Patrick Micheletti



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Malgré les apparences, je la sentais proche de ma sensibilité. J’étais certaine qu’un jour nous pourrions devenir de véritables amies. Elle avait abandonné son métier de professeur de Français après son mariage avec Norbert, mais elle parlait de plus en plus de le reprendre.

Je ne connaissais pas son mari Norbert. Sauf par des bribes. Par les comptes-rendus de Christiane, qui savait tout sur tout le monde, ou du moins, qui croyait tout savoir. Le peu que j’avais ouï n’avait pas spécialement retenu mon attention. Il était grand, Norbert, à ce qu’il paraît, il était beau, il avait une grande gueule, aussi, et il était beau parleur. Il était vendeur de véhicules haut de gamme dans un grosse concession allemande du seizième arrondissement. Bourré de fric, et fier de l’être. Norbert semblait être l’incarnation de tout ce que j’adore...

Par contre, je connaissais beaucoup mieux Daniel, le copain attitré de Christiane, son jules, comme elle disait. Quarante-huit ans bien tassés, huit de plus que Christiane, ça commence à causer... Un petit pépère tranquille et sans histoires, qui commençait à préparer sa retraite bien gentiment, bien à l’avance, pour ne pas être pris de court. Il soignait sa préparation devant la télé, à l’aise dans ses pantoufles et son survêtement Décathlon, fasciné par les bleus, les bleuets, les rosso y nero, les verts, les canaris, les prouesses des candidats au Bigdil ou au Juste Prix. Il travaillait à la mairie du Treizième, à l’état civil, juste de temps en temps, pas trop. Il avait divorcé d’avec une teutonne, et avait deux grands enfants, qui vivaient leur vie, près de leur mère, en Allemagne.

Christiane, après une précédente liaison agitée et une séparation difficile, avait souhaité rencontrer quelqu’un qui lui apporte un peu de calme et de sécurité. Gagné. Elle avait tiré le bon numéro, gratté le bon tac-au-tac, chopé la queue du Mickey... Elle ne disait sûrement pas tout, mais c’est un fait, elle en tenait un supportable, elle avait abandonné les recherches…

Quant au cousin Lucien, ça sentait le vidéo-gag...

- Tu m’as l’air drôlement bien renseignée sur le personnage du cousin, fis-je.

- Pas vraiment. Je ne l’ai pas encore rencontré, mais Véronique m’a dit qu’il était plutôt pas mal physiquement. Un peu rustique, mais récupérable. On verra bien, hein ?

La ficelle était un peu grosse... Christiane avait déjà essayé de me caser avec un bibliothécaire barbu et parfumé de la rue de la Glacière, brrr... Puis avec un des maîtres-nageurs de l’aquagym, hou-là..., et dernièrement, avec un inspecteur des impôts de Tolbiac. Manque de bol, il était déjà marié, mais il avait omis de le lui préciser...

Là, maintenant, ça devait être un vendeur de voitures, ou quelque chose d’approchant, puisqu’il venait à Paris pour travailler avec Norbert.

- C’est qui qui a eu l’idée, toi ou Véronique ? Demandais-je

- Du brunch ? C’est moi...

- Pas du brunch, du cousin.

- Alors là, alors là, piailla-t-elle avec son petit air outragé, alors là, tu n’y es pas du tout ! C’est pas ce que tu crois ! C’est Norbert qui a voulu inviter Lucien. D’ailleurs, c’est lui qui a insisté pour venir au brunch...

Norbert ? Insisté pour venir à un brunch de nanas ? Il voulait caser son cousin ou quoi ? Avec une fille qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam ? Et il fallait que j’avale ça ? Ca ne tenait pas debout !

- Ca ne tient pas debout, fis-je.

- Mais qu’est-ce que tu veux dire, Isabelle ? Tu crois que j’ai monté un plan avec Véronique pour te caser avec un cousin de province ? C’est ridicule...

- Ca serait pas la première fois, répliquais-je, en sentant bien que je commençais à agacer Christiane... Ses paupières battaient à un rythme trépidentiel, et ses joues commençaient à prendre un jolie teinte rosée.

- Là, tu pousses un peu, Isabelle. T’es complètement parano, par moments ma pauvre fille... Norbert est quelqu’un de très bien... Un peu grande gueule, peut-être, mais c’est pas un défaut dans son métier, c’est plutôt de la déformation professionnelle... Il est pas con, il a quand même bien réussi, ils ont un bel appartement, une gamine adorable, et puis, si quelqu’un comme Véronique l’a épousé, c’est qu’il doit quand même avoir certaines qualités...

L’argument était valable.

- Justement, je me demandais ce que je venais faire dans ce charmant tableau de famille...

- Ah c’est ça ! Ca te gonfle les couples ! Tu ne rêves que de ça, mais tu ne veux pas les voir !

- D’abord la vie de couple je connais, et je ne rêve pas que de ça si tu veux savoir, et je ne vois pas l’intérêt de remuer le couteau dans la plaie. Je n’aime pas jouer les extra-terrestres de service.

- Mais pourquoi tu dis ça, articula-t-elle, en faisant un effort conscient pour se maîtriser, c’est contradictoire en plus... Répondre à une invitation, ça n’a rien d’extraordinaire, c’est courant dans la vie, c’est ce que font tous les gens...

Il y eût un silence.

- Vas-y, Christiane, termine ta phrase.

- Quoi ma phrase ?

- Normaux, soufflais-je, c’est ce que tu allais dire, non ? C’est ce que font tous les gens « normaux » !

Elle s’affala dans le canapé, se versa un grand verre de jus d’orange, l’avala d’un trait et marmonna « Tu fais chier, tu fais chier... »

Elle était un peu rétro Christiane. Peut-être déjà d’une autre génération. Je suis vache, mais franchement elle était rétro… Rétro dans sa manière de s’habiller, rétro dans ses lunettes, dans ses chaussures à talons, dans ses sacs à main, ses parapluies, ses éclats de rire. Rétro jusqu’à la plante de ses pieds, la racine de ses cheveux, rétro jusqu’à sa permanente… D’ailleurs, en voiture, elle regardait sans arrêt dans le rétroviseur. Et même pas pour vérifier son maquillage, non, pour regarder ce que faisaient les voitures derrière elle… Elle parlait sans cesse du passé, elle en parlait beaucoup trop, je lui disais : Christiane, le passé n’existe pas. Ce qui existe, c’est ce que tu as choisi de faire de tes souvenirs. Elle haussait les épaules… Mais Christiane était aussi ma seule véritable amie. La personne la plus proche de ma sensibilité, la seule avec qui je puisse me laisser aller à quelques confidences. Ma seule amie.

J’ai pas mal de défauts, c’est un fait, mais j’ai aussi des qualités, comme on dit si bien dans les petites annonces de rencontres. Entre autres, je suis consciente de mes défauts, et je suis capable de reconnaître mes torts.

En l’occurrence, je n’étais pas certaine d’avoir raison, et j’avais même le sentiment de me comporter d’une manière odieuse avec une amie sincère, qui ne me voulait que du bien.

Effectivement, je fais chier. Je suis une petite conne.

En plus, j’étais en train de m’énerver toute seule, et de faire monter une pression qui risquait de me perturber fortement dans les heures ou les jours à venir. Et pourquoi  donc ?

Je me suis posée à côté d’elle dans le canapé, et j’ai tapoté sa main baugouzée.

- Ok, Christiane, on ne va pas s’engueuler pour cette histoire de brunch, et de mecs, en plus. Je regrette ce que j’ai dit, je m’excuse, voilà.

- Je fais ce que je peux, Isabelle, je sais que je ne suis pas toujours très fine, mais je fais des efforts ! En fait, je crois que je cherche à t’éviter de passer par les mêmes problèmes que moi, mais je ramène tout à moi, c’est ridicule, c’est ta vie, c’est pas la mienne, mais là , je t’assure, il n’y avait aucune arrière pensée...

- Même pas une toute petite ? fis-je, en venant me planter sous son nez.

Ouf ! Elle a souri...

- Ecoute Christiane, tu me connais, poursuivis-je, tu as un peu les mêmes soucis de santé que moi, les mêmes inquiétudes, tu peux comprendre… J’ai juste peur de me sentir mal à l’aise, et tu sais ce qui se passe quand je me sens mal au milieu de gens que je ne connais pas... Je ne veux pas me ridiculiser avec mes oppressions et mes petits malaises. Pas devant les autres. C’est ce qui me fait préférer l’anonymat de la grande ville. Je ne veux pas me bourrer de médicaments juste pour faire bonne figure, je ne veux pas que l’on me soutienne pour me ramener chez moi. Je ne veux pas me plaindre, et je ne veux pas qu’on me plaigne. Je ne suis pas pitoyable. Si ? C’est compliqué, pour moi, de sortir avec des couples... Ca enfonce le clou. On ne voit que moi. Je suis le canard noir. Je le sens dans leurs regards, dans leurs allusions, dans leurs sourires. Tiens ! Un canard noir !… Une belle fille comme ça, marrante, en plus, pas bête, et toujours seule... Ca cache quelque chose, forcément... C’est pas normal qu’elle reste seule…

- Tu te fais de ces idées…

- Plus une femme s’écarte des critères de la normalité, plus les regards inquisiteurs se posent sur elle.

- N’importe quoi…

- Enlève un peu ton soutien-gorge à la piscine, tu comprendras ce que je veux dire. Oh oui que ça les démange, les couples ! Ils voudraient bien savoir, la curiosité est trop forte, alors ils posent des questions, on connaît la chanson, ils provoquent, ils cherchent la faille... Le cercle se referme... Je suis comme la grenouille punaisée sur la table de dissection. Je sais que s’ils découvrent le point faible, ils vont appuyer dessus, juste comme ça, par jeu, pour voir si ça fait mal... Alors je me referme comme une huître, et c’est la fin des haricots. Timeo couplaos et dona marentes, je crains les couples, même quand ils me font des sourires... Tu les connais vraiment Véronique et Norbert ?

- Ils nous ont invités à dîner il y a deux mois. Je ne sais pas, j’ai plutôt le souvenir d’une bonne soirée. J’ai bavardé beaucoup avec Véro, et le courant est passé tout de suite entre Daniel et Norbert, tu sais, Daniel adore aussi le foot et les bagnoles… Ils ont regardé la télé...

Je voyais. J’avais déjà goûté quelques soirées à papoter avec Christiane pendant que le Norbert s’endormait devant Canal Plus. C’était touchant. Effrayant et attendrissant à la fois. J’avoue avoir envié Daniel. Comme j’aurais aimé m’endormir ainsi paisiblement auprès d’une compagne aimante et attentive, sans avoir à inventer le lendemain, sans avoir à me poser la moindre question existentielle. Pourquoi n’étais-je pas née « mec à pantoufles » ? C’est quoi la sérénité ? Non, décidément, je ne me voyais pas plantée à table entre ces deux couples et le cousin de province. Vilain petit canard noir. On verra plus tard, quand je serai couple moi aussi, puisque c’est nécessaire, le hasard y pourvoira forcément… On ira chez le couple machin, puis chez le couple truc-chouette, et réciproquement. La question ne se posera même pas. Pourquoi je me la pose ?

- Isabelle, continua Christiane, hou-hou ! Tu es là  Isabelle ? Ecoute, qu’est-ce que tu vas faire samedi après la piscine ? Rentrer chez toi bouffer une boîte de thon ou une tablette de chocolat aux noisettes, et puis aller au cinéma toute seule, pour discuter du film avec qui ? Ou te plonger dans ces bouquins avec des titres bizarres ? C’est mauvais pour ce qu’on a, tu le sais très bien... Il faut que tu sortes, que tu voies des gens, et pas que des filles, surtout pas, c’est l’erreur que j’ai faite quand j’ai quitté Jean-Marc, il y a cinq ans. J’ai compris ça, mais un peu tard... Les humains ne sont pas faits pour vivre seuls à la maison. Ca les rend malheureux ou cyniques. Ou les deux à la fois. Les spasmophiles comme toi et moi, je t’en parle même pas, ça les achève...

- Vivre seul, c’est s’entraîner à la mort...

- Tu ne devrais pas dire des choses comme ça…

- Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Céline.

- Quelle Céline ? Je la connais ?

- Non, c’est un médecin, qui fait des phrases...

- Pour une fois, je suis d’accord avec un médecin ! Tu vois bien que j’ai raison !

Bien sûr qu’elle avait raison la mère Christiane. C’est pas le problème. Je ne demandais que ça, moi, sortir de ma coquille, voir de nouvelles têtes. Pas si simple. Il fallait faire bonne figure. Tout le temps. Péter le feu. Donner envie. Etre admirable. Tout le temps. Pas le droit à la pause. Toujours sur ses gardes. La moindre petite plainte éveillera les soupçons. Une seconde de relâchement, une larme qui coule, un cerne sous les yeux, une petite pleurnicherie, et hop ! Vous êtes le maillon faible, au revoir ! Il faut être dans un bon jour tous les jours, mais ça, je ne peux jamais le savoir à l’avance... Epuisant. Je fais des efforts, pourtant ! J’ai plein de choses à donner, j’ai envie d’en recevoir aussi, mais pas à n’importe quel prix... Je pose des conditions, en plus... De moins en moins, mais j ‘en pose... Juste conserver un petit espace à moi, et partager tout le reste, les bons petits plats, les sandwichs au saucisson, les sorties, les émotions, les joies, les peines, le plaisir, la douleur, les projets, les vacances, les jours, les nuits, la maison, les bébés...

Les bébés ?

J’y pensais plus à ceux là... Est-ce que je saurai faire ? Au moins un ? Il paraît qu’on a des nausées et des malaises au début, quand on est enceinte. J’en ai déjà plein, moi ! Ca va être quoi, alors ? Des malaises et des nausées à la puissance deux ? Et pour accoucher ? Ils vous font hyperventiler comme des folles ! Je le sais, je l’ai vu à la télé, dans un documentaire. Maman... Help !

Pas de panique. Il faudra trouver le papa d’abord, ça me laisse un peu de temps...

Et celles qui en ont dix ?

J’ai juste fait la bise à Christiane, en lui disant : « Ok, je viendrai. A samedi... »

Chapitre 4

S’il est possible de voyager au bout de la nuit, il est aussi possible de faire du sur place au petit matin, et ça, voyez-vous, c’est ma spécialité...

Samedi fut hélas un matin difficile...

Matin de la poupée qui tousse, matin de la mante religieuse, matin de l’araignée du matin, matin des yeux cernés dans le miroir, matin du pied gauche, matin du sixième jour enfin, celui ou Dieu lui-même commença à se sentir fatigué.

Trop d’agitation en fin de semaine, dans les rayons pleins de jouets du magasin qui me fait vivre, avec en prime d’autres rayons, plus sournois, comme ceux de la nouvelle lune. Et puis aussi l’influence des marées d’équinoxe, un mauvais bouquin, la famine en somalie, les gens qui se découpent en rondelles au Rwanda ou en Tchétchénie, le vent, la pluie, je ne sais pas...

Toujours est-il que j’ai dormi chez mon dentiste.

Du moins, c’est ce que mon cerveau disait.

Mes dents tombaient l’une après l’autre, et seul mon dentiste savait ce qu’il convenait de faire en de telles circonstances.

Il a fallu que je me farcisse les huit étages au pas de course, parce que l’ascenseur était en flammes, à cause de tous ces enfants dans le hall, qui jouaient avec des allumettes. Mes dents tombaient sur les dalles, et ils couraient en riant autour de moi pour les ramasser.

Je me suis épuisée pour rien. Le dentiste était malade. Il n’y avait que son assistante qui s’est mise à taper du pied comme un dragon furieux en me voyant. Elle m’a enfermée dans la salle d’attente. J’ai dormi avec les cafards.

Au petit matin, la fenêtre s’est ouverte, et le dentiste est apparu. Il portait la blouse en Nylon à fleurs de ma mère, et il avait une seringue à la main. Une seringue verte, la grande, celle qu’il utilise pour pénétrer dans les recoins inaccessibles du palais. Je ne voulais pas ouvrir la bouche. J’avais honte. Je n’avais plus de dents. Alors il s’est fâché tout rouge, et il a enfoncé cette aiguille dans ma tête. C’est là que je me suis réveillée. Un cercle de fer autour des tempes, comme le chevalier Cavaradossi. Il était cinq heures trente. Plus aucune chance de se rendormir. J’ai avalé de la brioche, avec du miel, du jus d’orange et de l’aspirine effervescente. C’était infect. J’ai craché les miettes dans l’évier et je me suis lavé les dents. J’étais contente, j’avais des dents.

J’étais essoufflée, sûrement à cause de ces huit étages dans les jambes. Je ne l’avais pas fait, en réalité, mais mon cerveau avait induit mon organisme en erreur. Comme dans Matrix. Il lui avait fait croire que je grimpais les escaliers réellement l’enfoiré... Allez donc faire la part du rêve... En la circonstance, mon corps s’était adapté à ce qu’il croyait être la réalité. Mes glandes surrénales avaient expulsé des torrents d’adrénaline, ma respiration et mon rythme cardiaque s’étaient accélérés, mes muscles s’étaient gavés d’oxygène, la charge anxieuse avait dépassé le niveau du trop plein, et je m’étais éveillée, aussi épuisée que si je venais de terminer le marathon de New-York, ou de faire quinze rounds contre Mike Tyson, morsure d’oreille comprise.

Mes glandes ne savaient pas que je rêvais. Pauvres glandes… Comment leur expliquer ? Je ne le savais pas moi-même... Parfois, j’émerge si brutalement de ces rêves anxieux, que mon cerveau n’a pas le temps matériel d’organiser le réveil musculaire. L’espace de quelques terribles secondes, mes paupières et mes membres restent comme paralysés. Je sais que je suis éveillée, mais je reste clouée, incapable de bouger, ou même d’ouvrir les yeux.

Pas question d’aller à l’aquagym si mal en point juste avant le brunch mixte. J’ai téléphoné pour dire que j’avais un rendez vous urgent chez le dentiste, qu’il serve au moins à quelque chose celui-là... Je n’avais pas envie d’arriver chez Christiane avec les yeux rouges et un look de chatte de gouttière délavée. J’ai pris un livre de recettes avec plein de belles illustrations, un cadeau de ma mère, et aussi quatre gélules de magnésium et deux anxiolytiques avant de me recoucher. C’est ce que j’avais de mieux à faire. On est bien sous cette couette... Une chance, il n’y avait plus de chocolat. Plus nulle part. Sinon, c’était l’overdose assurée...

Après la couette, j’ai eu plein de temps pour faire l’inventaire de mes vaisseaux capillaires dans le miroir de la salle de bains : Miroir, gentil miroir, dis-moi que j’ai les plus beaux capillaires du treizième arrondissement... J’ai rempli le lavabo et je me suis aspergé le visage. Mes yeux étaient striés par un réseau bien dense de fines lignes rouges, comme la carte routière de la région parisienne, travaux et bouchons compris... Une précision digne de l’échelle de Richter... Beaucoup de capillaires visibles, ça veut dire beaucoup de fatigue à masquer. Et vice-versa. L’ennui, c’est que si l’on peut facilement se maquiller le tour des yeux, on n’a encore rien inventé pour l’intérieur des pupilles. Restent les verres fumés. Ok, va pour les verres fumés. Va aussi pour une petite robe noire pas trop moulante, mais un peu quand même, avec la fermeture éclair sur le côté, du haut en bas, correct quoi. La bonne moyenne entre Sœur Marie des Anges et Appel au viol...

M’en fous…

Je suis arrivée très en avance chez Christiane. Exprès.

Elle n’était pas encore rentrée de l’aquagym, ce qui me laissait un peu de temps pour trouver mes repères. Daniel était tout content de me voir. Christiane lui avait donné les consignes pour préparer le brunch. Ca avait l’air de l’amuser beaucoup la préparation des tartinettes au saumon pour ces dames... Il m’a dit que le noir m’allait très bien, sauf pour les lunettes, il trouvait ça bizarre, à l’intérieur. J’avais une explication toute prête : La conjonctivite, avec le chlore de la piscine, qui faisait que je n’avais pas pu y aller ce matin. Tout se tenait. Je suis douée !…

Je lui ai donné un coup de main pour la salade de thon. Ma spécialité :

- Tu sais, Daniel, fis-je, au bout d’un moment, je vais mettre la table, comme ça, tu auras le temps de te changer...

Il parut surpris, puis une étincelle de lucidité éclaira son doux regard de molosse assoupi. Il vérifia rapidement sa tenue fétiche : Un survêtement Adidas à trois bandes en Lycra, des chaussettes de tennis blanches à gros liserés rouges et bleus, qui mettaient bien en valeur ses espadrilles, et un sweat shirt « I Love NY », ramené du marché de Vintimille, lors de son voyages de noces sur la côte d’Azur, pas avec Christiane, je parle de sa première femme, une Nicoise bien en chair, d’origine Teutonne, me demandez pas pourquoi ni comment, qui lui avait donné deux superbes enfants, grands, maintenant, et ce sweat shirt diabolique, exprès pour lui casser la baraque auprès des autres nanas.

- T’as raison, fit-il, je vais passer un pantalon.

J’ai soupiré…

Sur ces entrefaites, Christiane est arrivée en boulet de canon. Puis elle a vu que tout était préparé, a respiré, et s’est laissé tomber dans un fauteuil.

- Ouf ! J’suis vannée. Manque d’entraînement... J’ai passé l’âge... C’est quoi ces lunettes de soleil ?

- Pas trop la forme ce matin... Le refrain habituel...

- Aïe... Remarque, quand je t’ai pas vue à la piscine, j’ai compris tout suite. Elle a changé d’avis que je me suis dit… J’allais téléphoner, parce que j’étais sûre que tu t’étais faite porter pâle et puis je me suis dit que je risquais de te réveiller… Fais voir tes yeux... Ah, oui, effectivement... Bon, remets les lunettes, on dira que c’est à cause de la piscine, hier, je ne sais pas...

- J’y avais déjà pensé...

- Et Daniel ? Où il est passé cet apôtre ? Il est levé au moins ?

- Oui, on a tout préparé ensemble, il est allé se changer.

- Se changer ? Pourquoi ? Il s’est sali ?

- Non, non... Juste pour les invités.

- OK, faut que je supervise ça... Je te laisse cinq minutes.

Je parcourus la pièce du regard. Tout était prêt. Les six couverts dressés sur la table basse du salon, les rideaux bien en place, les double-rideaux épais, les canapés confortables, les fauteuils accueillants, le ficus de rigueur et son copain le caoutchouc, les photos des enfants, à différentes époques, dans des cadres posés, le papier peint fleuri avec les aquarelles par en dessus, le porte parapluies, le porte manteaux, le vaisselier de la grand-mère, avec ce côté cosy et reposant des meubles lourds, qui semblent comme enracinés dans la moquette. Tout cela était si différent du désordre aérien de mon repaire...

La télévision trônait au milieu du living, massive et anthracite, tel le monolithe noir dans 2001.

Rêvait-elle ?

La revue des programmes était posée sur le canapé. Je l’ouvris pour jeter un œil. Il y avait des dizaines et des dizaines de chaînes là dedans, avec plein de petits résumés de téléfilms, en trois ou quatre lignes. Il y en avait tellement... Dans celui-ci, lundi, on enquêtait sur une trafiquante d’héroïne, puis on se faisait tirer des chevrotines dans le ventre. Aie…

Dans un autre, un chien déterrait un os humain, et les enquêteurs reconstituaient le squelette. Brrr…

Ici, on venait en aide à la fille d’un agent fédéral assassiné. On coinçait des kidnappeurs d’enfants dans un immeuble sur le point de s’effondrer.

Un vieil homme reconnaissait l’un de ses anciens tortionnaires et le poignardait...

La vache !... C’est l’angoisse... Est-ce qu’il y a autre chose que des films policiers là-dedans ? Que des vieux clones de Maigret en plus ! Merci monsieur Simenon ! Désolés pour les droits d’auteur, vous repasserez… Ils ont fait le casting dans des maisons de retraites ou quoi ?...

Ah, oui ! Mardi : Phoebe cuisine des cookies succulents, ce qui rend Monica folle de jalousie ! Bien. Je préfère.

Une avocate rencontre une famille dont le plus jeune fils vient d’assassiner son épouse. Merde. C’est reparti...

Une femme voit son père, son mari, et ses enfants massacrés sous ses yeux, et prépare sa vengeance. Aglagla... Une jeune fille est égorgée sur un manège dans une fête foraine.

Marc croit à la réincarnation, et prétend qu’il était jadis un indien, et Adeline sa squaw.

Maigret apprend que la sœur de Cécile vient d’être retrouvée décapitée.

Après avoir étranglé sa victime, un triste individu téléphone systématiquement à la police pour réciter un vers de Hamlet.

C’est dingue…

Mais où est-ce qu’ils vont chercher tout ça ?... Ils vont s’attaquer à Sheakespeare après avoir dépouillé le cadavre de Simenon ?

Ah, ici. Mercredi : L’hippocampe, petite perle des océans. Chandler et Phoebe font la tournée des bijouteries.


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