Patrick Micheletti



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- Il y a deux ans, fit remarquer Christiane, c’est à ce moment là que tu as cessé de travailler...

- Il m’a joué un sale tour, mais comme pour le reste, j’ai réagi trop tard. J’étais prof de Français à Montaigne. J’adorais ce métier. C’était vraiment une vocation. J’avais des seconde et des première. Il a réussi à me persuader d’arrêter. Pour que je m’occupe de mon fils, disait-il, pour en avoir un autre, peut-être un troisième. Je ne voulais pas, mais il n’a pas lâché le morceau. Il disait que je pourrais me mettre enfin à écrire, il savait que ça me trottait dans la tête depuis un moment. Je n’avais jamais trouvé le temps. Ecrire, m’occuper des enfants, j’ai fini par céder. Je suis restée à la maison.

- En fait, fis-je, il t’a placée dans une situation où tu es devenue totalement dépendante de lui sur le plan matériel. Tu ne pouvais plus dire que tu te foutais de son argent...

- Bien observé. Même la dernière des gourdes aurait compris ça avant moi... Quand je me suis rendu compte que j’avais fait une erreur, nos relations se sont encore dégradées. J’étais nerveuse, irritable, je m’ennuyais. Je ne parvenais pas à écrire, et quand j’y parvenais, je savais que c’était mauvais. J’étais bien placée pour le savoir... Lui picolait de plus en plus sec, sortait des nuits entières, criait sans cesse après Frédéric. Il n’était plus question de second enfant. On ne se retrouvait que par intermittences, comme pour se rassurer, pour se forcer à croire que tout n’était pas encore perdu.

- Tu penses qu’il t’a trompée, insista Christiane, la malheureuse prenant visiblement son cas pour une généralité...

- Ca m’étonnerait... Qu’il ait eu la tentation, je dis pas, mais il me craint trop, et puis, d’une certaine manière, je crois qu’il m’aime. En plus, il a goûté deux ou trois fois à ma soupe au lait, et il a appris à se méfier. Un jour, j’ai réussi à le traîner au théâtre, pour voir Médée. Il est venu surtout à cause d’Isabelle, pas toi, Huppert. Il ricanait au début, mais beaucoup moins à la fin. A la sortie, je lui ai expliqué que ce qu’il venait de voir, c’était de la rigolade à côté de ce qui lui arriverait si un jour il s’avisait de me faire du mal. Il peut toujours rouler des mécaniques, je sais qu’il a enregistré le message...

- Femme au foyer, pourtant, ça doit aussi avoir ses bons côtés, intervint Christiane, je crois que je me laisserais tenter, moi...

- C’est ce que je me suis dit au début, continua Véronique, je faisais plein de projets, je pensais à ces futurs enfants, je remettais à plus tard... Et puis rapidement, je me suis sentie comme posée sur des rails. Les jours se sont mis à passer, puis les semaines, les week-ends, les vacances... Tout devenait prévisible. La vie passait, mais rien ne se passait. Je n’avais qu’envie de sortir de cet appartement, et de sortir de moi-même.

- Tu n’as pas tenté de continuer à écrire.

- Cela me rendait malade. Je n’avais pas ce que je voulais, et en plus maintenant, j’avais ce que je ne voulais pas. Je ressentais des symptômes d’enfermement et d’angoisse, je ne voulais pas, en plus, m’enfermer dans l’écriture. J’ai commencé à mal dormir, à faire des cauchemars, j’étais tout le temps fatiguée, bon, bref, je crois que vous savez de quoi je veux parler...

Nous savions.

- Tu sais, fis-je, la vie de célibataire présente aussi un certain nombre d’inconvénients...

- Peut-être, je ne sais pas, je ne l’ai jamais vécue, mais c’est une vie ouverte, il y a tout un éventail de possibles... Ce qui me casse le moral, c’est cette impression d’appartenir à quelqu’un, cette impression que tout est écrit d ‘avance, qu’il ne va plus rien se passer. La vieille fille, c’est moi. J’ai abdiqué ma personnalité. Je ne peux pas me résoudre à cette idée. Je suis sûre que ma vie peut être différente. Elle l’était quand je travaillais. Je peux l’inventer, je n’ai que vingt-huit ans, c’est rien du tout... En fait, je crois que j’en ai marre de la vie de couple. J’en ai marre de reproches, des calculs, des sous-entendus, des petites concessions, des petites disputes, des petits mensonges... Tout est petit...

- Tu exagères, fit Christiane, il y a quand même pas mal de couples heureux, regarde, autour de nous, il y en plein le parc Montsouris !

- Je sais, je les vois. J’étais au milieu d’eux il n’y a pas si longtemps. Je l’ai vécu, je sais que c’est possible...

- Je crois que tu n’as jamais vécu seule ? Demandai-je. Tu n’as pas peur de la solitude.

- D’abord, j’annonce que je n’ai aucunement l’intention de faire retraite au couvent des oiseaux. Et d’une. Ensuite, la solitude, j’y ai quand même un peu goûté, d’une certaine façon... J’ai découvert une solitude que tu ne connais pas encore, Isabelle, la solitude de la femme mariée au foyer. Je ne savais pas que ça existait. Je me suis trouvée un peu comme quand on prend une route que l’on ne connaît pas, et que l’on se retrouve dans une impasse. On cherche l’issue, on tourne en rond, on perd son temps, et puis on s’aperçoit qu’il ne reste plus qu’à faire demi-tour...

Ca me faisait bizarre d’entendre un discours pareil. Moi qui rêvais sans le dire de cette paisible relation solide et rangée des voitures. Etre un peu sur les rails, justement, et ne pas me lever tous les matins avec cet éventail de possibles à la main, pour en faire quoi, hein ? Pour me faire du vent ? Pour m’aérer le cerveau où je ne sais quoi d’autre ? Qu’est ce que j’en ai à faire des possibles ? Encore des choses qu’il faut attendre et espérer ? J’ai déjà dit tout le bien que je pensais des hypothèses et des boules de cristal... Balivernes. Non. Mais que ferais-je sans les possibles ? Voyons, comme ça, juste pour rire : Je me réveille le matin, et hop ! Tous les possibles ont disparu ! Sous le lit, les possibles, qu’ils aillent donc tenir compagnie aux moutons et aux acariens ! Je me réveille donc, et il y a ce grand type nu et bronzé juste à côté de moi sous les draps. Il sourit. Il est heureux d’être avec moi, parce que lui aussi, il en fait son aise, des possibles. Il me serre très fort dans ses bras et m’embrasse tendrement, comme tous les matins. Tous les matins présents, passés et à venir, puis il me demande si j’ai bien dormi, si j’ai fait de beaux rêves... Bien sûr que j’ai fait de beaux rêves, comme toutes les nuits ! Il n’y a pas d’autres rêves possibles... Puis il se lève, Dios mios ! Il a vraiment de très jolies fesses ! Toujours les mêmes tous les matins, mais on ne s’en lasse pas... Des fesses pas possibles... Il va préparer le petit déjeuner, forcément, pas besoin de le dire, c’est sa semaine... La semaine prochaine, ce sera moi, et ainsi de suite, toutes les semaines de l’année. Pas possible de faire autrement. Puis nous dégusterons nos tartines en nous regardant tendrement, des tartines avec du beurre et de la confiture, mais oui madame ! On va se gêner, tiens ! Le ventre plat, la taille de guêpe ? Pour plaire à qui ? Vous voyez des possibles, vous, par ici ? On refera les plans pour le prochain week-end. On les a déjà faits, mais on les refera quand même. Au cas ou. Et puis on refera aussi ceux des prochaines vacances tant qu’on y est. Pour être bien sûrs. On ne sait jamais : Si un possible venait à se glisser dans l’engrenage... On se fera la bise et on se dira à ce soir. Il me demandera si je veux aller au cinéma, puisque c’est vendredi. Je dirai : Oui, c’est possible.

Ah le pied ! Le pied que se serait ! Pas toute la vie, bien sûr, mais juste quelques jours, comme ça, ou quelques semaines, sur les rails, comme une bonne vieille locomotive. Gabin aux manettes ! Chéri : mets une casquette pas propre s’il te plaît, joue-moi « La bête humaine » ! Qu’est-ce que ce serait bien, bon Dieu, qu’est-ce que ce serait bien ! ... C’est possible, non ? J’y ai droit, moi aussi... Y a pas de raisons ! C’est vrai, quoi ! Y en a marre d’entendre autour de soi toutes ces histoires de couples qui explosent, ou qui implosent, comme ces téléviseurs à force de diffuser toujours les mêmes programmes... Vous savez pourquoi les téléviseurs implosent ? C’est parce qu’il y a à l’intérieur un gros tube dans lequel on a fait le vide. Eh bien les couples, c’est pareil : Quand il y a trop de vide à l’intérieur, pouf ! Ca implose. Parfois ça fait du bruit en implosant, et tout le monde peut profiter du spectacle. Parfois, ça continue vaille que vaille, parce qu’il le faut bien, et ça implose discrètement, dans du coton, en préservant les apparences, comme doit le faire tout couple qui se respecte.

Hubert dit qu’il existe une infinité d’univers possibles, mais il dit aussi qu’un univers possible n’est pas nécessairement fertile. Hubert est un sage…

Il y a quatre ans, j’étais jeune et stupide. J’ai eu une relation de six mois avec un homme marié. Il n’arrêtait pas de me raconter ses déboires conjugaux, ses disputes avec sa femme, la toiture du pavillon, la pelouse à tondre, les poux dans la tête des enfants à l’école, les week-ends chez les beaux-parents, à se regarder en chiens de faïence... A vous dégoûter une bonne fois pour toutes de la vie de couple. Et moi je l’écoutais, je vous l’ai dit, j’étais jeune et stupide. J’aurais dû lui clouer le bec et lui intimer l’ordre de me foutre la paix avec ses jérémiades. Mais moi je l’écoutais. Ca lui faisait du bien d’en parler, j’avais l’impression d’être utile, ça me rendait importante. A l’évidence, ça ne pouvait arriver qu’aux autres ce genre de choses, ils gâchaient tout par manque d’intelligence, j’étais plus maline que ça, moi... Et puis je me disais aussi que de la sorte, ça se présentait plutôt bien pour moi, je vous l’ai dit, j’étais stupide...

Un jour au restaurant, juste avant le dessert, il a longuement tripoté sa petite cuillère, puis il m’a dit qu’il valait mieux arrêter, que sa femme se doutait de quelque chose, qu’il n’en dormait plus de la nuit, que se serait une catastrophe pour les enfants... Je croyais tout ce qu’il me disait. Je voulais juste que ça dure encore un peu, le temps de trouver une solution. Et puis il a fait changer son numéro de portable, et il n’est pas revenu. Je me suis dit que sans doute je l’avais échappé belle...

- Tu ne devrais pas laisser tomber l’aquagym, fit Christiane, ni les copines. Surtout en ce moment...

- Je sais, répliqua Véronique sur le ton de l’agacement, je prends du poids, je sais, j’ai des bourrelets, je sais, j’ai du bide, je sais, je m’en fous, j’ai faim, il faut que je mange, faut que je sorte, faut que j’aille au cinéma, sinon je pète les plombs...

- Le ventre c’est normal, se risqua Christiane, toutes les femmes en ont un peu, même les mannequins, c’est anatomique...

- Et ta petite sœur, elle est anatomique ?

- Ah c’est trop fort, ça ! on essaie d’être gentilles avec toi et tout de suite madame monte sur ses grands chevaux...

- Je ne veux pas qu’on soit gentille avec moi ! Je ne veux pas qu’on m’appelle « madame » ! Je veux des Miko à la vanille ! Je suis sûre qu’il y a un marchand de glaces dans le parc... Marre de l’aquagym, marre des brunches ! De toutes façons, vous voyez bien que ça dégénère nos petites sauteries de vieilles copines. On a passé l’âge... Il y en a qui commencent à me gonfler avec leurs « mon mariiiii », ma salle de bains, mes double-rideaux, ma cuisine Vogica... Qu’elles y restent dans leurs cuisines Vogica à la fin, et qu’on n’en parle plus... je vous demande pardon…

Il y avait pire, mais je préférais ne pas en parler pour ne pas jeter de l’huile sur le feu. Depuis quelques temps, j’avais remarqué au fil de nous réunions amicales que certaines filles ayant, pour diverses raisons, abandonné toute perspective de vie commune avec un homme, et frustrées de sentir leurs meilleures copines leur échapper pour aller vivre leur vie de couple, tentaient par des moyens insidieux, de débaucher les hésitantes, pour faire éclater les couples, et préserver ou reconstituer le bon vieux cercle des copines, seule bouée de sauvetage encore visible, dans la solitude qui menaçait. Elles instillaient dans les esprits malléables un poison à base de chantage affectif et de lourds sous-entendus sur les vices des hommes et les désagréments assurés de la vie de couple. Un poison efficace et subtil, qui faisait lentement son chemin dans les têtes...

- Pas très encourageant, tout cela, constata Christiane, avec cet air de chien battu qu’elle maîtrisait à la perfection, et pourtant, le cousin Lucien, il est pas si mal, non ? N’est-ce pas Isabelle ?

- Tu veux dire qu’il est possible ? Je ne sais pas. Peut-être. Il n’y a pas photo entre les deux cousins, mais pour le reste...

- C’est ça, fais l’innocente... Tu buvais littéralement ses paroles et lui, il t’a déshabillé du regard au moins dix sept fois d’affilée...

- J’avais bu, j’avais envie de boire. Lui aussi. C’est pour cela qu’il avait du mal à défaire les boutons... J’aime bien son accent. C’est comme un rayon de soleil. Il y a du soleil dans son regard et dans son sourire, aussi... Qu’est-ce que je raconte moi, je suis complètement pétée... De quoi parlait-on ?…

- Si par extraordinaire il te faisait une proposition malhonnête, qu’est-ce que tu répondrais ?

Comme je ne répondais pas et que je me contentais de sourire ridiculement en me laissant bercer par les vapeurs du vin blanc, Véronique reprit la parole :

- Attendez un peu les filles, pas d’emballement... Vous allez dire que je suis dans ma journée rabat-joie, c’est vrai, j’y suis, mais je connais un peu Isabelle, et je crois qu’il vaut mieux qu’elle sache tout de suite que le cousin Lucien, politiquement parlant, il se situe plutôt franchement à droite, si tu vois ce que je veux dire.

Il y eut un silence. Ce n’était pas un ange qui passait, c’était autre chose… J’ai regardé le dôme de l’église de Gentilly pour vérifier. Les anges, ils étaient toujours là haut à prier pour les motards inconscients qui jouent leur vie sur le périphérique, et à surveiller les pigeons qui se posaient sur la toiture. On entendait le ron-ron familier et délétère du boulevard. Quelque chose d’invisible approchait en faisant trembler le sol sous nos fesses, comme le tyrannosaure dans Jurrasic Park.

- L’année dernière, continuait Véronique, il a quitté le Front National pour s’en aller militer dans un parti de chasseurs traditionalistes, chasse pêche et je ne sais plus quoi. Il trouvait les camarades du front trop mous sur la défense des chasseurs et des aficionados. Il adore la corrida. Il dit que c’est la chose qui lui manquera le plus à Paris. Avec la chasse. Je sais qu’il a manifesté aussi avec des petits groupuscules pas nets contre l’avortement et pour le rétablissement de la peine de mort...

Chaque mot venait à la rencontre de mon plexus comme un coup de poing, mais ça ne me faisait pas mal. J’étais anesthésiée à la fois par le Chablis et par l’évidence palpable de ma profonde naïveté. J’ai pensé à cette histoire pas vraiment drôle que Pierre Palmade raconte avec l’accent provençal. L’histoire de la gentilleu petiteu Mireilleu, qui garde ses mignonnes chevretteus dans la garrigeu, et qui cueille le thym, et le romarin, de ses petites mimines innocenteus, en compagnie de ses amis, les papillons multicolores, sous le soleil radieux qui darde ses rayons... Un jour, dans la garrigeu, son chemin innocent croise celui d’un sale bonhommeu, qui la séduit hypocritement, la viole dans toutes les positions, je vous épargneu les détails horribleus, puis la force à le suivre à la villeu, laissant ses pauvres chèvres abandonnées, et il la met sur le trottoir et la force à se prostituer pour lui le salaud ! Tout cela pour vous dire, messieurs-dames, que c’est pas forcément le joli accent qui fait les jolies histoires...

J’avais ma dose pour la journée. Ma dose sur la fiabilité des apparences, ma dose sur le miroir aux alouettes, ma dose d’adrénaline et de mal aux cheveux. J’avais envie de rentrer chez moi en piétinant toutes les plates-bandes du bas-quatorzième.

J’ai raccompagné mes bonnes copines chez Véronique. Elle s’est encore excusée pour l’attitude de Norbert. Je lui ai dit de ne pas s’en faire, que c’était moi qui m’excusait, comme une idiote. Ca m’avancerait à quoi de lui en vouloir à mort ? A me ronger les sangs dans mon for intérieur ? Il s’en foutait complètement de mes états d’âme, le Norbert, à peu près autant que je me foutais des siens. Je lui ai accordé mon absolution par procuration, et tant que j’y étais, je me suis absoute moi-même pour toutes mes niaiseries passées présentes et à venir. J’ai passé l’éponge sur l’ardoise.

J’ai fait des bises et j’ai distribué consolations et encouragements. Non. J’ai pas dit « Bon courage, les filles », mais je le pensais tellement fort, que ça devait se lire sur mon visage.

Quand elles se furent éloignées, je sortis de son fourreau la grande épée que je portais à la taille. Elle scintillait dans la lumière. J’avais vraiment mal à la tête… J’ai vérifié le tranchant de sa lame en la faisant glisser sur la peau de la paume de ma main, juste au dessus du sparadrap, une ancienne blessure... Une goutte de sang a coulé, je l’ai essuyée sur le mur. J’ai remis l’épée dans son fourreau, j’ai serré les dents jusqu’à les sentir grincer dans ma bouche, et j’ai repris le chemin du parc Montsouris.

J’avais rendez-vous avec un Ange.

Chapitre 6

Cette fois, je suis arrivée en retard à la consultation, mais ce n’était pas grave. Le médecin n’était pas là. Une urgence, probablement, ou une maîtresse un peu collante, ou les deux, allez savoir…

La secrétaire me fit remarquer mon retard, comme ça, juste par méchanceté, puis elle me posa les questions rituelles, tout en gardant un œil rivé à la télévision, qui diffusait une de ces séries américaines dégoulinante de dentifrice et de parfum de supermarché.

Nom, prénom, âge, adresse, sécu : Isabelle Fontaine, vingt-cinq ans, rue des cinq diamants, Paris, butte aux cailles, puis une série de chiffres qui commençait par deux. Le chiffre Un, c’est pour les hommes et c’est normal, ils sont arrivés les premiers aux guichets de la sécurité sociale. Pour une urgence. Une histoire de côte cassée, ou quelque chose comme ça…

Elle me tendit un questionnaire, « à remplir avec soin », précisa-t-elle, et à remettre au médecin, puis elle se replongea dans la contemplation du défilé de brushings sur le petit écran.

Dans la salle d’attente, il n’y avait que deux personnes, ce qui me surprit un peu, car j’avais dû patienter deux mois pour obtenir ce rendez-vous, et je pensais qu’il y aurait affluence…

Une fois assise, j’ai fait le tour du propriétaire.

Ah ! Il y avait une reproduction d’une estampe japonaise au mur. Une de la série des trente-six vues du mont Fuji. La plus célèbre. La vague.

Une immense vague bleue écumante de rage, qui déferlait au dessus de deux malheureuses barques de pêcheurs. La vague semblait vivante. On aurait dit une bête furieuse, toutes griffes dehors, prête à déchiqueter sa proie. Le temps semblait comme suspendu. Le destin des pêcheurs serait scellé dans la seconde suivante. Il y avait deux possibles. Soit les bons génies du mont Fuji viendraient à leur secours et ils auraient la vie sauve, soit ils mourraient, engloutis par la vague. Une des plus belles choses jamais dessinée par une main humaine. La main d’Hokusaï.

Il y avait aussi une jeune fille en face de moi, à peu près de mon âge, et à peu près de ma mine… Elle était rousse, mais pas du genre incendiaire, plutôt du genre éteint à l’heure présente, sauf son regard, d’un vert profond, qui me troubla. Elle me rendit mon sourire, avec ce léger tremblement de la lèvre supérieure, si familier… Pas de doute possible : on était dans le même bateau…

A droite, près de la fenêtre, il y avait un homme plongé dans la lecture du Figaro Magazine. Un petit rougeaud moustachu, le cheveu gras mi-long, sanglé dans un costume pied-de poule trop étroit. En façade rez-de-chaussée, il exposait de remarquables socquettes blanches a liserés rouges et bleus, qui mettaient en valeur ses énormes mollets poilus. Il avait certainement remarqué ma présence, mais il ne semblait pas intéressé. Monsieur est difficile ?

D’habitude, quand je rentre dans une pièce, les hommes jettent un coup d’œil, plus ou moins appuyé, selon les cas, juste comme ça, pour évaluer la marchandise, pour estimer leurs chances, au cas où, que sais-je encore, mais là, rien. Le bide total. C’est limite vexant…

La jeune fille d’en face me proposa son stylo, et nous échangeâmes quelques politesses. Elle avait terminé son questionnaire, il était temps que je commence le mien…

C’était comme les tests qui fleurissent l’été dans les magazines féminins. Quarante questions auxquelles on pouvait répondre oui, non, parfois… On compte les points à la fin, et on vous donne le décodage, comme ça, vous savez si vous êtes une vraie garce, une belle salope, une chieuse de première, une maîtresse idéale, une sainte nitouche, une oie blanche, ou un authentique mauvais coup. Il paraît que les femmes adorent ça, et que les hommes les remplissent en cachette. Des fois, j’ai du mal à me situer…

Quarante questions courtes et pointues comme des aiguilles, de celles qui font mal à chaque fois que l’on répond oui.

- Ressentez-vous de la fatigue ? Oui, Aïe !

- Une espèce de boule dans la gorge ? Oui, Aïe !

- Des vertiges ? Oui, Aïe !

- Des palpitations ? Oui, Aïe !

Et ainsi de suite, jusqu’à la fin des haricots… Le grand Quizz de la petite misère. Le catalogue de la Redoutable. La liste des commissions, quand on se traîne jusqu’au supermarché, rayon surgelés, pour remplir son caddie d’états d’âme… Bref : Ils voulaient savoir si j’étais fatiguée, nerveuse, anxieuse, dépressive, irritable, frigide, engourdie des membres, oppressée, souffreteuse… Si j’avais des palpitations, des nausées, des troubles de l’équilibre, des crampes d’estomac, des verrues plantaires… Et ma vie sexuelle dans tout ça ? Est-ce qu’ils y ont pensé, à ma vie sexuelle ? Ah oui, c’est la dernière question, tout à la fin… Ouf !

J’ai hésité.

D’abord, j’ai eu la tentation de répondre oui à tout, puis non à tout, et oui seulement pour la frigidité et les verrues …

Voyez, Docteur, c’est ça mon problème… Je pète la santé ! Jogging tous les matins, restau tous les soirs, jamais de cauchemars, jamais mal au dos, jamais de règles douloureuses, docteur, jamais ! En plus, je bouffe ce que je veux et je prends pas un gramme, lalalère ! Je suis bourrée de fric, et j’ai appris récemment que des messieurs très bien sous tous rapports s’étaient battus en duel pour avoir le privilège de porter mon sac lors de mon parcours de golf dominical… Mais voilà, docteur, je suis frigide comme la Vénus de Milo, et j’ai des verrues plein les fesses… C’est ça mon problème…

C’était tentant, mais je ne connaissais pas ce médecin, et je ne pouvais pas préjuger de son sens de l’humour… Et puis j’avais beau faire la maline, j’étais venue pour me faire soigner, pas pour délirer, même si c’était un peu ma petite thérapie à moi…

Finalement, je remplis le questionnaire sans rechigner, avec application. J’avais « oui » ou « parfois » à presque tout, sans tricher. Trente-six sur quarante. Au lycée, ça m’aurait fait du dix-huit sur vingt. Ca devait être difficile à battre… A moins d’être en phase terminale.

Je rendis le stylo à ma voisine en lui demandant à voix basse :

- Et vous, combien ?

- Vingt-neuf, me fit-elle, avec un sourire triste, et un petit haussement d’épaule.

Vingt-neuf ? Une débutante, sans doute…

Elle était vraiment jolie, mais diaphane, un peu comme une Adjani d’il y a longtemps, ou une Huppert, à la grande époque. Un minois pâlichon, des mèches courtes et rousses tout autour, de grands yeux verts, et des taches de rousseur. Sa bouche restait entr’ouverte, et sa lèvre supérieure ne cessait pas de trembler doucement, ce qui n’était pas grave. C’était juste un signe de reconnaissance.

- Ca va ? Demandais-je bêtement. La lèvre supérieure se mit à trembler un peu plus vite.

- Pas trop, je suis un peu… fatiguée.

- C’est la première fois que vous venez ?

- Oui.


- Moi aussi.

- C’est une amie qui m’a conseillé de venir, continua-t-elle, elle va beaucoup mieux depuis…


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