- Ouais, c’est bien, c’est bien, commenta-t-il. Petit, grand, ça dépend si on vit seul ou accompagné... Tu vis seule, je crois ? C’est bien ce que tu m’as dit, Christiane, hein ?
Christiane avala son canapé au fromage de travers, toussa, fit un geste de la main pour s’excuser, puis croisa mon regard. Tout ce que je pouvais produire, c’est un sourire résigné, accompagné d’un léger haussement d’épaules qui signifiait : « Tu vois ce que je t’avais dit... », mais Christiane dût comprendre autre chose. Quelque chose comme : « Maintenant, y en a ras le bol, je suis obligée de lui rentrer dedans... »
Elle me fit « Non » de la tête, avec un regard qui disait « S’il te plaît ! ... », mais je n’eus pas le temps de répondre. D’une manière totalement inattendue, ce fut le cousin Lucien qui mit les pieds dans le plat.
- Hé, Norbert, tu deviens peut-être un peu lourd, là...
- Non, tu crois ? Ajouta Véronique.
C’était gentil, mais pas vraiment efficace. Un Norbert dopé au Ricard n’étant pas du genre à se laisser remonter les bretelles en public...
- Ecoute, gamin, répliqua-t-il, toi tu continues ta sieste, et tu nous laisse causer entre grandes personnes... On cause, quoi ! On fait connaissance, c’est tout, qu’est ce que vous avez à me gonfler tous, là ? Quand on rencontre une femme comme Isabelle, on a envie d’en savoir plus, c’est normal, non ? ...
- Arrête un peu, maintenant, Norbert, s’il te plaît, continua Véronique, fais pas ton numéro avec nous, tu vas devenir ridicule...
- Quel numéro ? Qu’est-ce que tu racontes ? Je fais la conversation, c’est tout ! C’est pas de ma faute si elle est timide ta copine... Ah, et puis foutez-nous la paix ! On cause, avec Isabelle !
Puis se retournant vers moi :
- Non, mais sérieusement, Isabelle, tu vis seule, ok, c’est ta vie, tu en fais ce que tu veux, mais est-ce que c’est un choix, ou est-ce que c’est la vie qui a fait que ?
- En fait, il y a des moments où je me dis que je l’ai échappé belle...
- Ouais, bien sûr... Mais si tu aimes tant les enfants, qu’est-ce que tu attends pour en faire ? C’est le moment, non ?
- J’y pense, fis-je, mais c’est pas si simple... Imagine que je rencontre un gros con, il va chercher à se reproduire...
- Ah d’accord, éclata-t-il, c’est ça ta théorie ! Tous les mecs sont des cons ! Bien sûr ! C’est ce que disent toutes les femmes seules, non ?
- En disant cela, je ne pensais pas à tous les mecs, mais à certains seulement...
- Eh bien moi, je te dis que le célibat, c’est pas naturel. C’est contre nature. Hein, Christiane, Daniel, hein ? J’ai pas raison ?
Daniel hocha la tête, et se replongea dans l’étude de Télé Sept Jours, quant à Christiane, elle pensait que c’était peut-être un peu excessif comme jugement...
J’ai ressenti le besoin de boire de l’alcool. Quelque chose qui me donne un peu de punch. J’ai tendu mon verre quand Véronique a proposé du vin blanc. Elle a paru surprise, puis m’en a versé une bonne rasade. C’était frais, c’était bon. J’en ai pris un deuxième, et le mélange avec les anxiolytiques a commencé à faire son petit remue-ménage dans ma tête à moi... J’ai levé mon verre en direction de Christiane avec un sourire béat et un regard vitreux. Elle m’a fait un petit signe avec la paume de sa main, comme pour dire « Va doucement » Pas de problème. J’avais la pêche ! ... Le verre tremblait juste un petit peu dans ma main, mais je me sentais en pleine forme.
Norbert se versa une autre rasade de Chablis, pour ne pas être en reste, puis continua sur sa lancée :
- Chacun sa vie, fit Norbert, je suis d’accord, mais c’est pareil pour Lucien, et d’autres... Il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre : Qu’est-ce que vous allez faire de votre vie si vous restez seuls ?
J’eus envie de répondre que j’allais m’engager dans une démarche résolument militante, et créer un comité de défense contre les poseurs de questions, pour meubler mon temps libre. Et puis le doute s’est insinué dans mon esprit. La question ne se posait-elle pas ? Que faire de ma vie ? Etait-ce normal de se trouver en permanence face à un avenir débordant de possibles ? Le futur est largement balisé pour les couples, il y a des repères, des contraintes, des projets. Il y a les enfants, l’école, les vacances, les week-ends, les courses à Carrefour, les familles, les maisons, les jardins... Peu de place pour les questions existentielles. Peu de possibles, et donc, forcément, moins d’inquiétudes. Mais quand l’avenir est ainsi tout tracé, le présent est-il encore supportable ? Où se trouve le point d’équilibre ? Est-ce que la solitude donne le vertige ? Ne rends-elle pas mon organisme plus vulnérable aux émotions ? J’ai trop picolé. J’ai le vertige.
Pourquoi moi ?
Je n’avais pas vu Norbert se lever. Il passa derrière moi, posa sa main sur mon épaule et me souffla dans l’oreille :
- Faut te débloquer, cocotte...
J’ai senti mes doigts se crisper sur le verre. Je ne me rendais pas bien compte... J’ai éclaté de rire, le verre a éclaté aussi... J’ai regardé ma main, il y avait une coupure au milieu de la paume, un morceau de verre planté dedans, mais je n’avais pas mal. J’ai dit quelque chose comme « c’est pas grave, c’est pas grave... » je tremblais de partout et je ne pouvais pas m’arrêter de rire. Quelqu’un a dit « pauvre con ! »
Véronique et Christiane m’ont emmenée à la salle de bains pour nettoyer la petite coupure et me coller un pansement.
- Tu veux un cachet ? Demanda Christiane.
- Euh... non-merci, j’ai déjà ma dose...
J’avais une horrible envie de faire pipi...
Quelqu’un a frappé à la porte de la salle de bains, puis une tronche de cake est apparue dans l’ouverture. Norbert. Avec un air péteux. Véronique ne lui laissa pas le loisir d’en placer une :
- Ecoute Norbert, fit-elle en repoussant la porte, fous-nous la paix maintenant ! Va regarder la télé et fous nous la paix !
Voilà une excellente suggestion, pensais-je, un peu tardive, certes, mais excellente au demeurant. La télévision est aussi efficace sur les hommes que ces rubans de papier enduits de colle que nos grands-mères accrochaient au plafond pour attraper les mouches. Un bon match en couleurs et le tour est joué !
- Euh... On devrait aller faire un tour au parc Montsouris, proposa Christiane en vérifiant la bonne tenue du sparadrap dans ma main.
Ce fut inutile de mettre la proposition aux voix. Le besoin de prendre l’air s’imposait, l’assemblée approuva d’un hochement de tête.
Je pris le temps d’aller aux toilettes. Tout mon temps, pour bien laisser retomber la tension. Ca faisait boum boum dans ma poitrine. Les trois compères étaient maintenant scotchés devant un écran vert où s’agitaient plein de petits bonhommes bleus avec des cuisses de rêve... Faudra que je regarde ça d’un peu plus près un de ces jours... Pas aujourd’hui, non, mais un de ces jours...
Personne ne moufta à notre passage, sauf Norbert, mais sa question sur mon état de santé ne reçut pas de réponse.
La porte claqua.
Chapitre 5
Certains jours de semaine, par mauvais temps, tard le soir ou tôt le matin, le Parc Montsouris peut glisser curieusement hors de l’espace, et hors du temps.
Les promeneurs sont rares, quelques passants emmitouflés qui vont et viennent sans lever les yeux, selon un itinéraire précis, répété chaque jour, comme un rituel, ou quelques joggeurs hébétés qui errent entre les pelouses, sous les quolibets ironiques des fantômes de Coluche et d’Audiard.
Dans la lumière de l’hiver, on peut alors s’asseoir dans l’herbe humide et savourer cette petite seconde d’éternité chère à Prévert « Au parc Montsouris, à Paris, à Paris sur la terre, la terre qui est un astre... »
Mais le samedi après-midi, par beau temps, comme aujourd’hui, le rêve cède la place au cauchemar. Des milliers de parisiens colorés et braillards, suivis de près par leurs cousins de Montrouge et de Gentilly, envahissent les allées et les pelouses dans un joyeux vacarme qui transforme le jardin du poète en fête foraine à la sortie du métro le premier jour des soldes.
On a hésité devant l’entrée en avisant la bousculade bariolée... Les jeunes couples en rodage de poussette jouaient des coudes pour faire un chemin à leur progéniture, les marathoniennes en fluo slalomaient entre les tricycles, walkman rivé sur les oreilles, comme pour tenter de tenir le bruit à distance en se saturant les oreilles, les mères énervées par la chaleur et la poussière se défoulaient en hurlant après leur progéniture énervée, ça chahutait aux balançoires, ça rigolait dans les manèges, ça ne bronchait plus sur les poneys… Les vieux assis sur leur banc préféré n’en perdaient pas une miette, comme les pigeons. Jamais sur les pelouses, les vieux, ni les pigeons. On voit moins bien, il y a moins de miettes, et puis à cause des rumathismes, et des problèmes pour se relever à la fin… Les vieux ont abandonné la verdure au grand délire bariolé qui s’étale, un pour se donner l’illusion d’être à la campagne… c’est plein de couples calins, plein de mômes, plein de jeunes filles seules qui lisent des livres allongées dans l’herbe. Des jeunes filles très sérieuses. C’est incroyable ce que ça peut bouquiner une jeune fille seule allongée dans l’herbe… Ces augustes pelouses sont une bénédiction pour les éditeurs… De temps en temps, un gugusse a lunettes de soleil les aborde, faut bien s’occuper le week-end, se fait remballer gentiment, insiste un peu, juste comme ça, pour être bien sûr, puis va réciter son couplet un peu plus loin, sans se presser. Ils connaissent les statistiques les gugusses. Ils savent qu’ils ont environ une chance sur cent pour que ça marche, alors ils tentent cent fois, et plus si nécéssaire, et ça finit toujours par marcher. C’est la mathématique du gugusse… Il n’y a que des jeunes ou des vieux par ici. Pratiquement personne entre deux âges. Il n’y a que ceux qui découvrent, et ceux qui regardent ceux qui découvrent. Les autres se sont lassés, ou n’ont pas encore atteint l’âge. Ils reviendront. On revient toujours.
Les plus malins, ici, à mon avis, c’est les canards. Ils se gavent comme des cochons, et partent se réfugier au milieu du lac, dans l’île, cette jungle interdite aux promeneurs, pour digérer à l’aise les tonnes de mie de pain qu’ils ont incurgitée.
Le lac du parc Montsouris est né dans la douleur, les promeneurs le savent-il ? Le jour de l’inauguration, en pleine cérémonie, il s’est vidé piteusement de ses eaux, à cause d’une défaillance dans le système de conduites. Le responsable des travaux a été tourné en ridicule. Il n’a pas supporté. Il s’est suicidé. Comme Vatel.
Bien au dessus du lac, tout au sommet d’une colonne de pierre, un ange armé d’une épée garde le portail de l’avenue Reille.
« L’ange nous menaçait du haut de sa colonne » Aurait pu dire un Victor Hugo déglingué. Il l’a peut être dit, d’ailleurs, qu’est-ce que j’en sais après tout, il en a tellement dit... Il a dit : « Oui, l’homme sur la terre est un ange à l’essai » Je lui laisse la responsabilité de ces propos… Il a même dit : « Dieu seul est vrai ! Dieu seul est bon ! Ne comptons par sur nous ! Comptons sur lui ! Il faut vivre à genoux ! » Hé oui, c’est lui qui a dit ça… Je sais, c’est pas beau de dénoncer… Il a pondu aussi quelques sentences ineffables du style :
« Tant d’angoisse est empreinte au front des Cénobites !
Je viens de te montrer le gouffre. Tu l’habites ! »
Ca vient de loin, ça, non ? Franchement ? Je ne sais même pas si Bigard aurait osé…
Revenons à nos moutons. A nos anges plutôt. Un jour, je le pressens, l’ange de bronze se mettra en colère. Il pétera les plombs aussi sûrement que le retraité à bout de nerfs qui flingue les adolescents pétaradeurs, à la tombée de la nuit, depuis la fenêtre de son HLM.
Un samedi d’été étouffant, l’ange descendra de sa colonne, l’épée à la main, et il fera le ménage dans la foule abasourdie... Il taillera en pièces tout ce qui bouge, tout ce qui piaille, tout ce qui trottine, tout ce qui transpire, tout ce qui mandge des glaces, tout ce qui balance, tout ce qui manège, tout ce qui roucoule, sauf les pigeons, tout ce qui jacasse, tout ce qui bouquine, tout ce qui ronfle dans le gazon... Hommes, femmes, enfants, canards, caniches ! Pas de prisonniers ! Comme à Azincourt ventredieu ! Puis il achèvera les agonisants, par bonté d’âme, tout de même, c’est un ange, avant d’aller plonger son épée encore tiède dans l’eau sacrée de la cascade, afin de la purifier.
Déployant ses ailes de fer, l’ange décrira alors sept cercles silencieux au-dessus des pelouses sanglantes, tel le condor au-dessus du charnier, l’œil injecté, jusqu’à ce que sa colère enfin s’apaise.
Alors, mais alors seulement, l’ange regagnera le sommet de sa colonne de pierre, où il redeviendra la belle statue de bronze qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.
On diligentera une enquête, on interrogera des suspects, on recherchera des témoins, des mobiles, des indices, on enfermera les survivants à Sainte-Anne, Dieu merci, c’est tout proche ! Un ange vert avec une épée gigantesque ! Mais oui, bien sûr, madame, bien sûr qu’on vous croit ! Tenez, avalez ça, venez, vous avez subi un choc, madame, vous avez besoin de repos...
J’avais envie de faire demi-tour et de rentrer chez moi. Toute cette agitation, ces petits enfants, ça me rappelait le bureau... J’avais chaud. Le vendeur de glaces était ouvert, mais pris d’assaut. Je me sentais vaseuse, à cause de l’alcool, et de toute cette tension accumulée. J’avais envie de m’asseoir dans un endroit tranquille.
- Il y a trop de monde, fis-je, on devrait aller à la cité universitaire...
Ouf ! Elles étaient d’accord.
On a traversé le parc. J’ai jeté un coup d’œil à l’ange en passant sous la colonne de granit. Ca m’a mis mal à l’aise... Soyez prudents ! Si vous entrez dans le jardin par la grande grille de l’avenue Reille, surveillez l’ange, par précaution. S’il vous jette un regard mauvais, suivez le conseil de Prévert, je vous l’ai dit, il connaissait les lieux : « Passez votre chemin comme je passe le mien... »
On a escaladé la colline en prenant les escaliers saturés, sous l’œil des assis, remonté le long du métro, qui chemine en ces lieux entre deux haies de roses, de la poésie pure, contourné la station météo, puis traversé le boulevard Jourdan. C’était nettement plus calme de l’autre côté de la frontière. A côté du happening Montsouriens, la cité universitaire est un havre de paix. Ne le répétez pas. En passant, j’ai jeté un coup d’œil au labyrinthe de buis qui décore la petite placette devant l’entrée de la maison internationale. Il est superbe ce labyrinthe. Il y a deux chênes que j’aime bien à côté, mais finalement, nous avons pu nous installer à l’aise dans la verdure, près des tennis, au pied d’un acacia, là où les touristes ne s’aventurent pas. C’est trop loin des canards... Ici, nous étions à l’abri des colères de l’ange, à cause de ses collègues du dôme de l’église de Gentilly, qui surveillent jalousement leur territoire. Je crois savoir qu’entre eux et lui, il y a comme de l’eau dans le gaz, une vieille querelle à propos d’un commentaire de l’Apocalypse qui a froissé certaines susceptibilités... C’est un sujet qui fâche, l’Apocalypse, dans la petite confrérie des anges de la porte d’Orléans...
A peine assise, Véronique sortit de son sac un paquet de Marlboro tout neuf, le décapsula, et en alluma une. Elle toussa, nous jeta, elle aussi, un regard mauvais, écrasa la cigarette par terre, et rangea le paquet dans son sac.
- Tu refumes ? S’étonna Christiane.
- Je fais ce-que-je-veux !
- C’est pas ça, ça surprend, juste...
- Tu vois pas comment je deviens, je suis énorme ! De toutes façons, je vais arrêter l’aquagym. Je ne veux plus qu’on me voie en maillot de bain.
- C’est ridicule, fit Christiane, tu te fais des idées. Et puis ce n’est certainement pas la meilleure solution...
Véronique répondit qu’il fallait aller expliquer ça à sa balance, s’allongea dans l’herbe, prit une grande respiration, puis se libéra d’une chose qui devait lui peser sur la poitrine depuis un bon moment :
- Je vais le quitter.
Elle avait annoncé la décision comme si elle venait de la prendre dans la seconde. J’avoue que je ne m’y attendais pas, et Christiane non plus, qui m’adressa cette mimique très énervante voulant dire, dans son langage codé : « J’y comprends rien, mais qu’est-ce qui se passe ? »
Je répondis par un haussement d’épaules incrédule. Je comprenais encore moins, mais je me demandais quand même comment une femme pareille avait pu tomber dans les bras d’un individu du type Norbert. Le résultat n’était pas aussi surprenant qu’il en avait l’air...
Comme personne ne savait quoi dire, je me mis à bredouiller des mots d’excuse à propos de ce qui s’était passé tout à l’heure, comme si c’était de ma faute, en disant que j’aurais dû laisser tomber et rentrer chez moi plutôt que de vouloir répliquer à quelqu’un qui avait juste un peu trop picolé, et puis je me rendis compte que cela n’avait pas de rapport. Ce que confirma Véronique :
- Rassures-toi, ça n’a rien à voir, ça vient de beaucoup plus loin que ça...
- Mais, vous n’êtes mariés que depuis cinq ans, fit Christiane en comptant sur ses doigts, ce n’est pas beaucoup, c’est sûrement un mauvais moment à passer, une de ces crises...
- Les crises, elles sont derrière nous, coupa Véronique, maintenant, il faut en tirer les conséquences...
- Et ton fils, reprit Christiane, ton appartement... C’est pas simple, tu sais, une décision comme ça, on peut rarement revenir en arrière si on regrette...
- Je suis sûre que c’est la bonne décision.
- Comme quand tu as arrêté de travailler ? Rajouta perfidement Christiane.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Je veux dire : On ne prend pas ce genre de décision sur un coup de colère...
- Je ne suis pas en colère, mais là je sens que ça vient...
- Est-ce qu’il est au courant ? fis-je, pour couper court.
- Pas encore, mais là aussi, je sens que ça ne va pas tarder...
- Et tu penses qu’il va le prendre comment ?
- Je ne sais pas.
Je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait faire des enfants avec un homme et avoir ensuite envie de le quitter, comme ça, si vite. Comment on pouvait tomber amoureuse d’un type qui paraissait aussi désagréable et suffisant. Comment on pouvait passer de l’amour à la haine, du désir à l’indifférence, d’une vie à une autre. Le manque d’expérience, sans doute le fait de ne m’être jamais trouvée vraiment dans la situation. Jamais encore. Et si ça devait m’arriver ? Tout de même, il y a des raisons de s’inquiéter, de se poser des questions, mais on peut aussi ignorer l’inquiétude, et ne pas se poser de questions. C’est toujours bien au début. Pourquoi se pas se contenter du début puis que rien n’est vraiment prévisible. Le début ne s’écrit pas au futur que je sache. Je ne suis pas une autre, et je n’ai pas de raison de me sentir concernée. Véronique rêvait-elle d’un avenir radieux ? S’est-elle contentée du début ? Est-elle de retour sur terre après avoir brûlé tout le carburant de ses beaux espoirs ? Est-ce Qu’on finit toujours par se retrouver seul quoi qu’on fasse ? L’amour, en rendant aveugle, donne-t-il l’illusion de pouvoir écrire l’avenir ? Est-il raisonnable de placer tous ses espoirs dans le couple ? Est-il raisonnable d’espérer simplement ? « Qu’est-ce que je serais heureux, si j’étais heureux ! » soupire Woody Allen. Mais moi ? En quoi un avenir écrit pourrait-il me rendre heureuse de quelque façon que ce soit ? Dire « Je serai heureuse » n’a pas de sens, pas plus que dire « Je serai malheureuse » Ce ne seront jamais que des hypothèses. Le conditionnel n’est pas mieux. « Je serais heureuse si... » « Je pourrais être heureuse, mais... » et l’on passe sa vie à attendre, à la remorque de ces foutus points de suspension, comme dans cette chanson portugaise, ce Fado, où une femme passe sa vie à, attendre sur une plage le retour de la barque de son amant. Une barque qui ne revient jamais. Une barque noire.
« Je suis heureuse » a un sens. « Je suis malheureuse » aussi. Véronique est malheureuse ici et maintenant, et cela me touche, mais je ne pourrais jamais savoir ce qu’elle ressent réellement. Est-elle malheureuse ou soulagée ? Qu’est-ce que j’en sais ? Elle est seule à pouvoir le dire, en supposant que cela soit communicable...
Je me souvenais des heures passées dans les salles d’attente à espérer je ne sais quelle consolation, je ne sais quelle potion magique, quel élixir... C’est la même chose. Je me fous d’espérer. Je ne dois pas faire de ma vie une salle d’attente. Je ne sais pas où je peux être heureuse, mais je sais quand, et ce n’est déjà pas si mal. Le bonheur n’est pas forcément dans le pré, mais il est forcément dans le présent.
La question que je me posais au début me revint :
- Ecoute Véronique, ne le prend pas mal, mais je ne connaissais pas Norbert avant aujourd’hui, et j’avoue que j’ai du mal à comprendre comment une femme comme toi a pu tomber amoureuse d’un type comme lui...
Cela la fit sourire.
- Qu’est-ce que tu entends par : « Une femme comme moi » ?
- Je veux dire une femme intelligente, sensible, cultivée, bien élevée, généreuse, attentive aux autres, sobre, élégante, bref, tout le contraire de celui que je viens de rencontrer.
- Ne sois pas trop aimable... Je n’ai pas que des qualités. Il n’était pas du tout comme ça quand je l’ai rencontré. C’était un étudiant brillant, un peu timide, intelligent, je le trouvais plutôt calme et gentil. Il me faisait rire. Je ne sais plus rire. Et puis il était beau. Toujours ce côté midinette à la gomme. Je suis tombée amoureuse, comme tu dis, c’était pas difficile, c’était ce que je voulais. Et je l’ai aimé, vraiment. J’étais certaine que je finirais ma vie avec lui. Pas le moindre doute. Je n’ai pas le sentiment de m’être trompée. C’était vrai quand je le croyais. Aucun regret. Ca aurait été dommage de ne pas vivre ça. Un gamin magnifique en plus ! Avec qui j’aurais pu le faire ? C’était vraiment le bonheur. C’est du passé, c’est tout.
Christiane enfila ses gros sabots d’enquêtrice :
- Tu as rencontré quelqu’un d’autre ?
- S’il te plaît... J’ai d’autres choses en tête en ce moment, tu vois...
- J’essaie de comprendre... Ca aurait pu, après tout, ça peut arriver...
- Non, ça ne peut pas arriver. Pas en ce moment.
- Qu’est-ce qui a fait basculer les choses, demandai-je, pour poser la question d’une autre façon.
Véronique hésita. Pas mal de choses devaient se bousculer dans sa tête depuis quelques jours, avec des neurones qui se croisaient les yeux pour faire le tri... Elle arracha quelques brins d’herbe, haussa les épaules, et finit par répondre :
- Je crois que c’est quand il a commencé à gagner de l’argent, il y a deux ans. Beaucoup d’argent, en fait. Ses collègues n’arrêtaient pas de lui dire qu’il était le plus beau, qu’il était le meilleur, qu’il allait bouffer tout le monde. Et il le croyait. Ils l’ont remonté à bloc, ils ont remodelé son mental. A son insu, peut-être, en le laissant croire que c’était lui qui menait le jeu. Il a changé très vite. Sa tête a enflé comme un ballon, il est devenu cynique, arrogant, méprisant. Il a acheté pour lui-même une de ces berlines tape-à-l’œil qu’il prétendait refiler à ces abrutis de clients. Et puis ce sont ses collègues qu’il a commencé à mépriser. Des nases, qu’il fallait éjecter au plus vite. Il voulait leur marcher sur la tête, écraser les cafards, les flinguer comme on fait au paint-ball, dans les stages de motivation, mais là, à balles réelles.
- Tu n’as pas essayé de rectifier le tir, quand tu as vu la tournure que cela prenait.
- Je n’ai pas réagi tout de suite. Ce n’est qu’avec le recul que j’ai compris ce qui s’était passé. Et puis, le moment était un peu euphorique. On a acheté cet appartement magnifique, les vacances à l’île Maurice, les restaurants de luxe... Ca a pas mal de bons côtés, l’argent, c’est confortable, ça sécurise... Un jour, il a perdu une grosse somme en jouant au poker. Quinze mille euros. Il n’a pas pu me le cacher, ça faisait une tache sur le relevé bancaire. Je ne l’ai pas cru. Il n’était pas joueur, il n’y avait aucune raison qu’il fasse ça. J’ai cru qu’il avait claqué ce fric avec une nana. On a eu notre première dispute sévère. Et d’autres, pour tout et n’importe quoi. J’avais un doute, maintenant, et je sentais qu’il se méfiait de moi. Une page était tournée, plus rien ne pourrait être comme avant. Je ne supportais pas cette espèce de caricature qu’il était en train de devenir, et il ne supportait le mépris que je commençais à afficher pour ce fric qui était en train de nous séparer. Je lui ai dit que j’en avais rien à foutre de son fric, que j’attendais autre chose de lui. Il n’écoutait plus ce que je lui disais.
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