Patrick Micheletti



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- Je n’avais jamais raconté ça à personne… C’est ridicule…

- Certainement pas.

Il commençait à se faire tard. J’ai dit que j’allais rentrer. Nous avons échangé nos numéros de téléphone et nos adresses.

- La prochaine fois, c’est moi qui te raconterai mes aventures, fis-je.

Elle me raccompagna jusqu’à la porte en traînant les pieds, puis s’approcha, et me colla deux bises comme ça, sans prévenir. Je ne savais plus quoi dire. Je l’ai prise dans mes bras, j’ai senti son corps se presser contre le mien, j’ai caressé ses cheveux. C’était comme une vague douce et tiède, comme les ailes d’un ange. J’avais cette impression étrange de « déjà vu », comme si j’avais déjà vécu cette scène auparavant, ou dans un rêve. C’était moins une...

C’est le contact de ses seins sur ma poitrine qui m’a ramenée sur terre. Quelque chose ne collait pas. Ca va pas la tête ? Qu’est ce que je suis encore en train de bricoler ?...

Je l’ai repoussée doucement :

- Ecoute, Karine, qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous... Les femmes, c’est pas du tout mon truc, tu sais, vraiment pas du tout...

Elle a sursauté, puis reculé en écarquillant les yeux.

- Mais moi non plus ! Moi non plus, je t’assure... C’est pas du tout ça... Je... Je suis désolée...

Et la voilà qui s’écroule sur le canapé et qui se met à chialer toutes les larmes de son corps. Ah merde ! Bien joué Isabelle... C’est pas possible... J’ai un don pour générer les conneries...

Je me suis assise à côté d’elle, mais je n’osais plus la toucher. Une calamité... Je ne sais pas m’y prendre avec les hommes, alors avec les femmes... Avec les poissons rouges, peut-être... Et je fais quoi, maintenant ?

- Karine, c’est rien du tout, ai-je bredouillé, faut pas te mettre dans cet état... C’est moi qui suis maladroite, ce n’est pas toi.

- Dans la cuisine, hoqueta-t-elle, il y a des essuie-tout...

J’ai cavalé. Woav ! La cuisine ressemblait à un bloc opératoire ! Un carrelage tellement brillant que ça faisait mal aux yeux, pas une miette de pain pour les oiseaux, pas une tasse abandonnée, pas une assiette sale, pas la moindre trace de quoi que ce soit nulle part du sol au plafond. Juste une bouteille de Monsieur Propre bien en évidence sur un plan de travail en marbre gris. J’étais béate d’admiration... Ah, si, ouf ! Il y avait une fourchette incongrue qui traînait dans l’évier. Le robinet de l’évier coulait aussi, goutte à goutte, floc, floc… J’ai essayé de le fermer, mais impossible. Il fuyait. J’avoue que ça me rassura. La vache... Si elle vient chez moi un jour, j’ai intérêt à faire le ménage à fond...

J’ai reçu une bonne décharge d’adrénaline quand je suis revenue dans le salon... Karine était allongée sur le canapé, la tête rejetée en arrière, son chemisier couvert de taches de sang. Elle saignait du nez, et essayait de retenir le flot en appuyant le dos de sa main gauche contre ses narines.

- C’est rien, fit-elle, ça m’arrive de temps en temps...

- Tu devrais peut-être t’éloigner du canapé, suggérais-je...

- Trop tard...

Effectivement, le canapé était bon pour le nettoyage, le chemisier, le soutien-gorge, le jeans, et la moquette aussi...

Au dixième Sopalin, le sang a cessé de couler.

- Tu sais, fis-je, je connais ça aussi, en moins spectaculaire, et de préférence le matin, au réveil... Ca complique un peu le petit déjeuner... Non, ne ris pas, attends un peu que ça coagule...

Un petit passage via la salle de bains s’imposait. Une fois changée et débarbouillée, elle apparut sous un jour plus favorable. Une bonne saignée des familles, ça ne peut que vous redonner des couleurs, comme on disait au dix-septième siècle, chez les apothicaires. Si ça ne vous tue pas, on se sent forcément mieux ensuite. La preuve est faite.

- Tu as des yeux diaboliques, Karine… Ce vert et ce rouge… Tu fais sortir le sang de ton nez par magie, c’est ça, hein ?...

- Oui, c’est bien ça... C’est le seul tour que je parviens à réussir régulièrement, j’ai juste oublié la formule pour arrêter le flot. C’est pour ça que j’ai une grosse réserve de Sopalin...

Ca faisait du bien de rire, et de regarder les nuages passer dans le ciel, derrière la baie vitrée. J’ai essuyé la dernière goutte de sang au-dessus de sa lèvre. J’avais une envie terrible de l’embrasser, mais on ne joue pas avec ces choses là. Il faut avoir le goût du risque pour s’aventurer sur des territoires inconnus. Je n’ai pas ce goût là. Je ne le sens pas, mais pas du tout. Je me suis contentée de sourire et de reprendre une feuille de Sopalin, pour m’occuper les mains.

Je ne me suis pas faite prier pour rester manger un morceau. Je crevais de faim. Elle savait faire la cuisine tout aussi vite et bien que moi, via une superbe collection de plats cuisinés sous vide, trois minutes au micro-ondes. Mais je savais faire aussi les salades composées au thon et les canapés au saumon pour les copines.

On a partagé un grand plat de poisson à la Provençale sur la table de la cuisine. Elle ne posait pas beaucoup de questions, je ne faisais pas beaucoup de confidences, mais il y a une petite chose qui la tracassait. La Chose.

- Est-ce que tu vis seule ? Demanda-t-elle après avoir tourné sept fois sa langue dans sa bouche.

- Présentement oui...

- Tu souffres de la solitude ?

- Non. Tu sais, il ne faut pas confondre solitude et isolement. La solitude n’est pas aussi pénible qu’on veut bien le dire. C’est même parfois un vrai régal... Tout le monde y passe forcément à un moment ou à un autre de sa vie. Tôt, ou tard... Non, ce qui est difficile, vraiment, c’est l’isolement. L’isolement, c’est un enfer. Et moi, je ne suis pas isolée, pas du tout. Parfois, ce serait même plutôt l’inverse... Maintenant, si tu connais quelqu’un de jeune, beau, riche, sportif, sensible, cultivé, sans attaches, légèrement spasmophile, allergique au foot et à la télé, pas trop intelligent, pas trop sévère, pas trop fouineur, très câlin, bon amant, qui fasse les courses et la cuisine, à la rigueur, je suis preneuse.

- Il y a pourtant un rayon jouets dans le magasin où tu travailles ?

- Oui, mais il n’y a pas de père Noël...

- C’est si difficile ?

- Quoi ?


- Rencontrer quelqu’un, à Paris.

- Oh, non... Pas plus à Paris qu’ailleurs... Hou-là... Il est presque dix heures, il va vraiment falloir que j’y aille...

- Tu ne veux pas en parler ?

- C’est pas ça, mais il est tard... Une autre fois, peut être.

Juste avant de franchir le pas de la porte, j’ai eu le sentiment d’avoir oublié quelque chose... Je me suis tournée vers elle, je lui ai demandé de ne pas bouger et d’entrouvrir légèrement sa bouche, et j’ai délicatement tapoté sa joue gauche avec mon index. Je savais exactement ce qu’il fallait faire : Percuter du bout de l’index ce point de la joue qui se situe à égale distance du coin des lèvres et du lobe de l’oreille.

Toc.


Rien.

J’ai essayé de nouveau, mais rien ne se passait. Pas le plus léger frémissement de la lèvre, le plus infime museau de tanche, rien de rien.

Je ne sais pas le faire, pensais-je, je ne tape pas au bon endroit…

J’ai déposé une bise sur la dite joue et je suis partie presque déçue…

chapitre 8

Un mois plus tard, Karine acceptait enfin de s’inscrire à l’aquagym.

J’avais fait le forcing, j’avais argumenté sur les copines, je l’avais accompagnée pour acheter un maillot de bains, j’avais des prix…

Je la voyais de plus en plus souvent. Nous sortions ensemble, au cinéma surtout, parfois au restaurant, mais ce n’était pas toujours simple. Karine s’installait peu à peu dans ma vie sans que je m’en rende vraiment compte, sans que je veuille vraiment l’admettre. Si je n’avais pas de nouvelles pendant trois jours, je l’appelais. L’été approchant, nous avons commencé à faire des projets de week-ends et de vacances.

Un soir, elle m’a tenu la jambe au téléphone pendant deux heures. Elle s’était renseignée sur tous les stages de remise en forme possibles et imaginables à la campagne, via internet. Elle avait éliminé la mer et la montagne, forcément, à cause des précipices et de la profondeur insondable, éliminé les sauts à l’élastique, les gorges du Verdon, la planche à voile, le vélo tout-terrain, le delta-plane, l’avion et tout ce qui s’y rapportait, la pêche, la chasse, le macramé, le cheval, d’autres encore. Cela réduisait bien le champ d’investigations. Elle disait avoir trouvé quelque chose.

Un séjour à la ferme, pas loin de chez elle, dans le Limousin. Il paraît qu’on appelle ça une « ferme de santé »… Quatre jours en petit groupe avec un médecin spécialiste de la spasmophilie et des médecines douces. Elle était enthousiaste. Un peu trop à mon goût. Au fil du temps, j’avais appris à me méfier de l’enthousiasme thérapeutique… Cette idée d’immersion dans un groupe d’inconnus qui pataugeaient sûrement dans le même marécage que nous ne me disait rien qui vaille. Ne valait-il pas mieux faire l’inverse, s’en écarter au maximum, voir d’autres gens, se changer les idées justement, sortir du cercle où nous nous enfermions ? Rien à faire. Elle en démordait pas. Et elle savait argumenter aussi… Elle disait que les médecins n’arrivaient pas à suivre, qu’il fallait consulter des gens ayant de l’expérience sur le sujet, des idées neuves, des gens qui comprendraient nos problèmes, qui sauraient ce qui marche et ce qui ne marche pas. Il y avait de nouvelles thérapies, elle le savait, elle avait toute la doc, je pouvais lui faire confiance, ça se tenait. Il ne faut pas faire les erreurs que d’autres ont déjà fait, disait-elle, il faut les écouter, profiter de leur expérience. Ce serait stupide de passer à côté si l’on avait une chance de se soigner efficacement, de se sortir de là une fois pour toutes. Ce serait trop bête, non, Isabelle ?

Oui, peut-être…

Et puis quatre jours seulement, ce n’était pas très cher, c’était des vacances, qu’est-ce qu’on risquait ? On garderait encore deux ou trois jours pour visiter la région, elle connaissait, elle me guiderait, c’était magnifique, c’était impossible sans moi…

Bon… J’ai essayé de parler de randonnée pédestre, de châteaux de la Loire, ou de Mont Saint-Michel, mais elle ne m ‘écoutait pas. Elle avait raison, c’était nul. Au bout de deux heures j’ai dit OK. J’ai dit oui, peut-être, je vais y réfléchir… Je voulais en parler à Christiane.

Karine connaissait Christiane, mais à peine. Juste une rencontre à la piscine, et quelques mots. Je me suis dit que c’était l’occasion de les inviter à dîner, toutes les deux. Karine n’était jamais venue chez moi. J’avais comme une appréhension, c’était tellement différent de chez elle… Le quartier, l’immeuble, l’appartement, les gens, l’ambiance… Je ne pouvais plus reculer, il fallait que je me décide. J’ai juste demandé deux jours de délai, le temps de faire le ménage, ranger les bouquins, les placards, traquer la poussière, les moutons, laver les carreaux, acheter des fleurs, refaire une inspection, ne rien oublier…

Le vendredi soir, Karine a débarqué la première. Elle a à peine jeté un coup d’œil au décor en entrant, n’a même pas demandé à visiter, une bise et elle s’est laissé tomber dans la canapé :

- Ah la vache ! Je suis vannée ! Je boirais bien quelque chose ! Mais c’est génial chez toi ! On se croirait à la campagne, comme chez ma sœur ! C’est adorable ! Ca te ressemble… Qu’est-ce qu’on est bien dans ce canapé !…

C’est tout ?

Ouf ! Je me suis laissé tomber aussi dans le canapé. C’est vrai qu’on était bien…

Elle m’a déballé toute sa doc sur le séjours à la ferme. Un dossier complet, avec photos, programme, lettres de remerciements… Impressionnant…

Christiane est arrivée en retard, à cause du dentiste. Une heure basculée en arrière dans un fauteuil avec le cœur qui cogne, la tête qui tourne, un projecteur dans la figure, une aiguille dans les gencives, un aspirateur sous la langue, et une roulette dans la mâchoire, ça lui avait scié les pattes et déglingué le sens de l’équilibre. Je lui ai fait de la purée mousline, avec du jambon coupé en petits dés, après ça allait mieux. Elle a retrouvé de la voix et des couleurs.

Elle était d’accord avec Karine à propos de la ferme de santé. D’ailleurs c’était pas compliqué, elle était d’accord avec tout ce que disait Karine. J’ai essayé d’expliquer que je n’avais pas précisément envie d’aller passer mes vacances avec des spasmophiles, sur quoi Karine a demandé si je disais ça pour elle, et j’ai dû expliquer que c’était ridicule, qu’elle savait très bien que je ne voulais pas dire ça… Ca me fatiguait… Et puis j’étais bien contente qu’elle ait accepté de me rejoindre à l’aquagym… Je pouvais faire un effort de mon côté… J’ai dit d’accord, et on a fait tinter nos verres.

L’heure avançant, la conversation dériva.

Après avoir épuisé le sujet du tourisme, celui de la santé, du travail, de la ville, de la pollution, de la culture, comme pour un tour de table au conseil des ministres, nous abordâmes les droits de l’homme. Karine était très intriguée par les deux messieurs qui barbotaient avec application au milieu de quinze mégères semi-apprivoisées à la piscine de la butte aux cailles. Nous on s’étaient habituées, depuis le temps. Et puis, les incongrus avaient leurs favorites, leurs petites chouchoutes… Après tout, ils étaient peut-être là pour faire de l’aquagym, tout bêtement… Et pourquoi pas ? Allez savoir ce qui peut se passer dans la tête d’un homme… Christiane enchaîna sur son ex, dans la série : Faut que j’explique à Karine, que la pauvrette ne refasse pas les mêmes erreurs, si vous saviez, quand on peut faire autrement, une belle fille comme elle… En croisant mon regard, elle a compris qu’il fallait se limiter à la version courte.

- Je sais, je radote, s’agaça-t-elle, mais dis donc, Isabelle, en parlant de piscine, est-ce que tu as des nouvelles de Didier ?…

Ah la petite garce…

- Didier ?

- Oui… Didier quoi !…

- Ca va, j’ai entendu…

- Didier ? Quel Didier ? Renchérit la rouquine.

Non mais elle va pas s’y mettre elle aussi ?…

- Ah bon, tu n’es pas au courant, susurra Christiane avec gourmandise, j’ai pas gaffé, au moins... C’est tout moi, ça...

- Christiane, s’il te plaît, soufflai-je, tu sais très bien que c’est terminé depuis longtemps avec Didier…

- Je sais, mais tu pourrais avoir des nouvelles… On ne l’a plus revu à la piscine…

- Pourquoi j’aurais des nouvelles ?…

- C’est juste pour parler… C’était pas le mauvais bougre ce Didier…

- C’est pas le problème…

- Et puis, longtemps, pas si longtemps en fait… Je me demandais si des fois…

- Vas-y, accouche…

- Non non… si ça doit te mettre en colère…

- Moi en colère ?…

- Je me demandais… Tu sais, des fois, on croit que c’est fini, et puis vlan ! Y a un retour de flamme…

- Vlan ?


- C’est une façon de parler... Je veux dire… Vous auriez pu vous revoir…

- On aurait pu…

- Et plus si affinités…

- Tu sais que tu m’énerves quand tu fais ça, Christiane… Tu le sais pourtant…

- Je fais quoi ?…

- Tu fais l’ânesse pour avoir du foin…

- Tu vois… Tu te mets en colère…

- Je sens que ça monte, là…

- Hé là, vous deux, coupa Karine, vous parlez de quoi au juste ?…

- Didier, son petit ami… enfin, son ex… Tu n’as donc rien dit non plus à Karine ? Pourtant, vous êtes devenues de sacrées bonnes copines, non ? Tu as encore des secrets pour elle ? Pour moi, je comprends, quoiqu’il fut un temps où tu étais bien contente de pouvoir m’en parler de tes petits soucis...

C’est pas possible, elle me fait une crise de jalousie ou quoi ? Bien sûr que j’en ai des secrets, comme tout le monde, ai-je répondu, tout un jardin, pas un jardin à la Française, un jardin Anglais, bien en désordre, ça part dans tous les sens, je l’entretiens, rien d’extraordinaire, vous n’en avez pas des secrets, toutes les deux.

Elles ont admis qu’elles en avaient.

- Ecoute Christiane, fis-je, si on s’énerve maintenant, on va encore passer la nuit dans les cauchemars… Je ne l’ai pas revu, c’est terminé, j’ai eu de ses nouvelles, il va très bien, il a une petite amie et il revient à la piscine de temps en temps… Tu as d’autres questions ?…

Elle tripotait la bretelle de son soutien-gorge, ce qui était chez elle l’équivalent de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.

- En fait, fit-elle enfin, en fait, je n’ai jamais très bien compris pourquoi vous vous étiez séparés… Tu n’as jamais voulu m’en parler… Je sais que tu n’aimes pas que l’on te pose des questions indiscrètes…

- Moi ?… C’est une rumeur qui n’ aucun fondement…

- Je sais, je suis trop curieuse, mais il était pas désagréable, ce garçon, à tous points de vue... Où est-ce que ça a coincé ?

- A ton avis ?…

- Non ?…

- Si.


- Mais comment ?…

- Sur un bateau. Un ferry-boâte, précisément…

- Non ?

- Si.


- Euh, intervint Karine, sans indiscrétion, j’ai un peu de mal à vous suivre... C’est la première fois que j’entends parler de ce Didier, et je ne connais pas plus le début de l’histoire que la fin... Pourquoi est-ce que tu ne m’en as jamais parlé ?

- Tu ne me l’as pas demandé...

C’était ma réponse favorite quand on me posait ce genre de questions, mais je voyais bien que c’était ridicule avec elles. De toutes façons, c’était du passé révolu. Pour ce qu’il y avait à cacher…

- Je ne sais pas où ils vont chercher leur confiture de myrtilles, a monoprix, continuais-je, mais c’est pas croyable, ça a vraiment le goût de myrtilles, le vrai, pas comme dans les pots...

- Si tu ne veux pas nous raconter la fin, suggéra Christiane, raconte au moins le début, pour Karine, c’était plutôt pas triste... Et puis toutes les trois, nous sommes un peu dans le même bateau...

Elle savait très bien qu’une fois lancée…

Karine hochait la tête comme un petit chiot sur la plage arrière d’une voiture de Bidochons.

En fait, j’avais de plus en plus envie de la raconter cette histoire. La raconter une fois pour toutes, et ne plus y penser. C’est ce qu’il fallait faire. Il fallait que ça sorte. Mettre Didier dans une petite boîte, avec un joli ruban autour, tout au fond de ma tête, et ne pas l’oublier. Et puis, ce n’était pas comme remuer de mauvais souvenirs. Il n’y avait pas de blessure, pas de couteau dans la plaie. Ce n’était pas une histoire triste, c’était plutôt une belle histoire, avec des moments difficiles, mais aussi des moments de vrai plaisir, de vrai bonheur. Elle s’était terminée parce qu’elle ne pouvait pas durer plus longtemps, c’est tout. Je n’étais plus certaine de me souvenir de tout. Même en faisant un effort de mémoire, certains détails pénibles m’échappaient, devenaient flous. Mon cerveau avait entrepris de les effacer, comme s’il voulait faire de la place pour autre chose, mais je ne savais pas encore pour quoi. Il y a des moutons sous le lit dans ma tête, il va falloir que je me décide à passer l’aspirateur.

On a porté un toast à ce brave Didier, et j’ai commencé à raconter. Tout. Depuis le début.
J’avais rencontré Didier six mois auparavant, un dimanche matin, à la piscine de la Butte aux cailles.

Tout de suite, il m’a trouvée chiante. Je le sais.

Je terminais mon cours d’aquagym par une petite séance de battements de pieds, bien accrochée à ma planche, et pas loin du bord. Il a plongé devant moi, puis est ressorti juste sous mon nez, avec un grand sourire. D’abord j’ai fait comme si de rien n’était, alors il s’est mis à tourner autour de moi, en faisant des cercles rapprochés, comme un requin qui flaire sa proie.

Je ne sais pas d’où ça vient, mais c’est un fait confirmé par la pratique : dès qu’il y a des filles dans une piscine, les garçons qui s’y trouvent ne peuvent pas s’empêcher de faire les intéressants. Ca les prend tout petits, et ça persiste bien après l’âge de la retraite. Le syndrome de Tarzan, ou je ne sais quoi d’atavique, qui remonterait aux rituels de séduction de très lointains ancêtres batraciens. Ca les démange quelque part, c’est pas possible. Peut-être à cause de cette semi-nudité inhabituelle à la ville, à cause de la tiédeur de l’eau, des vapeurs de chlore, de la proximité des corps... Difficile à dire, mais amusant à observer.

- C’est plutôt mignon, hoqueta le requin, votre ballet aquatique, vous et vos copines... Enfin, surtout vous, je veux dire...

Chouette, pensais-je, un adepte du « Je veux dire... ». Vous savez, ces gens qui ne peuvent pas s’empêcher de terminer une phrase sans la ponctuer par un « Je veux dire... » qui ne veut rien dire, mais qui voudrait bien dire, aussi, par certains côtés… Ils doivent faire partie d’une secte, ou d’une société secrète quelconque, et c’est leur signe de reconnaissance à eux... Pour d’autres, le mot de passe sera « dites-moi… », ou « donc », au moins tous les cinq mots, ou les classiques « tu sais quoi ? » « je vous dis pas » « écoutez », toujours en début de phrase. Les adolescents, eux, sont affligés d’un tic qui les oblige à mitrailler leurs interlocuteurs avec l’adjectif « trop », comme on le ferait avec un Kalachnikov, et si cela n’est pas suffisant, on achève la cible à grands coups de « t’es ouf », « grave », « tranquille », « relou », le fin du fin étant de les grouper tous à la fois en une même phrase, une mantra, que l’on répètera 1758 fois par jour, comme le Hare Krishna, avec de légères variantes, du style : « Non mais t’es trop ouf, toi ! T’as vu la meuf ! Elle est grave relou... rest’ tranquille toi !... » Suivi du méconnu : « Ah ouais... tranquille le plan... trop grave la meuf, elle kiffe ton portable, je l’crois pas ! Stiron…» Ou bien : « Trop relou toi, tranquille la meuf !… J’suis pas ouf, moi... grave grave… »

Le marsouin attendait certainement une réponse, pour vérifier si j’en étais...

Je fis un effort pour rester concentrée sur la ligne de nage et sur mon battement de pieds, mais l’animal n’avait pas l’intention de lâcher prise. Il replongea, passa juste sous mon corps, ce qui me donna la chair de poule, puis revint se planter devant moi, m’obligeant à m’arrêter, agrippée à ma planche. Il allait falloir parlementer…

- Je vous embête ?

Génial. Il avait un sourire niais et posait des questions idiotes. Trois répliques bien cinglantes auraient suffi pour lui faire boire la tasse, mais il n était pas franchement vieux, ni franchement moche... Pas question de passer pour une asociale, une mijaurée ou une sainte nitouche, surtout devant les cocottes de l’aquagym... Plutôt crever... d’autant plus que ça commençait à glousser ferme dans le poulailler, de l’autre côté du bassin. Me connaissant, les garces se doutaient de ce qui allait se passer, et s’en réjouissaient par avance...

- Pas du tout, répondis-je, en m’efforçant de conserver une allure parfaitement distante et décontractée, enfin, pas vraiment, je veux dire, rajoutai-je...

Pas pu m’empêcher. Plus fort que moi. Pourtant s’il y a un endroit où j’évite de faire la maline, c’est bien quand je suis dans l’eau... Toujours est-il qu’il a dû prendre ça pour une invitation, parce qu’il s’est fait nettement plus pressant, et qu’il a posé sa main sur ma planche.

- Vous me la prêtez ?

Il y a juste un truc qu’il ne pouvait pas savoir, le pauvre chéri, mais que les cocottes savaient...

Quand je suis dans une piscine, il ne faut surtout pas s’approcher, et encore moins toucher.

Ni moi, ni ma planche.

Je fais déjà un gros effort de volonté pour aller là où j’ai pas pied, et pour m’éloigner un tant soit peu du bord, en essayant de me persuader que la fosse des Mariannes est ailleurs, du côté du Japon, mais pas sous moi. Si on me laisse tranquille, j’y arrive très bien. Ce n’est qu’une toute petite victoire, mais ça me regarde, et qu’on me foute la paix avec ça... Mais si on me chahute ou qu’on essaye de jouer avec moi là-dedans, c’est la panique. Je file en courant. Le problème, c’est pour courir là où je n’ai pas pied...


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