Mais qui ça peut bien être cette Phoebe ?
Nora est promue par Camilla et devient sa nouvelle assistante-éditrice. Bon. Je suis bien contente pour Nora.
Un couple avec enfant affronte sa désunion.
Un gardien de prison déverse toute sa haine sur un détenu souffre-douleur.
C’est Pâques, et Drew confie à Oswald une livraison de chocolats, mais Oswald les oublie près d’un radiateur. Il est con ce Oswald…
Un joueur de hockey sur glace se retrouve paralysé après un match truqué.
Loïs fait des cauchemars à propos de ses parents Victor et Ida.
Tiens tiens...
L’association de Laura organise une vente aux enchères de baisers. Affriolant...
Un patient suicidaire entraîne le docteur Katz dans une décharge publique.
Jeudi : Un policier enquête sur le suicide de son coéquipier. Flipper ramène un dauphin malade.
Fletcher a perturbé la course orbitale de plusieurs astéroïdes. Enfoiré de Fletcher...
Un agent de la CIA recrute une tueuse à gages atteinte d’une maladie incurable. Trop fort...
L’inspecteur Derrick, le Maigret teuton, découvre le cadavre de son informateur.
J’ai le vertige... Il y a des gens qui regardent tout ça ? Et ceux qui écrivent les résumés ? Ils se tapent tout ? Dans quel état cela peut-il bien les mettre ? Ca fout les jetons... Voyons. Vendredi : Malcolm casse le bras d’une vieille dame avec sa batte de base-ball.
Alison flirte avec Steve, qui lui déclare préférer Barbara. Les homosexuels sourds témoignent de leurs difficultés. Laura perd complètement les pédales.
Sharon et Nick évoquent avec Nikki la relation entre Grace et Amy. Je relis, mais je suis pas plus avancée...
Un détective traque un tueur en série qui cible les femmes célibataires . Ah le salaud !...
Angela finira ses jours dans une chaise roulante.
Daphné ne supporte plus que Sherry se mêle de sa vie privée. Benoît confie à Marc qu’il est amoureux d’Adeline.
Xeena et Otere doivent se plier à la tradition des Amazones et apprendre à libérer leur corps de la malédiction. Intéressant ça...
Phoebe ne sait pas quelle robe mettre pour se rendre à l’anniversaire de Chris.
Ouf. Heureusement que Phoebe est là pour nous remonter un peu le moral en fin de semaine... Pourvu qu’un scénariste dépressif ne fasse pas de mal à Phoebe... Elle finira violée par Navarro, ou torturée à mort par sa copine Monica, pour lui faire avouer la recette de ses cookies...
La sonnerie de la porte d’entrée me fit sursauter. Pas étonnant... Midi et demi... Ca, c’est Véronique et cie. Mais où il est passé le couple infernal ? Ca n’en finit plus l’inspection des gravures...
J’ai tiré sur ma robe, et j’ai ouvert la porte.
Un grand blond moustachu tout guilleret a franchi le seuil en lançant un « Salut les copines, faites gaffe à vos miches, les coqs de bruyère sont entrés dans le poulailler ! »
Hou-là... « Christiaannnne ! ! »
L’Anis, j’aime bien comme parfum. J’en mets souvent dans mes recettes de poisson, pour égayer, mais un grand blond moustachu qui empeste le Ricard, c’est différent. Ca peut vous rendre allergique à l’Anis et à tous les autres produits dérivés, et ce, jusqu’à la consommation des siècles...
Christiane se chargea des présentations.
Véronique, Norbert, son mari, vendeur de voitures et représentant en anisette à ses moments perdus, Lucien, camarguais arlésien, pas moche, futur vendeur de voitures, Daniel, concubin notoire de Christiane, Isabelle, vendeuse de jouets dans un grand magasin de la rive gauche, Isabelle et sa conjonctivite, Christiane.
Tout ce petit monde s’est installé autour de la grande table basse du salon, et Christiane a commencé la distribution des canapés.
Norbert était pas mal. Incontestablement. Imbibé, mais pas mal. Du genre à faire se pâmer tout le syndicat des concierges de la Butte aux Cailles. Il était beau comme un coucher de soleil sur une carte postale. L’œil clair, le cheveu épais, l’allure sportive, la voix puissante, le style bateleur de foire bon vivant et décontracté. Je commençais à comprendre comment il avait réussi à séduire une femme comme Véronique. Il avait des arguments. En particulier deux superbes yeux bleus, et une manière de vous regarder fixement lorsqu’il vous adressait la parole, comme s’il cherchait à vous faire baisser les yeux. On avait dû lui enseigner le truc en stage, pour hypnotiser le client.
Il était vêtu d’une manière indéfinissable. Sport chic négligé savamment froissé, un tissu comme du lin, mais presque funky. J’arrive pas à décrire... Cela ressemblait à la tenue cool du week-end des yuppies, avec un jeans de l’année dernière, un peu trop moulant, qui mettait bien en valeur sa bedaine naissante, et une large chemise blanche ouverte immaculée, assortie à ses quenottes de premier communiant. Un chic très à la mode dans les grandes entreprises occidentales, surtout chez les jeunes cadres pour singer les ricains.. On les oblige à se saper comme des croque-morts toute la semaine, pour bien marquer la distance avec les sous-fifres, et on leur conseille de s’éclater le vendredi, avec un pantalon de toile pas trop net, et une chemise imitation Lacoste pas repassée, look proche du peuple, quoi, l’air de dire : « On est pareils, hein ? Et encore, je vous parle même pas de mes chaussettes trouées dans mes Bata. Voyez, je peux me vêtir caca comme vous, en conservant ma classe évidente et mon autorité naturelle. Capito ? Restez quand même à votre place, les petits, hein ? On n’a pas élevé les cochons ensemble, que diable ! » Et puis lundi, un petit effet de cravate en soie rose, juste pour vous rafraîchir la mémoire, au cas ou...
Norbert parlait fort, ne tenait pas en place, agitait les mains, prenait des poses, mimait, pointait du doigt, se levait, s’asseyait, coupait la parole, souriait, fronçait les sourcils... Il s’efforçait de capter et de retenir notre attention en utilisant toutes les ficelles des bonimenteurs de foire les unes après les autres ou plusieurs à la fois... J’étais fascinée par le spectacle, comme une mémère à cabas devant la démo d’un robot ménager, mais je ne percutais pas le quart de ses paroles... J’ai un problème avec les gens qui parlent fort. J’ai besoin d’échapper à leur voix. Je place une barrière acoustique entre leur bouche et mes oreilles, du genre de celles qui s’interposent sur l’autoroute, entre le moteur des voitures et les fenêtres des HLM. Sa voix me parvenait lointaine, assourdissante.
Il me saoulait la tête.
Comme Véronique s’était levée pour attraper un canapé au gruyère, il lui balança une grande tape sur les fesses :
- Dis donc, Véro, elles sont toutes aussi mignonnes que ça, tes copines ? Pas bavardes, mais mignonnes. Je comprends pourquoi tu les caches, maintenant...
Je me sentis visée par le « Ca », mais mon écran anti-bruit fonctionnait à pleine puissance. Je fis comme pour les élucubrations précédentes, c’est à dire comme si je n’avais rien entendu.
- Il y avait du monde ce matin, à la piscine ? Demandai-je, pour essayer de détourner la conversation.
- Non, presque personne. Ca t’aurais plu, justement, répondit Véronique. Pourquoi n’es-tu pas venue ?
J’avais préparé la réponse, mais je n’eus pas le temps matériel de la placer.
- Moi, je sais ! S’exclama le Norbert en décapsulant une deuxième canette, c’est pas la bonne période, c’est tout ! Véronique, c’est pareil, elle veut pas entendre parler de piscine pendant les événements... Ni de piscine, ni d’autre chose, d’ailleurs, soit dit en passant, mais je m’égare, je m’égare...
Effectivement, il s’égarait...
J’ai croisé le regard de Véronique. Un regard las que je ne lui connaissais pas. Un regard qui disait : « Laisse tomber, ça vaut pas la peine... »
Norbert attrapa une poignée de cacahuètes et continua sur sa lancée :
- Alors, Parles-nous un peu de toi, Isabelle ! T’es pas muette ? Elle est muette ta copine ? Elle est timide ? Qu’est ce que tu fais dans la vie ? Tu vends des jouets ? C’est pas commun, ça…
Ce que je fais dans la vie ? Mais c’est vrai au fait... Il a raison ce mec... Qu’est-ce que je fais dans la vie ? Pas la conversation avec lui en tout cas... Christiane avait arboré un sourire jusqu’aux oreilles, probablement pour tenter de détendre l’atmosphère. Pas rassurée la mère Christiane... Il fallait que je fasse un effort, juste pour elle, juste pour ne pas lui faire honte.
- Je l’étais jusqu’au mois dernier, répondis-je le plus sérieusement du monde, mais Eurodisney m’a fait une proposition plus intéressante.
Christiane hoqueta.
- Ah bon ? S’étonna le Norbert.
- Oui, c’est moi qui fait la sorcière, dans Blanche-Neige.
Robert regarda autour de lui, hésita trois secondes en se demandant si c’était du lard ou du cochon, puis éclata d’un rire forcé, en prenant mes deux copines à témoin :
- Ah d’accord... D’accord... C’est une marrante votre copine, hein ? Une fausse timide... Vous me l’aviez pas dit, ça... Ecoute, Isabelle, si un jour tu es promue Blanche-Neige, moi, je veux bien faire les sept nains... et Lucien y fera le huitième - il fila un grand coup de coude dans les côtes de l’intéressé - Hé Lulu, tu roupilles ? Deux Ricards et il est bourré, ce con... Tu déshonores ta patrie, la Camargue, malhonnête, va !... Allez, c’est rien, c’est le métier qui rentre, hein Lulu ? Marres-toi Lulu !...
Lulu se marra.
- Norbert, s’il te plaît, intervint Véronique.
Le ton de sa voix était doux, mais avec un léger vibrato, qui laissait deviner une forte tension intérieure. Je sens tout de suite ces choses là.
- Ok, Véro, ok... Laissons parler Isabelle... Elle est un peu… Allez, vas-y Isabelle, on t’écoute...
- Tu peux répéter la question, fis-je, en le fixant avec une expression de cruche diplômée d’état.
- Ben, je me demandais ce que tu faisais aux galeries machin-chose, là-bas... On est dans le même bateau, non ? Je vends des bagnoles, moi.
- Je vends des jouets. C’est très banal, en fait, il n’y a pas grand-chose à en dire...
- Mais je suis sûr que si ! Des jouets ! C’est marrant, ça ! Un peu comme moi, quoi... Sauf que moi, c’est du XXL ! Des jouets pour adultes ! Mais pourquoi des jouets ?
- Parce que j’aime ça.
- Ah ouais ! Bonne raison... Moi aussi j’aime ça... Et... C’est bien payé, au moins ?
Cool, Isabelle, cool. Pense fort à Christiane.
- Ce que j’aime, c’est voir tous ces enfants heureux autour de moi, avec leurs yeux qui brillent. Un peu comme si c’était Noël tous les jours.
- Ouais... Je connais ça, les yeux qui brillent... Les miens surtout ! Quand j’empoche les chèques ! Vendre des bagnoles, c’est chiant comme la mort, mais c’est dingue ce que ça peut rapporter comme pognon... Jusque là ! ... C’est que de la psychologie les grosses bagnoles. Les clients, c’est comme des grands enfants. Tu vois ce que je veux dire, on est confrères ? Tu les vois débarquer, gros comme une maison ! Le pegnaud qui vient de faire un héritage et qui veut épater la galerie, le jeune cadre qui veut montrer qu’il est jeune cadre, le petit gros et moche, tiens… une heure en tête-à-tête avec le petit gros moche, et il ressort avec une Béhème flambant neuve, convaincu qu’il est râblé, fort et beau le blaireau ! Irrésistible ! Et le métèque, qui va se coller des mensualités infernales pendant dix ans pour rentrer au village avec la Mercedes... Pliés en quatre on est avec les collègues... Je lève mon verre à la santé de tous les blaireaux de la terre ! Halleluia !
Ecran anti-bruit : Activé.
J’avais pas fait gaffe, mais lorsque Christiane se mit à glousser, je la vis tout à coup immobile à la pointe de son fauteuil, la bouche entrouverte, les yeux ronds et le sourire benêt. Incroyable ! Elle était entrain de boire à grandes goulées ravies la prose du camelot... Béate d’admiration comme les midinettes du premier rang au concerts de Patrick Bruel... Elle va répéter les paroles ? Reprendre le refrain ? J’en revenais pas de voir ça... A son âge... Elle va pas lui demander de l’accompagner à la cave pour chercher du vin blanc au moins ? Scotchée mémère... C’est dingue de voir à quel point les nanas peuvent devenir connes quand elles se font taper dans l’œil par un bellâtre à la grande gueule et au regard clair... Et ça leur passe pas en vieillissant on dirait... Pourquoi ça ne me fait rien à moi ? Suis-je normale ? Il doit le sentir ce rien, et ça l’agace, forcément. C’est des Christianes en pâmoison qu’il veut avoir autour de lui toute la journée, des normales, quoi parce que des comme moi, il a pas l’habitude. C’est pour ça qu’il me cherche. C’est pas normal dans le fond. C’est de la virilité triomphante que j’ai là en face de moi. Faudrait pas le pousser beaucoup en plus, j’ai l’impression. Alors pourquoi rien. Je suis pas en overdose de caresses, pourtant... Un beau mec, c’est quand même quelque chose, même quand c’est con comme un balai... On peut au moins se laisser draguer, juste pour voir comment ça fait...
- Mais dis donc - La voix de Norbert, comme assourdie - Dis donc, hé, Isabelle, tu rêves ? Reste avec nous, hein ? Tu peux enlever tes lunettes de soleil, il va faire nuit maintenant...
- Norbert, tu deviens pénible, grinça Véronique en se servant un thé d’une main qui tremblait légèrement.
- Laisse, Véro, laisse... Je cause avec Isabelle. Dis-moi, Isabelle, on parlait sérieusement là, dans ton boulot, on peut évoluer, au moins ? Dans quinze ans, tu seras peut-être chef de rayon du père Noël...
- Je suis déjà chef de rayon.
Il parut surpris, mais embraya tout de suite :
- Ah, c’est bien, c’est bien... Tu plaisantes pas là ? ... Non... Elle plaisante pas avec le boulot... Dis donc, ça doit être mieux payé que vendeuse, ça ?
- J’ai pas à me plaindre.
Christiane sortit de sa transe extatique pour se remettre à passer les plats et à proposer des boissons, tout en faisant des efforts louables, avec l’assistance de Véronique, pour orienter la conversation vers des sujets sans risques : Les vacances scolaires, les enfants, le météo, le cinéma, les crèmes pour le visage... Comme cela arrive chaque fois dans ces petites sauteries, les hommes se mirent à parler entre eux, et les femmes firent de même. Christiane ramassa les assiettes sales et se dirigea vers la cuisine, en me faisant un signe discret de la tête pour que je la suive. J’ai branché Véronique avec Daniel à propos des bacs à fleurs sur le balcon, et je me suis éclipsée discrètement.
Christiane était excitée comme une puce.
Lorsque nous fûmes seules dans la cuisine, elle poussa la porte et se mit à chuchoter ridiculement :
- Alors... Qu’est ce que tu en penses ? ...
- De qui ? Du cousin ?
- Non, de Norbert... T’a vu ses yeux, sa voix... La vache ce mec ! ...
- C’est pas mon genre.
- Arrête un peu Isabelle, souffla-t-elle, il ferait craquer n’importe qui, non ?
- N’importe qui sûrement, mais pas moi.
- Qu’est ce que tu veux dire ? ...
- Ecoute Christiane, on se connaît depuis longtemps, et tu sais très bien que les bellâtres à grande gueule, c’est pas du tout mon truc.
- Mais qu’est ce que tu racontes ? C’est un type très bien ! Il a fait des études supérieures au moins autant que toi, il est intelligent, cultivé, beau gosse, marrant, bourré de fric... en tout cas, moi, ça me change de Daniel, parce qu’il est bien gentil Daniel, mais alors... - Mimique à la Droopy -
- S’il était vraiment comme tu dis, il utiliserait son intelligence pour faire autre chose que se foutre de la gueule des gens ou jouer à des jeux de cons avec les copines de sa femme...
- D’accord, c’est vrai, il fait un peu son numéro, mais c’est marrant... C’est de la déformation professionnelle...
- Ca te fait peut-être marrer, mais il vaudrait mieux qu’il me lâche les baskets, maintenant, parce que sinon, je vais lui répondre sur le même ton, et ça va être rapidement l’escalade...
- Mais... Il ne t’a pas agressée... Si tu veux mon avis - Clin d’œil débile - j’ai même l’impression que tu ne le laisse pas indifférent...
- Ah bon... Tu n’as pas remarqué qu’il me cherchait en posant des questions de plus en plus indiscrètes ?
- Non mais c’est pas vrai... Ma pauvre fille, t’es complètement parano, par moments...
- Je préfère être parano que nunuche.
C’est parti tout seul. Sur la colère. J’ai regretté immédiatement.
Nunuche, pour une fille comme Christiane, c’est l’injure absolue. L’affront suprême. La marque de l’infamie... C’est l’arme secrète que l’on garde en réserve, le cas échéant, pour achever l’adversaire, lorsqu’on arrive à bout d’arguments...
Elle aurait encaissé pétasse, salope, pouffiasse, débile, gueule de raie, crotte de chien ou pauvre conne ou même « mal baisée », mais nunuche, non.
Pas nunuche !
Nunuche, ça faisait très mal, mais seulement à l’intérieur. Pas de traces visibles, pas de dégâts collatéraux. Quelque chose comme la bombe à neutrons, ou un coup de poing dans l’estomac, et je le savais pertinemment. Elle ne moufta pas pendant cinq secondes, puis grimaça :
- Tu veux que je te dise Isabelle... Tu veux que je te dise... Je crois que tu as vraiment un problème avec les mecs...
Bien.
Là, mes mains ont commencé à trembler doucement, et je sentais les fourmis rouges qui cavalaient partout sur mes jambes, mes bras, mes lèvres, mes paupières... Je me suis assise, et j’ai posé ma tête sur la table en formica. Il y avait deux solutions. Fight or Flight, comme disent les Américains dans la tourmente. Faire face ou foutre le camp.
Soit j’appliquais les préceptes de Laborit dans « L’Eloge de la fuite », et je partais en claquant la porte, soit je faisais des excuses platissimes, et je poursuivais cette petite sauterie en essayant de me montrer sociable, spirituelle, et pleine de répartie.
- Ecoute Christiane, fis-je, on ne va pas se disputer à cause de ce type ? Je retire ce que j’ai dit, je m’excuse, c’est complètement débile de ma part, et en plus, je le pense pas du tout.
Elle posa sa main sur mon épaule :
- Laisse tomber, Isabelle, je sais que suis un peu ce que tu dis... C’est pas grave... J’ai passé l’âge, pourtant...
- C’est la faute à personne, poursuivis-je, on est différentes, c’est tout. Ce mec te plaît et c’est normal. Il a aussi plu à Véronique, et à d’autres, certainement. Pour être franche, moi je préfère encore Daniel, ou le cousin Lucien...
Elle retrouva le sourire :
- Oui ? Alors s’il te plaît, laisse tomber Daniel... Par contre, le petit Lulu, c’est vrai que vous avez l’air d’avoir des points communs, finalement...
- Il faut qu’on y aille, maintenant, fis-je, Véronique va nous en vouloir...
Véronique était sur le balcon, en train d’examiner les bacs à fleurs avec Daniel. Ils rentrèrent en nous voyant revenir. Norbert sifflotait. Christiane proposa du café à ceux qui pouvaient en boire, et du jus d’orange aux autres. Ras le bol du jus d’orange... J’avais envie d’un bon coup de blanc bien frais. Je m’en suis versé un plein verre.
Norbert demanda s’il pouvait allumer la télé, mais Véronique le fusilla du regard, et il préféra renoncer. Ce n’était pas bien vu de la part de Véronique, parce que maintenant, le Norbert s’agitait sur son siège en cherchant une connerie à faire pour remplacer la télé.
Le cousin Lulu, lui, préférait se concentrer sur mes gambettes. Il est clair que mes gambettes ne le laissaient pas indifférent. C’est pas difficile à deviner dans le regard d’un homme. Ce qui est plus compliqué, c’est de savoir ce qui se cache derrière ce regard, à l’intérieur de la tête, parce que c’est pas toujours aussi rose que l’on aurait envie de le croire. Ou alors, c’est Christiane qui a raison, et c’est moi qui me monte la tête. Il faut que je me laisse aller…
A propos de tête, celle de Lucien présentait un visage poupon de gosse bien nourri, avec ce joli teint mat des gens du sud, des yeux sombres, et des cheveux noirs un peu longs, qui avaient tendance à boucler. Pas désagréable. Un peu plus jeune que moi, l’animal, certes, mais pas beaucoup. L’alcool semblait l’avoir légèrement anesthésié... Il buvait peu, pourtant, et parlait peu aussi, ce qui n’était pas pour me déplaire. Etrange méridional… Il semblait un peu gêné d’être là, comme sur la réserve. Il parlait seulement de ses difficultés pour trouver un logement, et de ses débuts comme vendeur dans une petite concession du Kremlin-Bicêtre : « En attendant que ce petit con fasse ses preuves ! » comme disait l’élégant Norbert...
C’est curieux mais je ne le voyais pas du tout en vendeur de voitures. Il n’avait rien en commun avec Norbert, du moins en apparence, et donc peu de chances de faire une carrière équivalente dans ce métier. Lorsque la conversation tomba sur le cinéma, il s’anima d’un coup pour nous dire tout le mal qu’il pensait de Woody Allen et de Steven Spielberg. Bon. C’est pas rédhibitoire, après tout. Je connais des gens très bien qui n’aiment pas Woody Allen. D’ailleurs, est-ce que Woody Allen lui-même aime vraiment Woody Allen...
C’est pas non plus une raison pour s’énerver...
Véronique et Christiane se mirent à parler de l’école et de l’avenir des enfants, ce qui me plaçait en position de hors-jeu. J’ai déjà beaucoup à faire avec le présent sans enfants, alors l’avenir avec des enfants, c’est compliqué... Elles détaillèrent les bienfaits de l’école privée, et les méfaits de l’école publique, puis l’inverse : « Même dans le quinzième, précisait Christiane, même dans le quinzième... »
Tout cela finit par donner des idées à Norbert :
- Mais au fait, Isabelle, à propos d’études, on ne devient pas chef de rayon comme ça à vingt-cinq ans... Tu sors de quelle école ?
Pourquoi moi ? Il avait dit vingt-cinq pour que je rectifie bêtement et que j’annonce mon âge ?
- Ce n’est pas à l’école qu’on apprend à vendre, répondis-je, tu es pourtant bien placé pour le savoir...
- Tu parles ! Je suis sorti d’HEC à 22 ans et qu’est-ce que ça m’a donné de plus ? je vous le demande... L’amicale des anciens élèves ? J’ai bossé un an dans la grande distribution, et puis j’ai posé mes conditions pour continuer. Ils ont refusé, j’ai dit salut et j’ai signé avec les Allemands. Au moins ceux là, ils savent ce qu’ils veulent. Trois semaines après, je vendais ma première Béhême, et six ans après, regarde moi ça ! J’ai fait autant de fric qu’en trente ans de carrière à Carrefour, Casino, Auchan et les galeries trucmuche réunis. Maintenant, faut que je mette Lulu sur les rails, et ça, c’est pas gagné... Pas vrai, Lulu ? Mais d’abord, il faut lui trouver un studio, parce que chez nous, c’est pas l’idéal. Surtout pour lui, si il veut amener des copines... hein ? Pas vrai Lulu ? Non mais tu peux, hein, à condition qu’elles gueulent pas trop fort ! ...
- On a prospecté dans le quinzième, coupa prestement Véronique, mais c’est un peu cher...
- Je cherche aussi dans la banlieue sud, fit Lucien, c’est plus abordable, et puis Paris, il y a un peu trop d’agitation pour moi, j’ai pas l’habitude.
Tiens, pensais-je, encore un point commun...
Christiane dit qu’elle allait regarder de son côté, puis Norbert le Pénible revint à la charge :
- Mais au fait, Isabelle, où est-ce que tu habites ?
- Dans le treizième.
- Le treizième ? Au milieu de toutes ces tours hideuses remplies de Chinois verts ? Je croyais qu’ils avaient viré tous les Français de là-bas...
- Il reste des endroits charmants dans le treizième, répondis-je tout doucement, des petites rues calmes, des pavillons, des anarchistes... En tout cas, je m’y sens comme chez moi.
- Et les loyers, continua-t-il, ça doit pas être cher... Qu’est-ce que tu as comme appartement ?
- J’ai un petit trois pièces.
J’eus envie de rajouter que s’il insistait, je pourrai lui fournir mes trois dernières feuilles de paye et la caution de mes parents, mais je savais que si je faisais monter la tension, c’est moi qui allais en subir les conséquence, pas lui. Mon cœur battait déjà plus rapidement dans ma poitrine, et je sentais un picotement désagréable au-dessus de mes lèvres...
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