quoi : On n’entre pas dans une cathédrale pour errer ! Et encore moins pour se poser des questions ! La république n’a pas besoin de savants, disait à Lavoisier le juge qui l’envoyait à la guillotine. L’église n’a pas besoin de labyrinthes. Le pape et ses évêques sont là pour y répondre aux questions. A toutes les questions. Même à celles qui ne les regardent pas. Même à celles qui n’ont pas de réponses. Ils répondront. Ils sont payés pour avoir réponse à tout.
Après ce petit couplet anticlérical, il en vint aux labyrinthes Anglais. Ceux d’Hampton court, d’Alice aux pays des merveilles, le labyrinthe de cailloux de l’île de Weir, le jeu de l’oie, le plateau de Nazca, celui de Longleat house, avec ses seize mille ifs. Ca le faisait marrer cette histoire d’ifs qui formaient un dédale. Comme seize mille hésitations. Seize mille « si... » et si, et si, et si...
- Julien, s’il-te-plaît, raconte-moi une histoire pour m’endormir.
- Une histoire de Labyrinthes ?
- Une histoire de jardins, plutôt...
- Celle du labyrinthe des jardins de Versailles, alors ?
Soupir…
- Mauvaise pioche. Je connais bien Versailles. Il n’y a pas de labyrinthe.
- C’est vrai. Il n’y en a plus depuis 1784. Mais il y en a eu un, bel et bien, pendant 118 ans. Il avait été conçu par Lenôtre et Charles Perrault au tout début, en 1666, drôle de nombre... A l’origine, il était destiné à compléter l’éducation du dauphin, et s’inspirait des textes du conteur grec Esope. On y lisait des fables, des morales ou des maximes, on y recevait des conseils pour mener sa vie avec sagesse ou retrouver son chemin dans les méandres des aventures amoureuses, on appelait ça la « moralité galante »...
Les meilleurs jardiniers, sculpteurs, ou peintres de l’époque avaient participé à sa décoration. Trente neuf fontaines avaient été installées dans des bassins de rocailles. Les fontaines étaient ornées de 333 statues d’animaux peintes aux couleurs naturelles, la moitié juste de 666, pile poil, sans le faire exprès. Le fait est que ce labyrinthe constituait le plus bel ensemble d’art animalier de tous les temps. C’était le joyau de Versailles.
- Et puis ?...
- Et puis une drôle de petite bonne femme a débarqué dans les jardins. Elle avait quatorze ans, et on venait de la marier au roi de France. Elle s’appelait Marie-Antoinette. Sa vie était un conte de fées, un jeu d’enfant. Le monde réel n’existait pas. La princesse ne savait que jouer, et on lui offrait le plus beau terrain de jeu du monde. Le plus coûteux aussi...
A peine sortie de sa bonbonnière autrichienne, elle se mit à régenter avec délectation un hiérarchie compliquée de courtisans et de courtisanes. L’œil bleu et le regard fixe, elle savait se faire craindre de tous, y compris de son ballot de mari, qui cédait à tous ses caprices.
Prenant de l’assurance, au fil des années, elle se mit à distribuer selon son humeur rentes et privilèges à qui lui plaisait, les retirant de même à qui lui déplaisait. Imposant les uns, humiliant les autres, elle faisait et défaisait les ministres, s’entourait de flatteurs qui léchaient ses bottines à longueur de journée, mais se créait aussi de solides ennemis, qui attendront leur heure...
- Je ne la voyais pas comme ça…
- Marie-Antoinette passait sa vie à jouer, pour échapper à l’ennui mortel de la cour, mais aussi pour combler le vide sidéral de sa petite cervelle. Elle se mit à jouer avec Versailles comme on joue avec une maison de poupée, mais avec un mauvais goût terrifiant, hérité des fanfreluches baroques de son enfance viennoise, et avec un mépris total pour la tradition artistique et l’architecture des lieux.
- Est-ce que tu ne ferais pas partie de ses ennemis intimes, toi aussi ? m’enquis-je.
- Bah... Ce n’était qu’une enfant gâtée, une adolescente attardée pourrait-on dire. N’est pas Anne de Bretagne qui veut...
- Etait-ce si grave d’avoir envie de jouer ?
- Peut-être, oui, quand venait le moment de régler la facture... La jeune reine faisait une double erreur d’appréciation : Elle considérait le budget de la France comme sa fortune personnelle, et elle pensait que ce budget était illimité. Vite fatiguée des loisirs pour jeune fille sage, elle se mit à jouer pour de vrai. A jouer et à perdre. Elle jouait gros, très gros, de plus en plus souvent, des sommes énormes qui finissaient dans les poches de parasites décadents, beaucoup plus malins qu’elle, et qui surtout, trichaient beaucoup mieux.
- Mais que vient faire le labyrinthe dans cette histoire ?
- J’y viens, j’y viens, mais cela nécessite quelques éclaircissements préalables... Marie-antoinette ne se contentait pas du jeu de cartes. Elle jouait aussi avec le château et ses dépendances. Elle exigea d’être chez elle, alors on lui donna Trianon, le chef d’œuvre de Gabriel, où elle put, des années durant, donner libre cours à ses errements esthétiques, ses vanités puériles, et son goût effréné pour la pacotille.
- A ce point là ?...
- A ce point là. Elevée dans les tarabiscots ridicules du rococo autrichien, elle ne voulait que du riche, du surchargé, du débordant... Elle commanda des maisons de poupée ruineuses, des répliques hors de prix de masures et de bergeries, des temples de l’amour, des pavillons chinois, des salles de jeu, bien sûr, des salles de bal, des jardins exotiques ou Anglais. Les contre-ordres suivaient les ordres, on construisait et on démolissait, on faisait et on défaisait, au gré des fantaisies de la star, et au mépris des finances de l’état. Elle se fit construire une bibliothèque fastueuse, mais n’y ouvrit jamais un livre. Seuls comptaient le plaisir personnel de la reine, et la satisfaction de son entourage préféré.
Elle se fit livrer de la vaisselle d’argent, avec de très coûteux couteaux à lame et à monture d’or, puis donna à Trianon des soupers somptueux, éclairés par des centaines de chandelles, des feux d’artifice, des fêtes foraines, des jeux, des bals, et cela va durer pendant plus de dix ans. Un gouffre financier dont les caisses de l’état ne se remettront jamais.
- Le laby ! Le laby !
- J’y venais, justement. Comme on pouvait s’en douter, Marie Antoinette finit par s’ennuyer et se sentir à l’étroit à Trianon. Il y avait ce merveilleux château, si proche, si prestigieux, la tentation était trop forte... Elle y fit un retour en force. Prise du syndrome de Louis XV, elle y multiplia les petits appartements privés, accumulant les bibelots de luxe, refaisant les planchers, modifiant les fenêtres et les plafonds au gré de sa fantaisie du jour, et recouvrant les murs ouvragés de voilages à fleurs ridicules. Seul des génies comme Riesener ont réussi un tant soit peu à infléchir ou orienter ses goûts. Sa petite cour suivait le rythme, les caprices ruineux des dames de compagnie devenant de plus en plus extravagants. Elle s’entoura de jeunes favoris plus que douteux, qui vivaient à ses crochets, et dont elle payait les dettes. Trouvant la route de Versailles à Paris trop sombre le soir, elle y fit construire des centaines de réverbères pour illuminer ses déplacements.
Cela n’était pas assez, alors elle dirigea son regard bleu vers les jardins.
Comme tu le sais bien, les jardins de Versailles sont construits à la Française. Il y a des fontaines, des allées, des pelouses, et... et ?
- Des canaux ?
- Certes, mais encore ?
- Je ne sais pas... Des statues ?
- C’est vrai. Mais surtout des bosquets. Les bosquets structurent le jardin. Ils forment un tout, mais gardent chacun leur propre identité. Chaque roi avait eu « son » bosquet. Le Labyrinthe était l’un de ces fameux bosquets, mais il n’appartenait à personne. De plus en plus capricieuse et futile, la reine voulait avoir « son » bosquet, mais aucun n’était disponible. Marie Antoinette détestait ce labyrinthe depuis le début. Il lui faisait de l’ombre. Il occupait ce bosquet qu’elle convoitait, et puis il posait des questions. La reine ne s’était jamais posé de questions. On ne se pose pas de questions quand on est reine de France, et on ne vous en pose pas non plus. A quoi bon s’interroger quand un seul mot suffit pour obtenir ce que l’on désire. Il y avait aussi ces phrases qui étaient inscrites tout au long des allées du labyrinthe. Des sentences chiantes qui imposaient la réflexion, des morales dont elle n’avait que faire, des énigmes bien trop subtiles, ou des sous-entendus à la limite de l’irrespect, comme par exemple : « Je voudrais bien enseigner la sagesse, mais mon voisin ne veut pas qu’on en ait » Ou « Le chat est chat, la coquette est coquette » Ou « Les oiseaux élirent un paon pour leur roi à cause de sa beauté. Une pie s’y opposa, et leur dit qu’il fallait moins regarder à la beauté qu’il avait, qu’à la vertu, qu’il n’avait pas... » Ou bien « Il ne faut se mêler que de ce qu’on sait faire, bien souvent on déplaît pour chercher à trop plaire » Et puis « Trop croire en son mérite est manquer de cervelle » Encore pire ? « Pourquoi vous imaginez-vous qu’elle les attire chez elle, si ce n’est pour les plumer tous... » Mieux ? « Un singe fut élu roi par tous les animaux pour avoir fait cent singeries » Et aussi « Tomber entre les mains d’une coquette fière est un plus déplorable sort que tomber dans un puits la tête la première... »
- Tu en connais beaucoup comme ça ?
- « A beaux traits, beaux habits, beau linge et belle tête, si du reste c’est une bête, elle n’est bonne qu’à jeter à l’eau. » Ou aussi : « Elle est belle, mais le principal lui manque : L’esprit et le jugement. »
Il suffit impudents !
Elle exigea que l’on détruise le labyrinthe, pour faire construire à la place un bosquet à son goût. Mais pour chambouler de la sorte les jardins, il fallait un ordre du roi. Et là, le roi hésita. Tout de même, détruire un tel chef-d’œuvre, ça pouvait faire du vilain, même pour lui... Son grand-père risquait de se retourner dans sa tombe...
- Son grand-père ?
- Louis XIV.
- Ah oui, pardon…
- Où en étais-je ? Ah, oui : Ne sachant pas lui dire non, il tenta de gagner du temps, de faire traîner l’affaire, de tergiverser, se disant que comme à son habitude, la chipie allait se lasser toute seule, changer d’avis, ou ne plus y penser. Mais il était trop tard. Le labyrinthe était entré dans la cervelle de la reine, et il n’en sortirait plus jamais. Elle intrigua pendant des mois dans l’entourage du roi, se faisant tour à tour enjôleuse, puis menaçante, tapa du pied, se roula par terre, tant et si bien que finalement, le roi céda.
On justifia la décision en expliquant que le coût de l’entretien de la chose était trop élevé, ce qui, comparé au train de vie de la reine à Trianon, fit rigoler beaucoup de monde... Le labyrinthe fut rasé, oui, madame, rayé de la carte, effacé, surtout qu’il n’en reste plus une trace, plus une brindille, plus une pierre. Ses ornements et ses statues furent dispersés. A son emplacement, on aménagea sur les directives de Marie-antoinette le bosquet le plus mièvre et le plus banal qui se puisse imaginer.
La petite reine avait son petit bosquet, il était parfait, il lui ressemblait.
- Je ne vois pas où tu veux en venir…
- Tu vas voir… Quelques années plus tard, c’est étrangement dans ce bosquet que Rohan et mademoiselle d’Oliva se rencontrèrent pour comploter à propos de l’affaire du collier. Pour Marie Antoinette, ce fut le début de la fin. Mais pour l’instant, elle devait intriguer toujours plus et faire puiser toujours plus dans les caisses de l’état pour maintenir un train de vie d’un luxe inimaginable, et satisfaire sa passion du jeu et des bijoux.
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