Patrick Micheletti



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Les commandements signés : « Par ordre de la reine » se multiplient, plus délirants et plus ruineux les uns que les autres, et le fossé se creuse entre les fastes du château et la misère de la ville de Versailles comme du reste du pays. Les courtisans et les gens en place usent des souverains comme de vaches à lait. Le trafic s’organise. Les dames de compagnie se font offrir des robes somptueuses qu’elles revendent à des nobles moins fortunées, on revend également au marché noir la vaisselle volée, les victuailles, le vin, et les bibelots. La faune insolente et cynique qui grouille autour de la reine ruine lentement l’œuvre de Louis XIV, ruine l’état, ruine la France, et attise les haines. On commence à l’appeler l ’ « Autrichienne » Certains dans l’entourage du roi, comme Necker, s’inquiètent enfin pour les finances et pour le patrimoine national.

Seule la révolution aura évité que, dans sa frénésie à la limite du vandalisme, elle ne fasse détruire les marbres et les plafonds du magnifique « Salon de la paix » pour le transformer en salle de jeu.

Le peuple gronde, la révolte menace, mais la reine ne comprend toujours rien. N’ayant jamais eu à se poser de questions, elle ne voit pas pourquoi elle commencerait maintenant. Incapable de se remettre en cause ou de faire un effort de lucidité, elle réclamera en vain l’assistance des alliés de la France pour massacrer toute cette racaille de basse naissance. Madame veto avait promis... N’ayant jamais eu à errer, elle continue de foncer tout droit. Droit dans le mur.

Elle ne comprendra rien non plus à la réunion des états généraux à Versailles en 1789, et continuera à défendre bec et ongles les privilégiés décadents qui l’entourent. Le roi est inviolable, il ne peut rien arriver. Mais les rats quittent déjà le navire. Le bateau coule. Dans un geste désespéré et dérisoire, elle envoie le 20 septembre 1789 un peu de vaisselle et sa toilette de vermeil à la Monnaie de Paris. Un don de la reine pour la Françe d’en bas, en quelque sorte… Elle n’a toujours rien compris, mais cette fois, elle commence à errer. Elle est entrée dans ce labyrinthe qu’elle croyait avoir détruit. Elle ne trouvera pas la sortie.

- Est-ce qu’elle est entrée dans le labyrinthe, ou est-ce que c’est le labyrinthe qui est entré en elle ?

- Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que les derniers jours, dans sa prison de la Conciergerie, brisée par des accusations ignobles et mensongères, elle ne comprenait toujours pas. Elle avait trente-huit ans et en paraissait soixante. Ses cheveux étaient devenus blancs. Elle avait tant pleuré, que le sel de ses larmes avait brûlé ses cils et ses sourcils. Pourquoi tant de haine ? Quel était donc ce monstre qui la poursuivait dans ses cauchemars ?

Le 16 octobre 1793, quand elle monta sur l’échafaud, un être étrange l’accompagnait. Il était venu de Cnossos tout exprès pour savourer sa vengeance, ayant pris soin de dissimuler sa face hideuse de taureau sous une cagoule de bourreau.

Elle jeta un dernier regard autour d’elle, mais il n’y avait pas de sortie.


- Ouf. Plus d’histoires pour ce soir, suppliais-je, j’ai ma dose...

J’avais placé le siège en position inclinée, et je laissais comme on dit, une douce torpeur m’envahir. Pauvre princesse. Pourquoi ne l’avait-on pas laissée tranquille dans sa bonbonnière, à finir comme Sissi ?

Oups. Je sentis la main de Julien qui s’aventurait sur ma poitrine.

- Fais attention à la route, conseillai-je, mais sans ouvrir les yeux.

J’avais faim.

J’ai retiré mon soutien-gorge. Il était trop humide, j’avais peur d’attraper froid. Du moins c’est ce que j’ai expliqué à mon ange gardien, pour qu’il se taise…

Les virages m’ont bercée encore pendant quelques minutes, et puis je crois que je me suis endormie.
Julien, mon héros au sourire si doux…

Chapitre 24

La journée du lendemain se déroula aussi sur la terre ferme. L’atmosphère était lourde, et la météo annonçait de sévères orages. Il était plus prudent de reporter la fin de l’excursion au lendemain, pour ne pas gâcher le final, qui était, parait-il , ex-tra-or-di-naire…

Nous nous sommes levés tard, nous avons longé à pied les rives de la Dordogne en observant les canoës et les pêcheurs, puis paressé en bouquinant dans le jardin de la ferme où nous étions hébergés.

J’avais la tête lourde. Karine s’était assoupie, Marc et Julien étaient partis chercher du chocolat au village. J’ai quitté ma chaise longue pour aller chercher de l’eau fraîche à la cuisine, et m’asperger un peu le visage.

Je fus surprise en entrant dans la salle à manger. Les volets étaient fermés, et il y avait du feu dans la cheminée. Je ne vis pas le Troll tout de suite. C’est un bruit de craquement qui me fit sursauter. Spasmö était assis par terre dans l’ombre, sourire aux lèvres, en train de casser des coquilles de noix entre son pouce et son index. Sans effort apparent. Il voulait épater la galerie ou quoi ? Ca tombait bien ce tête-à-tête, j’avais quelques questions qui restaient sans réponses.

- Qu’est-ce que tu fais ici ? Je croyais que tu accompagnais toujours Julien ?...

- J’ai mieux à faire...

- Tu négliges ton travail…

- Pas sûr…

Il jeta des morceaux de coquille dans le feu et se mit à grignoter.

- Tu veux une noix, Isabelle ?

- Je veux bien...

Il brisa délicatement une coquille et me la tendit. L’intérieur de la noix était pourri. Immangeable. J’eus un mouvement de mauvaise humeur. Un juron m’échappa.

- Cela ne sert à rien de t’énerver, Isabelle... Tu es tombée sur une noix pourrie, ça arrive à tout le monde...

- Tu l’as fait exprès ?

- Non. Mes modestes pouvoirs ne me permettent pas de connaître la qualité de l’intérieur des noix...

- Ca m’agace, c’est tout...

- Cela ne sert à rien...

- Qu’est-ce que tu en sais ?

- Ce que l’on trouve à l’intérieur des noix ne dépend pas de notre volonté. Nous ne pouvons rien y faire.

- Oui, bon, et alors ?...

- Alors ça ne sert à rien de s’énerver après les noix et de leur dire des gros mots. Les noix s’en foutent.

- Très bien, et... il faut faire quoi, à ton avis, pour se défouler ?...

Il prit une autre noix dans le saladier, et me la montra :

- Regarde cette noix, jeune fille. Je peux certes briser sa coquille, si je le décide, mais ce que je trouverai à l’intérieur ne dépend pas de ma volonté. Elle sera peut-être excellente, peut-être pourrie, mais j’aurai beau jurer, me lamenter, trépigner de rage et me rouler par terre, si la noix est pourrie, elle restera pourrie. Je ne pourrai pas la manger.

- Et alors ?...

Il tendit la main vers le saladier et prit une autre noix.

- Alors par contre, je peux prendre une autre noix, et la briser entre mes doigts, puis une autre, et une autre encore, ainsi de suite, jusqu’à ce qu’en trouve une à mon goût. Et je trouverai. Ca je peux le faire, car ça dépend de ma volonté.

- Et tu en déduis quoi ?...

- Agis toujours sur ce qui dépend de ta volonté. C’est la seule manière efficace d’agir. Ne dilapide pas ton temps et ton énergie sur ce qui ne dépend pas de ta volonté. C’est stérile. Médite cette leçon, Isabelle, elle te sera utile tout le restant de ta vie.

- Tu es trop bon... Pourquoi tant de sollicitude à mon égard ?...

- J’ai mes têtes...

La noix se brisa entre son pouce et son index avec un craquement sinistre...

- Je peux te poser une question, fis-je ?...

- Tu en as déjà posé deux...

- Qui es-tu donc ?

- Je suis ton pire cauchemar ! Non, je plaisante...

- D’où viens-tu ? Pourquoi tant de haine ?

- Ca en fait des questions... Je suis un Troll, c’est évident, Julien te l’a dit, cela se voit, non ?

- Cela se sent, aussi, je dirais...

- Arrête, tu vas me faire rougir... Mais tu connais mon nom, je crois : Spasmö, ça me va bien, je pourris la vie des gens, je les bombarde à longueur de journées et de nuits de petits symptômes ridicules autant qu’insupportables… J’adore faire ça... Ah oui, après « Qui suis-je », logiquement c’est « D’où viens-je ». Je viens du Nord. Le grand. Du Nord d’un pays qui s’appelle aujourd’hui la Norvège. « Où vais-je », on en reparlera plus tard...

- Que fais-tu donc ici ?

- Je te l’ai dit : Je pourris la vie des gens.

- Mais pourquoi justement ici ?

- Parce qu’ici, c’est chez moi, et que les gens sont des intrus. Je ne les ai pas invités.

- Comment ça « chez toi » ?

- Je suis venu ici avec mes frères il y a longtemps, bien longtemps, lors de la quatrième glaciation. Nous étions bien. Nous étions comme chez nous. Et puis le diable sait pourquoi, le climat s’est réchauffé. Les glaciers ont reculé. Ils ont fondu, hélas... Mes frères sont repartis vers le Nord, mais moi, je suis resté ici. Je me suis adapté. J’étais chez moi, sur ma terre. Un lande pelée et stérile, brûlée par la glace, où le vent mugissait, et où rien ne poussait. Dans le ciel, d’épais nuages noirs laissaient à peine filtrer la lumière. Un crépuscule délicieux au-dessus d’une terre aride. J’étais bien. J’étais comme chez moi. Je suis resté assis pendant des siècles à me curer le nez et à insulter les loups égarés dans la steppe. J’étais heureux. Et puis la folle est arrivée...

- Quelle folle ?

- La Fée. Cette créature infernale ! La Fée aux cheveux rouges, la Fée des Eaux, celle qui ressemble à ton amie...

- A Karine ? Tu délires… Que venait faire cette fée par ici ?

- Justement, on se demande... Elle s’était mise en tête d’irriguer mon désert bien-aimé, cette folle ! Y faire jaillir des sources, faire couler des ruisseaux, des rivières, un fleuve, tant qu’elle y était, que sais-je encore, de l’eau, de l’eau partout, malédiction, une calamité !... Heureusement, à cette époque, j’étais puissant. J’avais pas peur des Fées. Je l’ai vaincue... Avec l’aide de mes amis les démons des cavernes, j’ai fait s’ouvrir un gouffre dans la terre en un lieu appelé Padirac, et j’y ai précipité la malfaisante ! Les démons la tenaient sous bonne garde. J’ai eu la paix pendant quelques siècles, mais la garce n’avait pas renoncé à ses funestes projets... Elle a usé de ses charmes pervers pour ensorceler les démons et conquérir le royaume des cavernes. Elle a pleurniché pendant des siècles... Les larmes de la Fée ont fini par émouvoir ces démons imbéciles... Des larmes de crocodile, oui, des larmes de Tarasque ! Elle en a versé tant des larmes, que c’en est devenu un lac. Ce lac que l’on appelle maintenant le lac de la pluie, parce qu’on a oublié... C’était le lac des larmes de la Fée de la pluie... Les démons m’ont trahi. Ils sont devenus comme des agneaux. Libre de ses mouvements, la Fée exerça alors sa magie à mon insu, sous la terre, cette sournoise. Elle fit jaillir l’eau de partout dans les rochers et les falaises... Des résurgences, qu’elle disait ! Résurgences ta mère, oui ! Ca coulait de partout, pire qu’au déluge, je me souviens, des milliers de ruisseaux, qui formaient des rivières à la fin, forcément, impossible de les arrêter tous, une calamité, je pissais dedans, je crachais pour les empoisonner, peine perdue, le fleuve était créé… Et puis ce fut la catastrophe...

- La catastrophe ?

- La pluie s’est mise à tomber... Les nuages fondaient, comme la glace, l’herbe poussait, même les fleurs, la forêt s’étendait, les oiseaux gazouillaient atrocement, les rayons du soleil me torturaient, c’était la fin...

- La fin ou le début ?

- Le début de la fin, parce qu’ensuite, très vite, les hommes sont arrivés... Pas un cadeau, les hommes... quoique au début, je les trouvais plutôt sympas... Ils étaient sales, hirsutes, couverts de poux, bêtes et méchants, ils sentaient fort, ils ne parlaient qu’en émettant des grognements ignobles... Je ne me suis pas méfié... Il y en avait de plus en plus, partout dans les cavernes. Ils se reproduisaient à une cadence infernale. Quelques siècles à peine ont suffi pour achever ce qui restait de mon territoire. J’avais la haine. C’est à ce moment là que je suis devenu vraiment mauvais, et que j’ai décidé de consacrer mon temps à leur empoisonner la vie...

- Je comprends... Je comprends aussi pourquoi tu n’aimes pas beaucoup mon amie Karine...

- Je ne crois pas que ce soit une Fée, grogna le Troll, mais chat échaudé craint l’eau froide, comme vous dites...

- Pourquoi est-ce qu’elle ne peut pas te voir ?

- Ce n’est pas souhaitable.

- Tu as peur d’elle ?

- Je n’ai pas peur des humains.

- Mais tu as peur des Fées...

Le Troll me lança un regard meurtrier tout en se mouchant bruyamment dans ses doigts.

- Assez parlé de moi. Parlons plutôt de toi.

- C’est une histoire beaucoup plus banale, il n’y a pas grand-chose à dire...

- Tu es heureuse de ton état ?

- Pas vraiment, non...

- Excellent.

- Je te remercie...

- Ah, il ne faut pas m’en vouloir... Je fais juste mon travail de Troll, je pourris la vie des gens, je suis consciencieux, tant qu’à faire que de le faire, autant le faire bien je me dis, tant pis pour vous, fallait pas me chercher...

- Mais nous n’y sommes pour rien...

- Je sais, ça tombe sur vous, c’est pas de chance...

- Mais c’est stupide...

- Exact. En fait, je crois que je suis plus bête que méchant. On raconte que la plupart des Trolls sont comme ça.

- Moi, je me demande si tu n’es pas tout à la fois bête et méchant...

- Fais attention à ce que tu dis, parce que je rajouterais... Susceptible !

- Tu ne trouves pas que ça a assez duré, cette petite vengeance ?

- Ce n’est pas à moi d’en juger. Nous sommes nombreux. Toute une hiérarchie. Je ne suis qu’un misérable ver de terre...

- Je devrais te coller Karine sur les dos, ça te ferait les pieds...

- Balivernes. C’est impossible.

- Ah bon ? Et pourquoi donc ?

- Parce que nous sommes samedi.

- Et alors ?

- Le samedi, les Fées n’exercent pas leur pouvoir. Elles sont empêchées.

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- C’est leur jour de repos. Je le sais.

- Ok, on attendra demain...

Le Troll émit un grognement inquiétant, et se recroquevilla un peu plus, bien dans l’ombre. Puis le ton de sa voix changea :

- Laisse cette... cette jeune fille en dehors de tout ça... Elle n’est pas concernée...

- Elle est spasmophile autant que moi, sinon plus...

- Qu’est-ce que tu en sais ? Elle possède le signe ?…

- Quel signe ?

- Tu sais très bien de quel signe je veux parler…

Il se tapota la joue en ricanant.

- Si ce n’est pas cela, qu’est-ce que tu lui as fait, alors ?

- Ce n’est pas moi ! Je ne lui ai rien fait !

- Mais tu connais le responsable ?

- Peut-être...

- Et Julien ? Il t’a fait quelque chose ?

- Ca n’a rien à voir... C’est mon travail ! C’est mon travail de Troll ! Je ne peux pas me dérober !

- Eh bien moi, je crois que Karine a aussi un travail qui l’attend...

Le Troll se leva brusquement, ce qui souleva un nuage de poussière et me fit sursauter. Il marcha jusqu’à la cheminée les mains dans le dos, et donna un violent coup de pied dans les braises. Les cendres volèrent et le firent éternuer.

- Balivernes, grinça-t-il, tout ça c’est des histoires qui ne font peur qu’aux petits enfants ! Ce n’est pas une Fée. Les Fées ne sont pas spasmophiles ! Elles ne peuvent pas !

- Dans ce cas, tu n’as rien à craindre...

Le Troll attrapa une braise et se mit à la renifler curieusement. J’eus un mouvement de recul.

- Qu’est-ce que tu fais avec cette braise, m’inquiétais-je...

- Je fume un peu, ça va me calmer...

Il se dirigea vers la fenêtre, jeta un coup d’œil à l’extérieur, se frotta les yeux, ouvrit la porte, la referma, puis revint s’asseoir dans son coin, toujours avec sa braise à la main, surveillant portes et fenêtres avec une certaine inquiétude...

- Qu’est-ce qui te fait croire que je crains quelque chose ? marmonna-t-il.

- Je pense que s’il doit y avoir un combat entre le bien et le mal, tu n’es pas sûr de te trouver du côté du vainqueur...

La réplique me surprit moi-même. Le Troll fronça les sourcils comme s’il réfléchissait puis il cracha par terre. Je voulais prendre le dessus et je m’efforçais de ne pas monter mon émotion, mais les spasmes me secouaient le ventre. Je ne parvenais plus à situer Karine, et ce jeu avec l’insaisissable était trop déstabilisant pour moi.

Le Troll souffla sur la braise avec application, ce jeu semblait le calmer :

- Tu me juges mal, reprit-il, avec un ton cette fois doucereux, je te l’ai dit, je suis plus bête que méchant... J’ai quelques circonstances atténuantes, tu sais, je suis une victime, moi aussi, quelque part, je ne fais pas cela pour le plaisir, il y a trop longtemps... Je suis victime de cette malédiction... Elle ne s’éteindra que lorsque je pourrai rejoindre le clan de mes frères, en Norvège.

- Pourquoi ne pas le faire maintenant ?

- Tu me détestes, hein ?

- A choisir, je préfèrerais partir en vacances avec quelqu’un d’autre que toi...

- Dommage... Mais on ne se débarrasse pas de moi si facilement... Je ne peux pas retourner en Norvège hélas, c’est impossible. Pas maintenant. Je n’ai pas encore le droit...

- Que signifie ce « pas encore... » ?

- Je ne peux pas te le dire Isabelle. Cela viendra bientôt, je le sens. Je suis fatigué...

Disant cela, le Troll s’affaissa contre le mur et laissa la braise fumante tomber à côté de lui. Quel comédien ! avec ses petites mains pleines de cendre, son air las, et cette inquiétude familière dans son regard, il aurait presque réussi à vous faire de la peine... Quel faux-jeton... C’était la première fois qu’il m’appelait Isabelle... Encore un peu, et je me laissais attendrir.

Quelques secondes silencieuses passèrent, à se regarder comme des chiens de faïence, puis il fit comme s’il venait de prendre une décision :

- On devrait faire la paix, Isabelle. Je n’ai rien contre toi. J’ai même un petit faible pour toi, tu sais, un petit faible... Allez, laisse-moi tranquille avec ton amie, celle qui dit s’appeler Karine, elle ne sait pas que je suis ici, ne lui parle pas de moi...

Quelque chose m’échappait décidément... Pourquoi ce petit être maléfique et quasi-immortel, qui naviguait à volonté entre le réel et l’imaginaire, était-il à ce point effrayé par une gamine perturbée autant que diaphane ? Il y avait quelque chose là-dessous que je ne parvenais pas à capter. Quelque chose de trop ancien, de trop différent. Quelque chose qui était sans doute ailleurs, hors de portée, en dehors du domaine de compréhension des humains. Mais il y avait avec certitude une faille chez ce lutin pervers, un point faible qui nous mettait, en quelque sorte, comme sur un pied d’égalité...

- Qu’est-ce que tu me proposes en échange, demandais-je avec un aplomb que je ne me connaissais pas...

Le Troll eût un petit sourire en coin, comme pour me faire comprendre qu’il n’était pas dupe, qu’il percevait mon trouble :

- Je ne suis pas aussi stupide que j’en ai l’air, fit-il, j’ai vécu très longtemps, beaucoup plus que toi, je sais beaucoup de choses, je suis un peu magicien, moi aussi...

- Je n’ai aucune raison de te faire confiance.

- Attends un peu... Regarde ce mur, là-bas.

De son index crasseux, il m’indiquait le mur de plâtre blanc, dans la pénombre, au fond de la pièce. Un mur nu. Il n’y avait rien à voir...

- C’est passionnant, commentais-je.

- Attend un peu jeune fille, regarde plus attentivement...

Je ne voyais pas où il voulait en venir. Je ne voyais rien du tout, d’ailleurs, sauf peut être une légère ondulation de l’air, entre le mur et moi, comme quand il fait très chaud, sauf que ce n’était pas le cas. Il y avait aussi des taches colorées sur le mur maintenant, à peine perceptibles, peut-être à cause de la lumière qui se glissait par quelques interstices. C’était comme des reflets, qui vibraient doucement.

- Qu’est-ce que c’est ? Demandai-je.

- Je ne sais pas, répondit le Troll, je suis trop stupide. Tu es la seule à pouvoir le dire...

Sur le mur, les taches colorées semblaient s’organiser. Elles devenaient plus distinctes, et elles vibraient toujours. Il y avait beaucoup de rouge qui s’accumulait vers le bas, puis du vert, et du jaune au-dessus. Le fond de la pièce s’illuminait. Des formes colorées apparaissaient dans la lumière. Très vite on distingua un paysage de bord de mer, immense, qui occupait toute la surface du mur. C’était fascinant. Je ne pouvais plus en détacher mon regard.

Il y avait des barques posées sur une plage, une plage d’un rouge éblouissant, avec des éclats jaunes, des ombres vertes, des ombres bleues, des ombres pleines de reflets lumineux. Il y avait aussi des barques sur la mer. Des barques multicolores avec de grands mâts rouges, sur une mer verte et transparente. Au loin, vers l’horizon, on apercevait des collines ocres et violettes sous un ciel jaune et orageux. C’était une frénésie de lignes, de plaques, de stries et de bâtonnets vermillon, indigo, émeraude... Les couleurs semblaient décharger de la lumière. Le fond blanc du mur irradiait à travers les taches colorées. Les formes se précisaient, les détails devenaient visibles. L’espace se construisait par la couleur.

- Tu reconnais cet endroit Isabelle ? Demanda le Troll.

- Non... Je ne sais pas... Comment fais-tu cela ?…

- Je l’ai appris du Maître des choses secrètes et des Savants de la bibliothèque magique. On dirait qu’il y a de l’eau par ici... Beaucoup d’eau...

On distinguait des personnages maintenant. Deux silhouettes rouges dans une barque, un adulte et un enfant, puis deux hommes sur la plage, l’un assis, vêtu de jaune, les mains posées sur les genoux, l’autre debout au bord de l’eau, dans les ondulations de l’air. L’homme rouge tire l’enfant par le bras pour l’obliger à monter dans la barque, mais l’enfant ne veut pas, elle a peur, elle hurle, elle se débat, elle tente de se libérer de l’étreinte, la peur lui tord le ventre, mais la main de son père est trop forte, elle est entraînée dans la barque, elle ne bouge plus, tout est devenu rouge, le sable est comme de la lave en fusion, la chaleur est insupportable...

Sur la plage, les deux hommes regardent la scène en riant. Ils se moquent de ma détresse. Ma terreur les amuse. Plus je hurle, plus ils se tordent de rire.

Je voudrais les voir morts.

La barque s’éloigne de la rive maintenant. La mer est sombre, elle semble ne pas avoir de fond. Les reflets à la surface m’éblouissent, j’ai mal au bras, j’étouffe, je ne peux plus respirer...

- Tu te souviens maintenant, Isabelle ?

- Oui...


- Où était-ce ?

- C’est... c’est Collioure... Le port de Collioure...

- Tu avais oublié ?

- Non... Je n’avais pas oublié... J’avais oublié les couleurs et la lumière. Ce n’était qu’un souvenir froid, en noir et blanc... Arrête maintenant, s’il te plaît...

- C’est presque fini Isabelle, presque fini... Regarde encore...

Sur le mur incandescent, la barque revenait vers la rive, mais d’une manière bizarre, comme si le film se déroulait à l’envers. La barque remontait sur la plage à reculons, les hommes ne riaient plus, ils regardaient ailleurs, mon père lâchait mon bras, je ne criais plus, je n’avais plus peur. Je descendais de la barque et je retournais jouer sur le sable. Puis le film repartait en avant, en noir et blanc cette fois, et en accéléré... C’était encore la barque, la douleur dans mon bras, les cris de terreur, les rires insupportables, puis de nouveau le déluge de couleurs, le film qui se déroulait à l’envers, je pouvais l’accélérer, le ralentir, modifier les couleurs à volonté, revenir au noir et blanc, habiller les deux hommes de costumes grotesques, et c’est moi qui riais maintenant. Je pouvais colorier la plage en vert, le ciel en bleu, les collines en jaune, briser les mâts de barques, peindre des reflets roses à la surface de l’eau, courir comme une folle autour de la barque et me moquer de mon père qui ne pouvait pas m’attraper... J’avais chaud, je m’amusais. J’avais du sable plein les mains et je pouvais tremper mes mains dans les vagues, m’asperger le visage, et je riais, je riais dans cette lumière qui jaillissait du ciel et de la mer.


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