- Ah ça, c’est vrai, ça ! Approuva Simone avec véhémence.
- Oui, je comprends votre courroux, continuait Karine. Mais gardez-vous de Pluton, Simone ! Le maître des enfers cherche à vous entraîner vers le côté obscur ! Votre proximité me fait prendre conscience d’accéder à un mode de pensée ténébreux, comme un aller-retour permanent entre le structural et le génératif. C’est un réel problème… Plutarque a tendance à tirer vers le haut sur ce point, lorsqu’il affirme que l’enfer n’est pas seulement sur la terre, mais aussi dans le cône d’ombre qui l’accompagne. Relisez donc le commentaire de l’adage « Illotis Pedibus » c’est édifiant ! Je crois que pour nous, le moment est venu de substituer le paradigme perspectif au palimpseste Ptoléméen.
Bon Dieu, c’était quoi ces cachets ?...
- Euh... Je ne vois pas très bien le rapport... Se risqua Simone.
- L’Egypte, Simone, l’Egypte ! Le centre et la circonférence de la magnétosphère, Simone... Ptolémée a beaucoup voyagé en Egypte, mais je ne vous apprends rien, vous avez lu Christian Jacq, ceci explique cela...
J’étais sciée. Apparemment, je n’étais pas la seule…
Quand même, elle était bizarre... Je découvrais un aspect inédit de sa personnalité que je n’aurais pas imaginé. Elle était une autre Karine. La question que je me posais à présent était de savoir comment on arrêtait ce train infernal quand il était lancé à pleine vitesse... C’est comment qu’on freine Karine ? Le fait est qu’elle avait cloué le bec à nos deux nouvelles copines. Elles écoutaient bouche bée, comme fascinées par le regard vert, la crinière de feu, sonnées par l’avalanche sémantique, à la recherche d’un sens caché, sans rien comprendre, quelle importance, elles en redemandaient, à l’évidence, elles se gargarisaient la tête à la musique des mots abscons.
- Je vois que vous m’écoutez avec indulgence, continuait Karine, mais je perçois aussi ce qui se cache derrière votre distanciation ironique... Vous vous dites : C’est bien joli, son raisonnement, mais il est perverti. Il ne prend pas une seule fois en compte la sélection des figures somato-poétiques, qui permettrait pourtant d’organiser une fois pour toutes la circulation des énergies dans un cadre hiérarchique bien établi, comme le font les planètes autour du soleil, dans le cadre... dans le cadre ?... Isabelle ?
Ah non... Moi, je veux rester en dehors de tout ça , hein... elle veut voir celles qui suivent ou quoi ? J’ai fait non de la tête avec un air désolé...
- Dans le cadre Copernicien, évidemment, Isabelle... Tu n’as rien retenu…
- Dois-je m’auto-flageller tout de suite, demandais-je, ou ça peut attendre jusqu’à demain ?
- D’accord, admettit-elle avec un sourire pervers, je reconnais l’imperfection de la métaphore. Oubliez-la. Je n’ai rien dit. C’est encore une de ces échappées lyriques dont je tente vainement de me corriger depuis toute petite. Tout ça par la faute d’une vision de l’ostensoir solaire, dans la Disputa del Sacramento, de Raphaël, un soir d’avril, au British Museum... Il faut que je me surveille. Tu as raison de me morigéner, Isabelle, avec tant de délicatesse, tu me connais, tu sais que je me laisse aller parfois, il ne faut pas m’en vouloir... A l’avenir, je jure de m’en tenir au symbolisme mythologique et archétypal. C’est bien plus sage, en vérité. Monique, Simone, je vous l’affirme : Il y a en vous une étincelle de suprasensible. Oh toute petite, certes, faut pas se monter la tête, mais je la vois briller, là-bas, très loin, dans les ténèbres où marinent vos circonvolutions cérébrales. Revenons aux textes. Au commencement était le Logos, disait saint Jean l’évangéliste. Je souhaiterais lui porter la contradiction sur ce point, comme sur quelques autres par ailleurs, mais n’entrons pas dans la controverse, je vous connais, on y passerait la nuit... Je ne sais pas si le maître dont vous parlez aurait suivi Milne dans son désir de voir se fusionner la conscience et la chose. Je ne le connais pas, je ne peux donc pas me prononcer, mais d’après ce que vous nous en dites, je le soupçonne d’être incapable d’effectuer cet effort de psycho-synthèse qui le délivrerait de la thématique Freudienne. Le corps est-il l’envers de l’âme ? Je vous pose la question comme je me la pose à moi-même, mais toute pensée dit-elle « Je » ? Une fleur est-elle sa description botanique ? Cela me fait rire... Je ne devrais pas... Toi par exemple, Simone, n’es-tu qu’un conglomérat de matière mû par des énergies ondulatoires ? Non, hein ? Ce n’est pas comme ça que tu le ressens ? Tu imposes des formes signifiantes à tes énergies, rassures-moi, Simone…
- Oui… Euh… Enfin, je crois…
- Dieu soit loué... Il vous reste un espoir. Mais admettez d’abord que ce futur que vous désirez tant entrevoir, n’est pas calculable ! Prenez l’exemple des indiens Hopis : Ils ne s’embarrassent pas d’un espace et d’un temps à divisions ternaires. Leur ego réceptionne des patterns de photons et il les convertit en significations. Point barre ! Mon maître place l’expérience bien au-dessus de l’intuition. Le votre dit se nommer Sakoulanta ? Il est pétri de certitudes hallucinées. Les miens se nomment Planck, Hawking ou Heisenberg. Ils ont érigé l’incertitude en principe. Macrocosmos, microcosmos, même combat ! En écoutant Monique, à l’instant, j’entendais la Petite sonate de Vinteuil . Je participais à son propre passé. Ce passé de l’espèce, aux franges du pré-humain, à la limite du battement de cils de la paramécie, c’est une image, parce que tu es bien là, Monique, en face de moi, tu me fascines, je vais te détacher du présent, ne m’en veux pas, je sais que mon attitude est ridicule, cette fâcheuse tendance, encore une fois, a considérer l’univers comme une langue à parler, non comme un texte à lire... Tout comme les Apaches, je ne vois dans la source qui coule qu’une blancheur qui se meut vers le bas ! C’est un pêché véniel, hein ? Rassurez-moi... Qu’y puis-je ? La langue cosmique n’est pas vraiment une langue. Elle sensifie sans signifier… Alors à quoi bon… Je suis fatiguée... Plus de mots.
Et elle se tut.
Elle se tut d’un seul coup d’un seul. Comme ce lapin en peluche qui n’a plus de piles dans la pub télé. Elle restait plantée là à nous regarder en souriant d’un air satisfait.
- Euh, risquai-je timidement, tu... tu as fini ?
- Voui.
- Bon ben... On va peut-être aller se coucher, maintenant ?...
- Oui Isabelle. C’est une décision empreinte de sagesse, je suis épuisée. La transe me fait brûler la chandelle par les deux bouts. Toutes ces ondes que je perçois me prennent la tête.
Elle appuya les doigts de ses deux mains sur ses tempes.
- Les ondes ? S’inquiéta Simone. Quelles ondes ?
- Je vois les ondes qui gravitent à la périphérie de vos cerveaux-esprits à toutes les deux... Il n’y a pas le moindre doute... Vous êtes séparées par un intervalle, mais il y a interaction entre vous. C’est ce que Sting et son groupe appelaient « Syncronicity ».
- Les ondes ?... Elles sont... elles sont comment ?...
- C’est difficile à expliquer... Je ne vois que deux cerveaux primitifs surchargés d’archétypes... Je ne perçois que de petites ondes à leur périphérie. Des ondes qui vibrent sur une fréquence très proche de celle de vos idées. Des ondes courtes, très courtes.
Aïe aïe aïe... Ca sent le roussi...
- Comment ça courtes ? S’alarma Monique. Les ondes, elles ne changent pas de longueur... Elles sont bonnes ou elles sont mauvaises, c’est tout...
- Ce sont des ondes courtes, martela Karine, elles correspondent à la longueur des idées du sujet. Définitivement.
Monique eût soudain un éclair de lucidité :
- Vous ne vous moqueriez pas un peu de nous, là ?...
- Oui, vous nous taquinez, hein ? Renchérit simone.
- Absolument pas. J’affirmerais même à l’instant que vous pouvez manger des ris de veau en toute tranquillité, vous n’attraperez pas la maladie de la vache folle...
- Pourquoi ?
- C’est une maladie qui s’attaque au cerveau.
Je me suis dit qu’il vaudrait peut-être mieux en rester là avant que ça tourne au vinaigre, mais la rouquine était très remontée... Elle n’était pas dans son état normal, et elle s’énervait toute seule maintenant... Je la pris par le bras.
- Allez viens, Karine...
- Telle Uranus précipitant les Cyclopes au tartare, je livrerai aux flammes vos misérables superstitions !
Tout en grimpant les escaliers, elle se retourna furibonde et lança :
- Hé les copines ! Vous savez comment on appelle la route du gourou ?
- Non...
- La gourançe !
Les deux copines en question échangèrent un regard incrédule, puis un haussement d’épaules.
- Je sais ce qui ne va pas chez vous, grinça Monique, il vous manque quelque chose...
- Ah oui ? Et quoi donc à votre avis ?...
- Allez viens, Karine, fis-je de nouveau, en la tirant par le bras. On va se coucher maintenant...
- Oui, c’est cela, allez vous coucher, continuait Monique, ça vous fera du bien... Vous partagez la même chambre, il paraît ?...
Je vis les mâchoires de Karine se crisper, et une rougeur inquiétante apparaître sur ses pommettes... Les deux commères se mirent à jacasser à voix basse en gloussant comme des dindes. Je raffermis ma prise pour empêcher Karine de se lancer dans une expédition punitive en forme de crêpage de chignon... Je sentais son bras qui tremblait dans ma main. C’est incroyable... Tant d’énergie si bien cachée à l’intérieur de ce petit bout de bonne femme pâlotte...
Je fus soulagée en atteignant la chambre...
- Calme-toi... Tu n’aurais pas dû prendre ces pilules…Tu délires complètement...
- Justement, c’est exprès ! ce genre de personnages, il faut les combattre sur leur terrain, celui du délirant, celui du ridicule ! Là, ils n’ont aucune chance. Pour une raison toute simple : Ils sont ignares, et ils se prennent terriblement au sérieux. Tu as déjà vu une voyante donner une consultation ? Une astrologue déchiffrer un thème ? Un sourcier rechercher de l’eau avec sa baguette ? Sérieux comme des papes ! Comme des curés en chaire ! Un chirurgien en pleine opération le serait moins ! Ils sont pas là pour rigoler, les bougres !… Un sérieux contagieux, un venin qu’ils inoculent à leurs clients, pour que les clients les prennent au sérieux, et ça fonctionne, la boucle est bouclée… Mais c’est aussi leur principal point faible, leur tendon d’Achille. Le délirant est un terrain glissant pour eux, une terre inconnue, parce qu’ils sont incapables de prendre le moindre recul, incapables de se moquer d’eux-mêmes, incapables y compris de sourire lorsqu’on leur fait lire en Sorbonne une thèse d’astrologie qui pourrait figurer en bonne place dans la grande anthologie de la littérature comique du vingtième siècle… Il faut utiliser contre eux l’arme de la dérision, parce qu’elle peut s’affranchir du rationnel. Il faut utiliser l’humour et l’ironie, parce qu’ils s’accommodent fort bien de l’absurde. La science ne le peut pas. Non : Le ridicule les flanquera par terre beaucoup plus sûrement que la meilleure démonstration expérimentale au tableau noir. J’appellerai cela la leçon de Molière, ou la méthode « Cavanna-Cabu »
Ceci énoncé, elle se laissa tomber sur le lit tout habillée et se mit à fixer le plafond sans dire un mot.
Après quelques secondes, la rougeur de ses pommettes diminua.
- Dis donc, fis-je, c’est pas évident de t’arrêter quand tu es lancée... Mais tout de même, Monique et Simone ne sont pas des charlatans, ce sont plutôt des victimes de charlatans…. Tu as fait des études scientifiques, pourquoi est-ce que tu n’essaie pas de leur expliquer calmement, d’argumenter, de leur démontrer qu’elles sont dans l’erreur…
- Je te l’ai dit Isabelle, ce n’est pas la connaissance qui les intéresse, c’est la croyance, l’irrationnel. Un raisonnement rationnel a fort peu de chances de pénétrer un cerveau qui a décidé de fonctionner sur un mode essentiellement irrationnel. Non, il ne faut pas entrer dans un débat avec eux, c’est perdu d’avance. Ils auront toujours le dernier mot, parce qu’ils connaissent la recette. Pour avoir à coup sûr le dernier mot, c’est très facile : Il suffit de raconter n’importe quoi avec un aplomb d’acier. Sans broncher. A force de recevoir des tartes à la crème de n’importe quoi en pleine figure, l’autre en face finit toujours par se fatiguer. Il finit par comprendre qu’il pédale dans le vide, et s’il insiste, c’est peut-être même lui qui risque de perdre patience et de devenir ridicule. C’est pour cela que les charlatans adorent le débat. Ils s’en délectent, ils y excellent. La polémique vaseuse les comble d’aise, les arguments les plus solides les font sourire avec indulgence. On les enfonce dans leurs contradictions : peine perdue. Ils se poseront en victimes, prendront le public à témoin de leurs persécutions, hurleront à l’intolérance… A quoi cela peut-il servir d’expliciter les conséquences de la précession des équinoxes à quelqu’un qui ne sait pas faire la différence entre une étoile et une planète, et qui d’ailleurs s’en contrefout, ce n’est pas ce qui le préoccupe, il a d’autres chats à fouetter, d’autres poulets à sacrifier... Mais si la science les indiffère, l’ironie les agace, l’humour les stupéfie, et la dérision les achève.
- Si je comprends bien, tu préfères la méthode Cabu à la méthode Charpak ?…
- J’aime bien Charpak, il fait œuvre utile, lui aussi, en tentant de faire reculer l’ignorance, la crédulité et les superstitions, en dénonçant ceux qui font profession d’exploiter la misère intellectuelle et la bêtise humaine. Mais je crois qu’il prêche surtout des convaincus. Si j’avais l’occasion de le rencontrer, je lui dirais ceci : Votre épée est tranchante, monsieur Charpak, votre main ferme, et votre détermination intacte, mais avez vous déjà essayé de découper un fantôme en rondelles ? Il va vous laisser faire le fantôme, se laisser découper gentiment et puis, comme dans les dessins animés, se reconstituer dans la seconde qui suit, dans un grand éclat de rire sardonique ! La machine à fantasmes qui nous sert de cerveau n’est pas prête à manquer de carburant.
Tiens : Je vous affirme ici que le Père Noël existe, qu’il habite une cabane en bois au bord du fleuve Amour, qu’il est petit, Chinois, vert, opiomane et végétarien, et je vous mets au défi de me prouver le contraire.
- Tu ne devrais pas te mettre dans des états pareils…
- Je sais… Ca me gonfle… De toutes façons, même si l’on parvenait à prouver de façon irréfutable la non-existence de Dieu, les croyants continueraient à croire en lui, imperturbablement, et peut-être même davantage... Cet état de fait pervertit grandement la communication entre les gens. Personne ne parle de la même chose, mais tout le monde veut en parler. Le dialogue de sourds s’installe, chacun voulant convaincre l’autre du contraire de ce qu’il souhaite entendre. L’autre devient forcément imbécile, ou de mauvaise foi, puisqu’il refuse de se rendre à une évidence aussi lumineuse ! Le convertir devient une nécessité vitale, une mission sacrée, un devoir. Pourquoi l’autre résiste-t-il ? Je vais être obligé de le corriger pour de bon cette fois ! Non que cela m’enchante, mais que puis-je faire ? C’est pour son bien vous comprenez, c’est pour faire éclater la vérité nom de Dieu !
- Qu’est-ce que tu espères ?…
- Ne pas leur laisser le champ libre, ne pas leur permettre de répandre l’obscurantisme et l’intolérance. Ne pas les laisser manipuler les enfants, mutiler les femmes, ou appliquer la peine de mort selon leur bon plaisir. Ne pas revoir l’humanité s’enfoncer dans les ténèbres du lavage de cerveau et de l’esclavage, dans la tyrannie des sectaires, des inquisiteurs, des maîtres du monde, des lapideurs, des bourreaux à seringue ou à couteaux de cuisine, des intégristes, des convaincus des prosélytes et autres illuminés… Juste faire reculer un petit peu l’ignorance et cette inévitable soumission, qui l’accompagne toujours. Quand la raison est endormie, son sommeil engendre les pires cauchemars. Souviens toi de Napoléon. C’était un mégalomane dangereux, d’autant plus dangereux qu’il était très intelligent. Il avait finement donné des instructions pour que les enseignants limitent l’éducation des enfants au strict nécessaire. Il avait supervisé les programmes scolaires. Il ne fallait surtout pas qu’ils en sachent trop, les enfants, qu’ils soient trop instruits, parce que sinon, ils allaient se mettre à réfléchir, développer un esprit critique, et ce serait beaucoup plus compliqué de les convaincre de partir en masse à la boucherie pour conquérir le monde… Les illusions naissent de la faiblesse et de l’ignorance, mais aussi de la crainte, et de l’espérance. Ces illusions secrètent des fanatismes, qui à leur tour vont nourrir haines et frustrations.
- T’es marrante, tu causes comme Spinoza… T’as pourtant pas fait philo…
- Non, mais si ce monsieur Spinoza a dit ça, je suis d’accord avec lui.
- Le plus beau de l’histoire, c’est qu’aux yeux de ceux que tu dénonces, c’est certainement toi la sectaire, celle qui veut imposer la tyrannie rationaliste…
- Je suis convaincue que l’intelligence, la curiosité, et la connaissance ont fait plus de bien à l’humanité que la bêtise, la superstition et l’ignorance.
- Tu as peut-être été un peu dure avec nos deux camarades… Ce n’est pas très chrétien de se moquer ainsi de personnes qui sont moins intelligentes ou moins cultivées que toi…
- Il n’y a pas de méchanceté. Ce n’est que de l’ironie, le jeu de la dérision… Et puis, je ne porte pas de jugement de valeur. Je ne dis pas que ce qu’elles font ou ce qu’elles croient est mal, je dis que je veux empêcher que cela me fasse du mal, à moi comme aux autres. Tu m’avais conseillé de me lâcher un peu de temps en temps, tu vois ce que ça donne… Elles voulaient du jargon, je leur en ai donné pour leur argent. J’étais dopée. J’en ai encore des tonnes en réserve...
- Non... S’il te plaît...
- Ca me fout en rogne de voir des gens qui paraissent sensés se vautrer ainsi dans le n’importe quoi... Ca me donne envie de mordre...
- Ce déluge verbal, c’est incroyable... Comment sais-tu toutes ces choses là ? Ce ne sont que des balivernes ?...
- Je te ferai la réponse de Newton, Isabelle : Ce sont peut-être des balivernes, mais la différence entre toi et moi, c’est que moi, je les ai étudiées... Hé oui, déformation professionnelle, que veux-tu... Je suis une sci-en-ti-fique !
- Mais pourquoi ?...
- Parce que je ne crois pas que l’on puisse lutter efficacement contre l’obscurantisme sans le connaître. Mieux on connaît son adversaire, plus on a de chances de le faire reculer...
- Ok, Karine... J’ai compris… Calme-toi maintenant...
- Je m’excuse... c’est pas de ma faute, je suis en plein SPM...
- En plein quoi ?
- Syndrome pré-menstruel. Il faut que je te fasse un dessin ? J’ai ouvert les vannes ! Ca fuit de partout, magnésium y compris !
- Arrête, c’est pas appétissant….
- Tiens, regarde-moi ça ! j’ai les seins comme des ballons de basket, je parle pas du bidon... Regarde mes doigts, on dirait des saucisses de cocktail ! Je peux pas enfiler mes chaussures, j’ai mal au crâne, j’ai envie de vomir, et en plus, tiens, si tu veux tout savoir, je suis constipée ! Bref : Faut pas me chercher des poux dans la tête, parce que ça démarre au quart de tour !
Je suis allée me brosser les dents.
Quand je suis revenue, Karine gigotait dans son lit, l’oreiller par-dessus la tête.
- Pauvre petite, susurrai-je, elle a pas eu son rituel d’endormissement ?... Tu veux que je te raconte une histoire ? Celle du petit spasmophile rougissant et du grand méchant psy ?
- Arrête...
- Qui es-tu Karine ?…
- Je suis une native de la vierge, ça explique tout… Je suis si pure et si naïve en vérité... Je me donne des airs, mais je te l’ai dit, je cherche seulement à concilier intuition et logique, c’est ce que font toutes les vierges pures et naïves...
- Non mais qu’est ce qu’il faut pas entendre... Elle a peut être raison, Monique, au moins sur un point...
- Lequel ?
- Il te manque peut-être quelque chose...
- Et quoi s’il te plaît ?
- Tu veux que je te fasse un dessin ?...
- Je ne comprends pas...
- Tiens donc...
- Non mais vas-y, tu as commencé, va jusqu’au bout de ton propos, dis ce que tu as a dire...
J’ai caressé ses cheveux et je l’ai regardée tendrement :
- Tu sais que tu es très sexy quand tu es en colère...
Les oreillers volèrent à travers la chambre, il y eût des éclats de rire, quelqu’un qui tapait contre la cloison, une voix d’homme flûtée : « C’est pas bientôt fini, à côté ?... »
J’ai regagné mon lit sur la pointe des pieds, et tout s’est apaisé. Après quelques minutes de silence, Karine chuchota :
- Vénus me donne mes appétits, ma lascivité, et Mars m’accorde ma vigoureuse ardeur.
- Dors, Karine, maintenant, par pitié, plus de mots...
- Pas sommeil…
Soupir...
- Souvent, continuait-elle à voix basse, j’ai peur de m’endormir parce que j’ai peur de faire des cauchemars… J’ai ce sentiment d’impuissance face à la punition que le sommeil m’inflige, comme si j’étais livrée pieds et poings liés à la douleur et à la mort. J’ai l’impression qu’il y a deux personnes en moi : La fille du jour et la fille de la nuit. Un jour l’une des deux finira par tuer l’autre… J’ai pas sommeil...
- Voilà ce qui arrive quand on s’excite comme une puce à des heures indues... Applique les neuf commandements d’Espie, ma fille : Au lit tu n’iras que quand vraiment sommeil tu auras. A peine couchée, la lumière tu éteindras. Tu ne liras point. Tu ne regarderas point la télévision. Si après vingt minutes tu ne dors pas, sans hésiter dans une autre pièce tu iras, et tu attendras. Aussi longtemps que nécessaire, le prochain train du sommeil tu attendras.
Toujours ton réveil à la même heure tu mettras. Débrouilles-toi comme tu voudras, ne discute pas. La sieste jamais tu ne feras. Jamais plus longtemps tu ne dormiras pour rattraper mauvaise nuit qui précéda.
Pendant plusieurs semaines ces commandements tu suivras, et tu verras, tu dormiras.
- Tu es sûre ?
- Absolument.
Je me suis réveillée à deux heures, comme une envie d’aller faire un tour aux toilettes.
Karine dormait profondément, un bras passé au-dessus de sa tête. Elle était belle. Elle dormait comme les manchots des îles Kerguelen, en mettant sa tête sous sa nageoire.
Rêvait-elle ?
Chapitre 12
Karine et moi avions discrètement demandé à passer en premier à la consultation individuelle du matin, pour avoir le temps de descendre au village avant le déjeuner.
Après avoir rempli un questionnaire plagiat qui avait un petit quelque chose de « déjà vu », et après les rituels : « Vas-y, non, je t’en prie, vas-y toi d’abord, non non, ça ne fait rien, je préfère, allez, ne fais pas de manières, bon d’accord. » J’y suis allée la première.
S’il me demande de me déshabiller, j’appelle Karine. Elle saura ce qu’il faut faire.
Mais il ne me demanda rien de tel, ou à peine. Juste de relever ma manche gauche pour me prendre la tension. J’ai adopté mon sourire cruche numéro quatre. Le plus figé. Mais je me suis gardée de tout commentaire saugrenu.
-
Je sais ce que vous allez faire, fis-je.
-
Tiens donc ?…
J’ai tapoté ma joue droite avec mon index droit. C’est un geste très différent selon que l’on le fait soi-même ou qu’un médecin vous le fait. Ca peut même devenir limite correct…
Le sourire fait tout passer…
-
J’ai un des plus beaux signes de Chvostek de la région parisienne, précisai-je, peut être même du monde…
-
Je vous crois sur parole, mais j’aimerais vérifier… avec votre permission…
-
Je vous en prie…
Il tapota ma joue droite de nouveau, en murmurant : « Ah oui, effectivement, ah oui… »
Un léger chatouillement s’insinua dans mes narines et me fit éternuer. Postillonner, peut-être…J’étais gênée…
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